TOUT EST DIT

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dimanche 15 novembre 2009

Les coulisses du Dictionnaire de l'Académie française

Reportage au cœur du service qui travaille pourles académiciens à la rédaction du prestigieux ouvrage.

Ambiance studieuse, calme, et cette impression d'entrer sur la pointe des pieds dans un atelier de haute couture où des petites mains s'affaireraient. Sauf qu'ici on ne fabrique pas des robes rares, mais c'est tout comme : on prépare le Dictionnaire de l'Académie française ; les mots sont définis avec la même lenteur et exigence artisanales : ainsi la huitième édition a-t-elle nécessité cinquante-sept années de gestation. Le premier dictionnaire a été publié en 1694 : l'Académie s'acquittait ainsi de la mission définie dans ses statuts originels qui est de fixer les règles de la langue française pour la rendre plus pure et plus claire. La neuvième édition du dictionnaire, en cours depuis 1992, s'arrête à la lettre «P» (1). Il faudra donc attendre encore pour connaître les définitions des termes commençant par «R» et suivants. Les immortels ont l'éternité devant eux. Sous la Coupole, il est plus difficile d'élire un mot qu'un nouveau membre.

Quai de Conti, dans des bureaux de l'Institut de France, loin des fastes de la Coupole, dix personnes sont plongées dans les livres, elles échangent des notes, vérifient une étymologie, c'est «le service du Dictionnaire» : il est composé d'agrégés de lettres classiques ou modernes, de grammairiens, de lexicographes, de philosophes et d'historiens, la plupart sont détachés de l'Éducation nationale. Leur travail quotidien consiste à préparer la séance hebdoma­daire du jeudi matin, celle qui va décider - ou non - d'adopter une définition ou un sens nouveau. Une chose saute aux yeux : ces hommes et ces femmes illustreraient bien le mot «vocation».

Celle de ces dix érudits a partie liée avec le travail et la discrétion. Jouant un rôle considérable, ils n'apparaissent nulle part. «Sans eux, je ne sais pas comment nous y arriverions. J'ai de l'admiration pour tous les membres de ce service. C'est un rouage essentiel de l'Académie française, le cœur du système. Ils travaillent pour la gloire de la langue française !» affirme Hélène Carrère d'Encausse, le secrétaire perpétuel. Le sérieux de leur travail n'exclut pas la passion.

Avant d'être présenté à ladite commission, chaque mot, chaque sens est disséqué par le service. Le processus est long. «Nous remontons aux sources de l'usage, dit Patrick Vannier, l'un des dix spécialistes : c'est un important travail de vérification, nous ne nous fions qu'à l'autorité de la chose écrite pour retrouver où le mot a été imprimé pour la première fois, dans quel sens premier…» Le système de lecture croisée qu'ils ont mis en place permet qu'au moins trois ou quatre personnes apportent leur regard.

Ni «pin's» ni «bravitude»

Ici, contrairement au Larousse ou au Petit Robert qui admettent chaque année pas moins de 400 termes nouveaux, un mot met du temps à se faire adopter. Le seul critère qui prédomine, c'est le bon usage d'une langue commune à plusieurs centaines de millions de francophones à travers le monde. Le Dictionnaire de l'Académie française est l'ouvrage de référence. Pas question d'être tendance à tout prix, de courir après les néologismes quand un terme existe déjà pour désigner la même chose ou la même idée. On a beau faire dans la haute couture, on ne succombera pas à la mode. Maurice Druon ne disait-il pas «le langage subit des modes saisonnières. Des expressions nées de la dernière pluie s'en iront avec la sécheresse suivante» ? Si «bravitude» est entré dans le Larousse, ce néologisme usé après un semestre ne sera évidemment pas admis Quai de Conti. Vous n'y trouverez pas non plus «pin's» - on a oublié à quel point l'objet avait envahi les années 1980, puis a pratiquement disparu. Par expérience, les dix permanents, comme les immortels, cherchent à deviner ce que sera «l'espérance de vie» d'un mot, selon l'expression d'Agnès Oster. «Pour qu'il ait une chance d'être retenu, il faut qu'il ait fait ses preuves dans la durée», explique-t-elle. Une dizaine d'années - au moins - est nécessaire, parfois plus. Pour toutes ces raisons, le dictionnaire de l'Académie recense 35 000 termes environ, quand le Petit Robert affiche fièrement sur sa couverture 60 000 mots et 300 000 sens.

