Selon Jean-Marc Lech, coprésident d'Ipsos, qui multiplie les études d'opinion, la crise transforme radicalement la société. Dans son rapport avec la politique, la consommation et même dans le regard que les citoyens portent sur eux-mêmes.
Les valeurs des Français ont-elles substantiellement changé avec la crise?
Oui. On peut dire que la crise a cristallisé le changement de manière forte et durable, et l'on ne reviendra plus en arrière. Elle a tout bonnement amené les Français à constater qu'ils n'ont plus de respect pour l'autorité : qu'elle soit politique, entrepreneuriale, médiatique ou publicitaire. Car une autorité qui n'obtient pas de résultats est une autorité qui perd sa légitimité. Mais cette crise est ancienne. Elle trouve ses origines après la fin des Trente Glorieuses: dès ce moment, la promesse politique se heurte à la carence du résultat.
Une personne grimée en Nicolas Sarkozy porte une pancarte 'Bonjour, Casse-toi pauvre con', lors d'une manifestation à l'appel du Parti communiste 'pour la revalorisation du pouvoir d'achat' et l'augmentation des salaires et pensions, le 27 septembre 2008 à Paris.
Une personne grimée en Nicolas Sarkozy porte une pancarte 'Bonjour, Casse-toi pauvre con', lors d'une manifestation à l'appel du Parti communiste 'pour la revalorisation du pouvoir d'achat' et l'augmentation des salaires et pensions, le 27 septembre 2008 à Paris.
Comment se traduit cette défiance vis-à-vis de l'autorité?
De différentes manières. C'est l'abstention massive en politique, la consommation de produits libérés de leurs marques en économie ou le téléchargement gratuit à outrance sur Internet. Cette défiance se manifeste également par la montée des contestations sur la Toile : Internet est devenu une gigantesque machine à comparer les prix et à débattre. Nous avons donc là le reflet d'une société qui, n'attendant plus rien de l'autorité, assume son dérèglement sans culpabilité et multiplie les gestes de désobéissance civile. Conclusion : l'image d'un pays en rébellion, d'une communauté de citoyens quasi délinquante à certains égards, et adepte d'un système D extrêmement amplifié. Nous sommes entrés dans le règne de la démocratie déceptive.
En quoi Internet, en cette période de crise, joue-t-il un rôle particulier?
Quelques données d'abord. La France est le quatrième pays de blogueurs au monde, derrière les Etats-Unis, la Chine et le Japon : nous sommes 9 millions ! Autre progression spectaculaire : nous sommes passés de 12 à 17 millions de foyers ayant Internet entre 2007 et 2008. Il arrive désormais d'acheter en ligne à 80 % des Français ! Autant dire que le cerveau est devenu un moteur de recherche. On peut tout comparer, d'où la question du vrai prix : il n'existe plus. L'impact sur le comportement est également considérable. Dans le cadre de nos études, on a réuni des gens qui téléchargeaient de manière illicite et des gens qui ne le faisaient pas. Les seconds prenaient des notes ! On assiste ainsi à une appropriation individuelle d'une forme de liberté. Au fond, on en a rêvé en 68, Internet, sur fond de crise, l'a fait !
Quel sentiment domine aujourd'hui dans la société?
L'estime de soi. En apprenant à faire des efforts, en coupant dans leurs dépenses comme jamais, en acceptant certaines restrictions drastiques dans leurs habitudes de consommation, les Français ont augmenté l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes. C'est très palpable à travers les études que nous faisons (voir aussi page 102).
Cela protège-t-il d'un mouvement de colère ou de révolte?
Naturellement. La manière avec laquelle les Français gèrent cette crise, en s'y adaptant tant que bien que mal, grâce à la mise en place d'un système proche de la débrouille, les éloigne d'une perspective révolutionnaire.
Jusqu'à quel point l'image de Nicolas Sarkozy, qui a beaucoup reposé sur l'autorité, est-elle durablement atteinte?
