Cette bonne vieille vérité que l'on croyait venue à bout des mythologies, des chimères, des idéologies, vaut désormais moins qu'une incantation de chanteur ou un boniment d'actrice.
La France est un pays étrange, sécularisé, dans lequel la vieille morale bourgeoise a été quasi éradiquée, mais où il semble régner plus que jamais la distinction entre les observations qui ont le droit de cité et celles qui en sont bannies. Comme dans les vieilles familles, "toutes les vérités n'y sont pas bonnes à dire". Ne parlons pas de la Vérité, notion définitivement absurde, mais de ces petites vérités reposant sur des faits établis, sans doute partielles, mais toujours préférables au doigt mouillé ou à la profession de foi.
Dans la France de 2010, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) sanctionne une chaîne, Canal Plus, pour avoir retransmis les propos du journaliste polémiste Eric Zemmour. Ce dernier a prétendu dans l'émission "Salut les Terriens" : "Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c'est un fait." La deuxième partie de la phrase est aussitôt critiquée. Aussitôt, l'employeur principal de l'impétrant le convie à un entretien préalable au licenciement. Un avocat général célèbre, Philippe Bilger, qui le soutient sur son blog, est aussitôt convoqué par le procureur général. Le monde médiatique s'en émeut, s'en offusque.
Au contraire, une grande partie du public s'offusque que l'on s'offusque. Sur les blogs qui traitent de l'"affaire", nombre d'internautes dénoncent ce qu'ils estiment être une atteinte à la liberté d'expression. Devant l'afflux des commentaires, et parfois leurs excès, les blogs décident les uns après les autres de fermer le robinet à paroles. Devant l'abondance du courrier des lecteurs, la convocation de Zemmour est annulée.
ÉLITE ÉCLAIRÉE FACE À UN POLÉMISTE ET UN PEUPLE VULGAIRES ?
Pour peu que l'on se renseigne sans a priori, il n'est pourtant pas absurde de penser que le propos sur "la plupart des trafiquants" est fondé. En 2007, journaliste au Point, j'avais tenté de révéler "ces statistiques qui dérangent". Après avoir compulsé des liasses de notes de synthèse de la direction centrale de la sécurité publique et de la direction centrale de la police judiciaire, j'avais estimé que 60 à 70 % des crimes et délits en France sont commis par des enfants de l'immigration africaine ou nord-africaine. Comme la délinquance est, au moins en partie, corrélée avec la relégation sociale ou culturelle, la statistique n'épuise pas la réalité, et surtout ne justifie pas l'excès de contrôles policiers. Mais le chiffre correspond (de manière plus ou moins pertinente) à un fait.
Toutes proportions gardées, un fait journalistique se reconnaît à la manière dont Karl Popper reconnaît une vérité scientifique. C'est une proposition réfutable sur le principe, qui n'a pas encore été réfutée. Des indices (la perception directe, les témoignages, les documents) permettent d'établir une vérité, qui sera récusée si d'autres indices me font changer de vérité. La croyance, religieuse ou politique, n'est en revanche pas réfutable. Elle est un choix, qui dépend de ma volonté plus que des indices.
Que préfère le monde médiatique ? Il est très intéressant de constater que les faits bruts avancés par Zemmour ont plus choqué dans le Landerneau que des opinions pour le coup très contestables. Ainsi le polémiste avait-il clamé que les entreprises avaient le "droit" de discriminer les Noirs et les Arabes. Que par "le droit" il ait entendu que la discrimination était "légitime" ou "légale", c'était soit scandaleux soit faux. A l'aune des réactions, ces assertions sans fondement étaient semble-t-il moins dérangeantes qu'une réalité toute crue.
Bien entendu la vérité est multiple, lointaine, profonde, même avec une "subjectivité désintéressée" comme la prônait Hubert Beuve-Méry. Mais avec l'occultation d'une réalité, d'un chiffre, d'un fait, même parcellaire, et l'interdiction d'en débattre, commence l'abolition de l'honnêteté et de l'idée même de vrai et de faux. Le plus étrange, en France, c'est qu'une vérité dérange plus que bien des inepties (ou les mensonges caractérisés qui prolifèrent impunément dans la vie politique).
