TOUT EST DIT

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mardi 6 juillet 2010

Il est légitime d'être interrogé sur les valeurs de la fonction publique

Une partie des très émérites membres du jury de l'agrégation de philosophie menace de démissionner si l'année prochaine l'épreuve orale "Agir en fonctionnaire de l'Etat et de façon éthique et responsable" est maintenue dans les épreuves de recrutement au concours d'enseignant !

Ce coup d'éclat, qui émeut beaucoup moins les foules que le coup de gueule d'un footballeur amateur de rap, a de quoi sérieusement nous inquiéter sur l'avenir du service public de l'éducation.
Ce positionnement d'une partie de la communauté universitaire et enseignante s'inscrit dans le sillage de l'appel "Non au contrôle de moralité des futurs enseignants", qui assimile cette épreuve à "un certificat de bonne moralité aux contours opaques et flous" qui n'a pas sa place dans des concours de recrutement "qui ne sauraient évaluer que les aptitudes disciplinaires et pédagogiques des candidats".

L'évaluation de cette compétence n'est pas nouvelle. Elle se trouvait déjà dans les référentiels des concours précédant la réforme de la formation des enseignants. Mais jusque-là personne ne s'était ému d'une telle exigence.

Lisons attentivement la définition qui en est donnée dans l'annexe de l'arrêté du 19 décembre 2006. Il n'est aucunement question de "bonne moralité". Cette compétence désignerait plutôt ce qui relève de la déontologie du métier et plus largement de la déontologie de tout fonctionnaire d'Etat. Si nous énumérons les valeurs et les attitudes requises : le respect de la dignité de tout homme, le respect de la liberté d'opinion, l'objectivité, la laïcité, la neutralité... nous retrouvons les grands principes qui fondent le statut actuel de la fonction publique, principes inspirés de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, portés au préambule de notre Constitution.

Par ailleurs, il n'est nullement choquant qu'un enseignant, fonctionnaire d'Etat, se doive de connaître le système éducatif, les institutions qui définissent et mettent en oeuvre la politique éducative de la nation, ainsi que les grands principes du droit de la fonction publique et du code de l'éducation. Bien au contraire. Les enseignants sont destinés par leur métier à participer activement à la vie de la cité.

Ce n'est qu'en étant lui-même un enseignant citoyen, connaissant ses droits et ses obligations, que tout enseignant pourra garantir à cette cité cette liberté des consciences réclamée par les signataires de la pétition.

Il n'est donc en aucune façon question de morale et de "contrôle des consciences", bien au contraire. Il ne s'agit pas ici d'évaluer la capacité d'un enseignant à transmettre un savoir particulier, mais il s'agit d'évaluer sa capacité à éduquer, à former un homme dans sa totalité et un citoyen éclairé. L'instruction dans sa dimension humaniste est indissociable d'un projet d'émancipation. Seuls des fonctionnaires d'Etat, au service de l'intérêt général, et bénéficiant d'un statut protecteur, peuvent garantir la réalisation d'un tel projet.

Dans le contexte actuel du démantèlement du service public de l'éducation et de la marchandisation de l'école, on doit se féliciter de l'existence d'un tel statut. Car contrairement à ce que l'on pourrait penser, parce qu'ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, les enseignants du service public et les enseignants du secteur privé ne font pas tout à fait le même métier. Comment expliquer une telle dérive dans l'interprétation d'un texte aussi peu ambigu ? Deux facteurs peuvent expliquer un tel aveuglement.

Aujourd'hui, nous assistons à un repli disciplinaire des enseignants, repli que nous pourrions interpréter davantage comme une attitude de survie dans un système éducatif qui ne joue plus son rôle en matière de réussite scolaire et de cohésion sociale, que comme un parti pris de départ. Même si, ensuite, ce positionnement se trouve une justification idéologique.

Ce repli se traduit par une instrumentalisation des savoirs : les élèves empilent des connaissances disciplinaires et des techniques dans des objectifs de très court terme, sans être capables pour autant de se les approprier dans un projet personnel. Cela se traduit également par un retour à des pratiques pédagogiques fondées sur le respect de l'autorité et de la tradition. On peut craindre qu'avec les réformes en cours, les restrictions budgétaires qui accroissent la difficulté du métier, cette tendance de repli ne fasse que s'accentuer.

Nous sommes également face à une montée de l'individualisme qui se traduit par une affirmation du moi et de la valeur de la conscience individuelle comme seul critère décisif de l'action. Lorsque les pétitionnaires dénoncent le contrôle des consciences, ce qu'ils dénoncent, c'est la limitation qui pourrait être posée à leur liberté en tant qu'individus porteurs d'intérêts particuliers.

Ils ne se positionnent pas en tant que fonctionnaires ayant en charge l'intérêt commun. Il ne leur vient pas à l'esprit que l'exercice de toute liberté individuelle nécessite au préalable la construction d'un espace commun, d'un vivre-ensemble, que la fonction publique, et plus particulièrement l'éducation nationale, non seulement contribue à construire, mais institue.

Nous en arrivons donc à ce paradoxe qui caractérise nos démocraties post-modernes, paradoxe que nous rencontrons dans des lieux aussi inattendus qu'un jury d'agrégation : ce qui prévaut désormais dans la sphère publique, ce n'est plus la politique, mais la morale, ce n'est plus la construction du "nous" et du lien social, mais l'affirmation du "moi".

A cause de la signification progressiste du statut de la fonction publique tel qu'il avait été élaboré à la Libération, alors que la société française était dans une dynamique de construction collective, ensuite amélioré par le ministre communiste Anicet Le Pors, ce statut devient opaque, voire incompréhensible à ceux qui auront en charge le devenir de la nation.

Lorsque des enseignants fonctionnaires demandent l'alignement du service public sur le secteur privé, nous pouvons donc être très inquiets.

Aline Louangvannasy, professeure de philosophie

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