Une fois le travail de préparation effectué, c'est au tour des douze académiciens de la commission du dictionnaire de débattre du sort des mots. Deux ou trois personnes du «service» sont également présentes à la séance. «Les débats sont animés et passionnants, il faut souvent plusieurs tours pour qu'un mot soit désigné», souligne Hélène Carrère d'Encausse.

Le duc de Castries a rapporté au sujet des séances du dictionnaire l'anecdote suivante. Alors qu'on travaillait au mot «mitrailleuse», le maréchal Joffre fut tiré de sa sieste et prié d'apporter au sujet sa science de militaire : «C'est une sorte de fusil qui fait pan, pan, pan», se borna-t-il à dire, avant de refermer les paupières.

3 000 à 3 500 courriers par an

Aujourd'hui, le groupe est plus dynamique. La commission démarre à 9 h 30, tous les jeudis matin. Une heure environ est consacrée aux nombreuses terminologies envoyées par les ministères. L'objectif est de trouver des équivalents français aux vocables anglais largement usités dans de nombreux domaines d'activité. Les recommandations des douze sont ensuite inscrites au Journal officiel. Le «service», qui prépare également cette partie pour les publications techniques officielles, doit s'intéresser aux secteurs les plus variés : le bâtiment, la chimie, le nucléaire, la haute technologie… «C'est un moment extraordinaire, les termes sont parfois accompagnés de dessins explicatifs. On en apprend des choses !» raconte, en souriant, Hélène Carrère d'Encausse. L'Académie tire profit de ces débats pour nourrir son ouvrage et l'élargir à la culture technique et scientifique.

À 10 h 30, c'est la «pause Romilly», du nom de l'helléniste Jacqueline de Romilly qui a institué le rituel : un petit quart d'heure de relâche, de bavardages et de café. «C'est particulièrement nécessaire après la séance de termes techniques…», explique le secrétaire perpétuel.

Reprise des débats à 10 h 45, pile. On n'admet pas de retard. Le reste de la matinée est consacrée au dictionnaire, et rien qu'au dictionnaire. Les académiciens peuvent passer deux heures sur une définition. Généralement, l'accord se fait aisément. En cas de divergences, on vote et le terme est adopté, comme une loi au Parlement. On emporte aussi chez soi des «devoirs de vacances», les deux heures d'échanges suffisent rarement. Une fois le travail terminé, la compagnie s'en va déjeuner et, souvent, les discussions se poursuivent autour d'une bonne table, celle de l'Académie.

Une autre partie du travail de ce service du dictionnaire mérite d'être racontée tant elle est étonnante. «Nous recevons 3 000 à 3 500 courriers par an qui nous interrogent sur la langue française. Ce qui est amusant, c'est le nombre d'élèves qui nous envoient leurs devoirs de français à faire !» révèle Agnès Oster. «Beaucoup de personnes nous proposent des néologismes. Signe des temps, certaines se renseignent pour savoir si, éventuellement, elles pourraient toucher des droits d'auteur au cas où l'on accepterait ce mot…», ajoute Patrick Vannier. Tous deux sont tout de même heureux de constater que de nombreuses demandes émanent de l'étranger. Et, surtout, ils parlent «de découvertes, d'émerveillements, et d'étonnements». «On est loin d'être une institution sclérosée», disent-ils.

Derrière ce travail de bénédictin, en apparence technique et réservé aux seuls puristes, se cache un véritable enjeu politique. Hélène Carrère d'Encausse en est consciente, comme ses confrères. L'Académie se trouve au cœur de la plupart des débats actuels : l'identité nationale, la réforme de l'orthographe, la domination de Google, la langue des brevets européens… Sur toutes ces questions, la compagnie - avec parfois le concours du service du dictionnaire - sait qu'elle a son mot à dire, et une position à prendre. D'ailleurs, elle ne va pas s'en priver à l'occasion de sa séance publique annuelle de rentrée, le 3 décembre prochain. «La langue est notre socle commun», tient à affirmer le secrétaire perpétuel.

(1) Le Dictionnaire de l'Académie française est disponible dans une version mise à jour jusqu'au mot «plébéien» sur le site Internet www.academie-francaise.fr. Il existe une édition de poche en deux volumes coédités par Fayard et L'Imprimerie nationale (volume 1 : de A à Enzyme, 1200 pages, 35 € ; volume 2 : de Eocène à Mappemonde, 1244 pages, 30 €). Un troisième tome, jusqu'à la lettre «r» sera mis sous presse à la fin de l'année 2010. Un cédérom est également en vente.

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