Qui s'attache aujourd'hui à distinguer simplement le vrai du faux ? La vérité est sans doute une construction du réel, puisqu'elle repose sur un choix immanquablement subjectif de faits, mais elle ne souffre pas la négation du réel, ni la récusation des faits gênants. Ce devrait être le rôle premier des journalistes, de collecter tous les indices possibles pour comprendre le monde et la société, plutôt que de s'instituer en clercs proférant un prêchi-prêcha "responsable" et "moral". Si les journalistes s'avisaient seulement de lever le voile sur la réalité, peut-être seraient-ils plus populaires.
Autant que la crise économique, la défaite de la vérité, et son corollaire, la crise de la liberté d'expression, exaspèrent les Français. Sur certains sujets, le peuple (lecteurs et électeurs) ne supporte plus les leçons administrées par nos clercs autoproclamés. Sur l'immigration, la délinquance, la mondialisation, l'Europe, les communautarismes, les conflits d'intérêt, etc., les Français demandent que les médias leur disent la vérité (c'est-à-dire des vérités qui peuvent être différentes en fonction des lignes éditoriales), au lieu de s'évertuer à empêcher la révélation de faits bruts.
Il est absurde de s'étonner de la "dépression" française. Sans tomber dans la psychologie de bazar, tout corps social dont l'expression est retenue, auquel le déni de réalité est imposé, finit rongé de l'intérieur.
Une fois les éléments sur la place publique, les Français sont assez intelligents pour réfléchir. Quiconque pense le contraire doit proposer aussitôt l'établissement d'un despotisme éclairé à la place de la démocratie.
Etonnant paradoxe. L'humoriste de France Inter Stéphane Guillon peut raconter n'importe quoi, décrire untel en nazi et telle autre en "petit pot à tabac", il peut user d'une rhétorique déshumanisante, animalière, tracer des portraits diffamatoires sans se renseigner un instant sur la réalité de ce qu'il prétend "caricaturer", il passe pour un parangon de la liberté d'expression.
Tout est autorisé au divertissement, même les pires insinuations. L'air du temps spectaculaire préfère la méchanceté infondée au souci de l'exactitude.
Sur son blog, Brice Couturier, l'animateur de l'émission "Du grain à moudre", sur France culture, écrit à raison que la gauche bobo est désormais "bimi" : bien intentionnée, mal informée. On pourrait ajouter que la droite l'est autant. Il n'est point besoin d'avoir lu La Fabrique du consentement, de Noam Chomsky et Edward Herman, sur "la propagande médiatique en démocratie", pour savoir qu'en adeptes du "deux poids deux mesures", les médias peuvent colporter des intérêts particuliers, qu'ils soient nationaux, particuliers, ou de classe, sous couvert d'une doctrine de bonnes intentions.
QUE FAIRE ?
Mettre fin, immédiatement, à la traque du "dérapage" dans nos journaux. Vous avez remarqué ? Pour peu que l'on s'écarte de la pensée en ligne droite, c'est le "dérapage". Ceux qui sortent de la route doivent recevoir une leçon, pour l'exemple. Qu'ils votent "non" sur un traité constitutionnel européen, qu'ils soient favorables à une réflexion sur le protectionnisme, que le métissage général ne soit pas leur seul horizon politique, qu'ils dénoncent des conflits d'intérêt dans la société, ils doivent être remis dans le droit chemin. Ou éliminés dans le bas fossé du débat.
Dommage, car comme disait Gandhi, la vérité est "dure comme le diamant et fragile comme la fleur de pêcher". Plutôt que de nous aiguiller tels des magistrats du bien et du mal, les journalistes devraient nous aider à comprendre simplement ce que nous sommes, dans quel monde nous vivons.
L'on se demande parfois qui, de George Orwell, l'auteur de 1984, ou d'Aldous Huxley, celui du Meilleur des mondes, avait le mieux imaginé le monde futur. En tout cas, dans la France de 2010, pas besoin de Big Brother, le divertissement semble pris infiniment plus au sérieux que l'établissement laborieux des faits. Les journalistes devraient choisir leur camp tant qu'il en est encore temps.
Les sunlights du spectacle ou la recherche dans les laboratoires du réel.
Christophe Deloire est le directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ)
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