TOUT EST DIT

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mercredi 6 octobre 2010

Argent, sexe et cerveau


Prenez dix-huit volontaires, mettez-leur la tête dans un scanner. Lancez alors deux sortes de jeux, les uns où l'on gagne de l'argent, les autres où l'on visionne des images érotiques. Vous obtiendrez ce résultat : des zones différentes du cerveau se trouvent stimulées. Les gains financiers activent certaines zones de la partie antérieure du cortex orbito-frontal, la plus récente dans l'évolution humaine. Avec les représentations sexuelles, des zones de la partie postérieure, plus ancienne, entrent en action. Voilà ce qu'on vient d'apprendre.
Hors du milieu scientifique, pareille découverte risque de produire une sorte de sidération. On pensera d'abord à ces 18 volontaires. Ont-ils conservé les sommes gagnées ? Quel était leur montant ? A partir de combien d'argent voit-on le cortex réagir ? Et d'où venaient les fonds ? On pourrait s'interroger ensuite sur les conclusions. Serait-ce que chaque plaisir doit rester à sa place ? Le lucre derrière le front, le stupre et la fornication un peu en arrière - une zone pour chaque chose, et pas de mélange ni de confusion. Le cerveau de la prostituée va donc se réjouir d'un « cadeau » à tel endroit, mais s'activer ailleurs en désirant ses amants de coeur. Pourtant, il doit bien exister des fétichistes du billet de banque ou des nymphomanes du Loto. Quelle pourrait bien être leur imagerie cérébrale ?
Dès qu'on s'y attarde un peu, cette division du travail au sein du cerveau suscite des interrogations abyssales. En effet, l'excitation sexuelle est aussi vieille que l'espèce tandis que l'argent, à l'échelle de l'évolution, est une invention toute récente. Que faisaient donc les zones du cerveau qu'éveille l'argent avant que celui-ci existe ? Des plaisirs complexes les activaient-ils déjà ? Ceux de la guerre, du meurtre, de la conquête ? Ceux de la domination et du pouvoir ? Ces catégories sont-elles pertinentes ?
Chemin faisant, on en vient à se demander si cette découverte est vraiment surprenante. Chacun sait bien, par expérience vécue, que les plaisirs sont multiples, distincts, impossibles à confondre. Gagner au poker peut être jouissif, mais ce n'est pas un orgasme. On compare coït et succès financier, on ne les confond pas. Ces registres sont ressentis comme distincts. Que leur traitement s'effectue dans des zones cérébrales différentes, somme toute, ne surprend pas.
En revanche, il y a de quoi s'inquiéter. Car des contrôles se profilent derrière ces découvertes. Quand on saura exactement quels neurones s'affolent dans les salles des marchés, les casinos ou les hippodromes, on pourra calmer le jeu - ou l'intensifier -avec quelques molécules sur mesure. Il en ira de même pour les récidivistes, les bars de nuit ou les clubs échangistes. A condition évidemment de supposer résolues - ou négligeables -une kyrielle de questions éthiques et philosophiques. Or ces interrogations font de la résistance.
Par exemple, on persiste à demander quelle relation unit ce qu'on voit au scanner et ce qui se passe dans le psychisme. Pensées, désirs, plaisirs sont-ils produits par les synapses ? Provoquent-ils, au contraire, leurs modifications ? Depuis 1896, où Bergson publie « Matière et mémoire », jusqu'aux travaux de Jean-Pierre Changeux et des plus récents cognitivistes, des bibliothèques entières approfondissent ces questions. En les modifiant en tous sens, mais sans les résoudre. Sans doute ces milliers de pages, d'expériences et d'hypothèses font-elles avancer, à petits pas, la connaissance.
Mais qu'on ne se leurre pas sur la longueur du chemin. Entre ce qu'on connaît à présent des réactions du cerveau et l'infinie variété de nos joies, le fossé est immense. Quel genre d'excitation du cortex accompagne donc le fait de lire « La Dame de pique » de Pouchkine, quand on est joueur ? Et quand on ne l'est pas ? La lecture de « Roméo et Juliette » active-t-elle les mêmes zones du cerveau que « La Philosophie dans le boudoir » ? A côté de nos plaisirs sans nombre, l'imagerie cérébrale reste pauvre.

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