TOUT EST DIT

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samedi 12 mai 2012

Paradoxe : la démocratie grecque n'a jamais été aussi forte que depuis que la crise l'a régénéréeA

Les résultats des législatives grecques ont médusé l'Europe entière. L'entrée de partis extrémistes au Parlement pose des questions sur le positionnement politique des deux principaux partis, qui ont été désavoués, ainsi que sur l'état d'esprit du peuple grec qui vit la crise de plein fouet.
Pour comprendre les choix de l’électorat grec, il faut comprendre l’esprit et la tonalité affective des Grecs ces derniers mois. Comparer le climat social à Weimar serait à la fois peu et trop dire. Je me suis trouvé à Athènes pendant la semaine des élections et j’ai vécu jour après jour la pulsion de la rue, j’ai écouté les orateurs et démagogues dans l’agora, j’ai assisté aux assemblées spontanées dans les places publiques et observé en silence les rassemblements des groupuscules extrémistes se préparant à la guerre.
La rue est rarement un mauvais témoin : les bars et les cafés ouverts nuit et jour, la fête jusqu’à l’aube, les cinémas et les théâtres remplis, les places de quartier animées par des gens qui refusent de se rendre chez eux de peur de manquer quelque grand événement. Partout de petites ventes de livres qui suscitent les discussions philosophiques les plus improbables entre amateurs qui en achèteraient si seulement ils avaient un rond ! La rue ne parle que politique, les passions communes étant de nouveau enflammées.
Je n’ai pas vraiment revu cela depuis les années quatre-vingt quand, gamin, j’assistais à des véritables bagarres de rue entre la droite conservatrice et les socialistes d’Andreas Papandreou. Entre temps, les passions se sont apaisées, les tensions politiques ayant cédé la place aux calculs d’intérêt. L’insignifiance gagna la Grèce progressivement, les gens votaient pour les socialistes, les communistes ou la droite par tradition, souvent par intérêt corporatif et surtout par ennui. Les gouvernements se succédaient, les époques changeaient sans que le corps national soit piqué à vif par une question majeure capable de l’exciter et lui rendre de nouveau la vie. Pour le dire d’un mot du dix-neuvième, le corps politique fut énervé, épuisé par les faux excitants des mass-médias et de la société de consommation qui s’emparèrent de la Grèce socialiste trente ans durant.
Mais ce mois de mai quelque chose a changé : un vrai dilemme piqua comme une guêpe le corps de la nation. La question pro ou contra le mémorandum imposé par les créanciers du pays par l’intermédiaire de la Troïka (EE, BCE et FMI) a réveillé le géant endormi par les sirènes de la mondialisation et de l’européanisation que l’on appelle peuple national. Si les médias internationaux s’inquiètent des dangers que court désormais la démocratie à Athènes, je les rassure : la démocratie hellénique n’a jamais été aussi forte, aussi puissante, aussi jeune et aussi vive qu’aujourd’hui. 
Nicolas Machiavel posa la question de savoir si les troubles sociaux perpétuels que connut Rome furent néfastes pour la République. Il a argumenté qu’au contraire, ils furent salvateurs constituant un moteur puissant d’amélioration des institutions. De ce point de vue, la physionomie du nouveau Parlement hellénique rend leur valeur politique authentique aux discordes sociales et nationales. Elle réalise une réforme des institutions politiques les orientant vers l’intérêt des classes ouvrières et les intérêts de la nation. Le fait de la chute du pouvoir électoral des partis traditionnels au profit des partis jusqu’à aujourd’hui mineurs marque un tournant de l’unité émotionnelle que présente l’État. Les deux partis n’expriment plus une véritable opposition par rapport à la question nationale pro ou contra le mémorandum, pour ou contre un modèle unique d’existence nationale, celui du paria de l’Europe et de l’esclave d’une politique allemande punitive pour un crime jamais commis.
Si seulement il y avait à la tête du parti de droite un Constantin Karamanlis, ce géant politique, symbole de la liberté démocratique équivalent au Général De Gaulle, pour dire aux Grecs qu’il faut des sacrifices pour que la Grèce devienne plus forte au sein d’une Europe forte, capable de transformer la douleur actuelle en prospérité pour les générations à venir ; si seulement il y avait à la tête du parti socialiste un Andreas Papandreou, l’orateur socialiste imparable qui a succédé à Karamanlis, pour leur dire qu’il faut désobéir, assumer l’indépendance et courir le risque de retrouver la fierté nationale ; alors, le bipartisme serait toujours triomphant assurant une stabilité politique au pays. Mais la réalité est tout autre : les partis pro continuent d’ignorer la réalité et la profondeur de l’opposition et les partis contra refusent d’assumer la responsabilité de leur choix. Mais la prise de conscience ne tardera guère. La voie de la restructuration du système des partis actuels et leur réorientation par rapport à la question de l’avenir de la nation est désormais ouverte. 
C’est dans le sens de l’émergence de la nation comme recentrage des forces et des passions politiques et sociales qu’il faut comprendre l’émergence des néo-nazis de l’Aube Dorée (Chryssi Augi) et leur entrée au parlement : quand la nation redevient le problème politique, il est compréhensible de voir la présence des groupuscules qui posent la distinction nationaliste par excellence, celle entre les Grecs et les non Grecs, ayant comme référence symbolique les partis fascistes de l’époque où la nation dominait l’avant-scène politique, à savoir les années de l’entre deux guerres. Ignorer la question de la nation, telle qu’elle se pose à travers la réelle opposition entre forces pro et contra, en invoquant le sens unique de la voie européenne des larmes sans lendemain, fut l’erreur fatale de la classe politique dominante. Et quand l’élite supposée savoir ne la pose pas, l’émotion et la sagesse pratique populaires la posent avec plus d’acuité que jamais.


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