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mercredi 20 mars 2013

Enchaîner le Léviathan

Enchaîner le Léviathan



Pour tous les lecteurs qui gardent un souvenir un peu vague de leurs cours de philo, il n'est peut-être pas inutile de rappeler ce qu'est le Léviathan. "Nom d'un animal monstrueux de la mythologie phénicienne, évoqué par la Bible, lit-on dans le dictionnaire de l'Académie française, devenu nom commun et pris comme symbole d'une puissance démesurée, notamment en parlant d'un État omnipotent. Titre célèbre : le Léviathan, de Thomas Hobbes (1651)."
Trois siècles et demi plus tard, la métaphore de l'État inventée par le philosophe anglais n'a rien perdu de son actualité. La Franceincarne aujourd'hui magnifiquement la figure du Léviathan parmi les grandes nations industrialisées. C'est-à-dire d'un État tentaculaire, qui se mêle de tout, en premier lieu de la vie économique où sa toute-puissance se mesure par le niveau record de ses dépenses et de ses impôts.
Nul besoin d'être philosophe ou économiste pour le vérifier. Il suffit de fréquenter les bistrots, d'y entendre les consommateurs se plaindre de la hausse des taxes sur la bière, le tabac, le gazole, de l'augmentation du nombre des radars et du tarif des PV. Il suffit d'aller dans les dîners mondains, d'y entendre les convives se lamenter du rabotage du quotient familial, de la suppression des aides pour les emplois à domicile, etc.
Il suffit surtout de lire les rapports de la Cour des comptes : avec 65 milliards d'euros de hausse depuis 2011, les prélèvements obligatoires atteindront en France cette année 46,3 % du PIB, du jamais-vu, alors qu'ils se situaient à 30,6 % du PIB en 1960. Même évolution "léviathanesque" du côté des dépenses publiques. Alors qu'elles représentaient 10 % du PIB il y a un siècle, elles atteindront 57 % en 2013. Bref, jamais le poids de l'État dans la vie économique n'a été aussi grand qu'aujourd'hui. Jamais le Léviathan n'a eu le ventre aussi rebondi.
"La menace du Léviathan fiscal". C'est la formule qu'avait employée, au début des années 70, le prix Nobel d'économie James M.Buchanan (disparu en début d'année à l'âge de 93 ans dans l'indifférence générale). Il ne parlait pas en vérité de la France, mais des démocraties occidentales en général, pour lesquelles il avait prédit, de façon géniale et prémonitoire, l'explosion parallèle des dépenses et de la dette publiques. "Même dans les meilleures conditions, le fonctionnement du processus démocratique engendre des excès budgétaires. Historiquement, l'État a crû à un taux qui ne pourra pas se maintenir longtemps."
Autant le dire : la théorie du "choix public" (Public Choice) élaborée par Buchanan, visant à éclairer le fonctionnement de l'État en utilisant les outils de la science économique, est, par son cynisme, totalement déprimante. Que dit-elle ? Que les dirigeants politiques (et les fonctionnaires), contrairement à ce qu'ils passent leur temps à essayer de nous faire croire, n'agissent pas en fonction de l'intérêt général - l'État bienveillant est une "vision romantique", disait Buchanan -, mais en fonction de leur intérêt personnel. Exactement de la même façon que les pires capitalistes. L'homo politicus et l'homo economicus fonctionnent avec les mêmes motivations "égoïstes". À travers l'action publique, les dirigeants politiques cherchent avant tout à "maximiser leur propre bien-être" (qui est moins l'attrait de l'argent et du profit que le goût du pouvoir, le besoin d'être aimé, la griserie de haranguer les foules ou l'ivresse de passer à la télé, etc.).
Leur objectif principal étant d'être élu ou réélu, les dirigeants d'un pays démocratique ont une propension naturelle à augmenter les dépenses publiques pour séduire les électeurs, gagner le pouvoir ou s'y maintenir. De préférence en les finançant par l'emprunt, puisque les générations futures, à qui incombera la tâche de les rembourser, elles, ne votent pas. D'où le recours non plus occasionnel, comme le préconisait Keynes, mais permanent aux déficits et l'explosion, in fine, des dettes publiques. La dette publique des économies avancées représentait 35 % de leur PIB en 1975, elle en représente aujourd'hui plus de 100 %. Il y a quarante ans, et bien avant la règle d'or, Buchanan était déjà favorable à l'interdiction "constitutionnelle" du déficit budgétaire, seul moyen selon lui d'empêcher le laxisme des gouvernements, seul moyen d'"enchaîner le Léviathan".
Sa théorie du "choix public" permet de mieux comprendre pourquoi les dirigeants français, de gauche comme de droite, ont sans cesse maintenu les finances publiques en déficit depuis le milieu des années 70. Pas du tout pour augmenter le bien-être de la collectivité, mais dans l'espoir d'assurer leur réélection. Elle permettrait aussi de mieux comprendre pour quelles raisons M. Hollande a été contraint, pendant la campagne, de taire la réalité de la crise et des efforts de redressement à accomplir pour gagner la présidentielle. Pour quelles raisons, enfin, le gouvernement de M. Ayrault a préféré jusqu'à présent essayer de réduire les déficits en taxant les riches et les entreprises, ce qui touche moins son électorat que de couper dans les dépenses publiques. Mais quand les intérêts politiques du parti au pouvoir et les besoins économiques de la collectivité divergent à ce point, c'est le pays entier, selon la thèse de Buchanan, qui se retrouve en danger. "La démocratie peut devenir son propre Léviathan", a-t-il prévenu.

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