La période bling-bling, qui voyait Nicolas Sarkozy s'exprimer sans tabou -il a, en quelque sorte, essayé de liquider son surmoi-, a naturellement fait des dégâts et cassé sa popularité. Une popularité qu'il n'a pas vraiment restructurée depuis, parce qu'il a été rattrapé par sa promesse de résultats. Son impopularité lui est intolérable; les Français, qui le jugent actif et courageux, ne le rejettent pas, mais cela ne suffit pas pour qu'ils lui disent merci.
Est-ce qu'il regagnera de la popularité s'il retrouve du résultat ? Je ne le crois pas, parce que les Français sont convaincus que l'on ne renouera pas de sitôt avec de la croissance significative et des résultats. Aussi et plus profondément, l'idée selon laquelle la politique est quelque chose qui fabrique des promesses et que l'on peut y adhérer sans crainte est sans doute quelque chose de révolu.
L'élection présidentielle de 2007 avait suscité un vrai engouement, après de longues années d'indifférence, voire d'hostilité envers l'action publique. La cassure avec la politique est-elle cette fois définitive?
On s'éloigne de toutes les institutions et l'on promène un regard nostalgique sur le passé, sur "les années Caddy", qui permettaient de faire ses courses sans penser au porte-monnaie. C'est pour cette raison que Jacques Chirac est en tête dans les sondages de popularité. Nous sommes dans une société devenue définitivement infidèle à l'égard des modes de consommation comme de la politique.
Tout cela rend beaucoup plus compliquée la régulation de la démocratie et du capitalisme, qui reposent sur des réflexes de fidélité de longue date. Or quelque chose s'est structurellement déréglé, cassé, avec la crise. Les patrons de grandes entreprises, le marché, les leaders politiques, tous se trompent quand ils affirment que l'on retrouvera les rythmes et les cycles d'avant la crise : ce ne sera pas le cas, parce que les citoyens ont pris leur destin en main et n'obéissent plus qu'à eux-mêmes, persuadés que toutes les autorités sont là pour les rouler.
Comment l'offre politique peut-elle se réorganiser dans cette situation?
D'abord, quand on demande sur qui compter pour sortir de la crise, les personnes que nous sondons répondent: "Moi-même", et l'autorité politique arrive en dernier. Ensuite, il faut constater que l'offre politique se structurait jusqu'à présent sur l'idée qu'un leader travaillait pour les gens. Désormais, le leader devra travailler avec les gens. En les écoutant, pour commencer. Barack Obama ne dit jamais "je", mais "nous". Ségolène Royal en avait eu l'intuition avec la démocratie participative, mais elle a perdu et n'arrive pas à redémarrer le moteur. D'autant qu'elle a décrédibilisé ce qu'elle avait elle-même dit. Elle a aujourd'hui gâché sa chance.
Comment les responsables politiques dans leur ensemble peuvent-ils ne pas gâcher leur dernière chance?
On va être dans une France du carnaval, avec une multiplication de petits groupes qui décident de "s'éclater". Les gens récupèrent de la gaieté en transgressant. Les hommes politiques vont-ils comprendre qu'il faut être tolérant avec la transgression, donc avec certaines formes de désobéissance? C'est extrêmement difficile pour une autorité, en l'occurrence politique. Elle ne retrouvera pas de la légitimité en réprimant ces formes de transgression. Les gens sont d'ailleurs persuadés que les responsables eux-mêmes transgressent: les patrons avec l'argent, les hommes politiques avec leurs promesses, etc.
Pourquoi la gauche ne tire-t-elle aucun profit politique de la crise?
La question qui se pose à la gauche, c'est celle de son avenir si les gens sont de plus en plus egocentrés. De plus, son discours sur la redistribution est peu adapté quand les caisses sont vides - une donnée qui n'a pas échappé aux Français ! D'ailleurs, selon nos enquêtes, depuis trois mois, les gens s'intéressent d'abord à l'emploi et non au pouvoir d'achat.
François Bayrou est-il fini?
Non. Ces européennes sont des élections spasmodiques. Les mouvements enregistrés s'annulent dès le scrutin suivant. Peut-être François Bayrou réussira-t-il à tirer comme leçon de sa fin de campagne qu'il doit gagner en modestie. Il a trop vite cru que c'était arrivé.
lundi 15 juin 2009
"Les Français ne respectent plus l'autorité"
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