TOUT EST DIT

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mercredi 14 mai 2014

Lettre ouverte à Madame la Ministre de la Culture


Madame la Ministre,
Je vous l'avoue, spontanément, je vous aurais donné du "Madamele Ministre", car cette féminisation des noms masculins qui ces derniers temps nous tombe dessus comme la vérole sur le bas clergé (je pense à l'horrible "écrivaine") ne me plaît guère, mais par crainte de vous agacer et pour en avoir le coeur net, j'ai tenu à vérifier dans ce qui est à mes yeux la loi et les prophètes de la langue française, le dictionnaire d'Émile Littré. Eh bien, vous auriez eu raison et moi tort : "ministre" est un substantif masculin, cela ne fait aucun doute, mais il existe aussi au féminin, et les trois exemples qu'en donne Littré sont décisifs, l'un étant de Bossuet et les deux autres de Racine.
Si donc, Madame la Ministre, je me permets de vous écrire cette lettre ouverte, c'est parce que je suis écrivain, que vous êtes ma ministre, et c'est votre soutien que je viens ici vous demander. Nous serions à Naples, c'est la protection de San Gennaro que j'implorerais, mais nous en sommes en France, pays à la sourcilleuse laïcité, et c'est donc à la vôtre que j'aspire.
Soigné pour un cancer, et parti me reposer quinze jours - à Naples, précisément -, je trouve à mon retour une lettre de l'Agessa - l'association qui gère la sécurité sociale des auteurs - datée du 18 avril dernier, où l'on me signifie que le maintien de mon affiliation à la sécurité sociale des écrivains a fait l'objet d'un avis défavorable de la Commission Professionnelle (sic, les majuscules ne sont pas de moi) au motif : "activité et revenus d'auteur insuffisants".
J'ai d'abord cru à un canular, à un mauvais pastiche de Kafka. Mais non, la lettre est authentique, et dans la France dont vous êtes la ministre de la Culture une Commission Professionnelle (avec double majuscule) refuse à Gabriel Matzneff sa qualité d'écrivain, vu qu'en 2013 il n'a pas assez publié et gagné d'argent.
Je suis un des écrivains français les plus connus de ma génération (celle de Georges Perec, de Philippe Sollers, de Dominique de Roux, de Jean-Edern Hallier) ; j'ai publié huit romans, deux recueils de poèmes, quatre récits, treize essais, douze tomes de mon journal intime, deux volumes de courrier électronique ; j'ai commencé à travailler jeune, je n'ai eu de toute ma vie ni un jour de congé payé, ni un jour de chômage, ni un jour d'arrêt maladie, ma plume a toujours été mon unique source de revenus et aujourd'hui - j'aurai soixante-dix-huit ans dans trois mois -, c'est plus que jamais "marche ou crève", comme à la Légion ; en 2010, les éditions du Sandre m'ont consacré un gros ouvrage collectif où des universitaires, des critiques littéraires, des confrères étudient mes livres, me rendent hommage, disent l'importance de mon travail (de ce que ces messieurs-dames de la "Commission Professionnelle" appellent mon "activité d'auteur"), la place qu'occupe celui-ci dans la littérature contemporaine; en 2013, bravant les puritains qui me tiennent pour un auteur scandaleux, le jury du prix Renaudot a eu le courage de couronner mon dernier essai, Séraphin, c'est la fin !.
Pourtant, moi qui suis affilié à l'Agessa depuis qu'elle existe, c'est précisément cette année 2013 sur quoi elle s'appuie pour décider ma radiation, au motif : activité et revenus d'auteur insuffisants.
Je serais curieux, Madame la Ministre, de connaître les noms des membres de cette Commission Professionnelle qui a décidé que Gabriel Matzneff ne mérite pas la qualité d'écrivain et doit être radié. Quels qu'ils soient, ils me rappellent le tribunal soviétique qui, voilà quelques années, jugea mon confrère Joseph Brodsky. Ces juges lui demandaient de prouver qu'il était poète, exigeaient ses diplômes de poète. Et comme Brodsky ne put fournir aucun certificat, les juges lui demandèrent : "D'où vous vient le droit d'oser vous proclamer poète ?" Alors Brodsky de répondre : "Je crois que cela me vient de Dieu." Il fut condamné "pour parasitisme social" à cinq ans de travaux forcés.
La Commission Professionnelle qui m'a radié n'a pas voulu, en m'envoyant cette lettre extraordinairement désinvolte, froide, méprisante, me condamner au bagne. Elle a simplement tenté de m'humilier, de me contraindre à les supplier, à chercher des voies de recours. Et elle a, d'une certaine manière, déjà triomphé, car cette lettre ouverte que j'ose vous adresser, Madame la Ministre, qu'est-elle sinon la recherche d'une voie de recours qui me permettrait de continuer à bénéficier de la sécurité sociale des écrivains ?
Mes livres, je les écris avec le sang de mon coeur, je tâche à ce qu'ils soient aussi beaux que possible, je leur infuse le talent, la force créatrice dont la nature (j'allais écrire Dieu, comme Brodsky, mais restons laïques jusqu'au bout) a bien voulu me doter, et pourtant ils ne me font pas gagner beaucoup d'argent ; ce ne sont pas des best-sellers. Je le regrette, mes éditeurs itou, mais c'est ainsi. L'Agessa a raison, je suis pauvre. Ce n'est pas une raison pour tenter de m'humilier. À moins que le but secret de la Commission Professionnelle ne soit de me pousser au désespoir, c'est-à-dire à la solution que, de Nerval à Crevel, de Pavese à Franco Lucentini, choisirent bon nombre de mes confrères, ici et de l'autre côté des Alpes. Ah ! La dolce morte ! Elle réglerait tout.
Pourtant, Madame la Ministre, je vais résister encore un peu à cette tentation. Je ne voudrais pas vous contraindre à assister à mes obsèques, l'office funèbre de l'Église orthodoxe est fort long et vous avez beaucoup de travail. Je préfère vous prier, respectueusement, d'intervenir en ma faveur, d'expliquer à l'Agessa qui je suis. Vieux, malade, très fatigué, je n'en ai plus la force.

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