jeudi 14 novembre 2013
Entrée dans l'inconnu : le nouveau visage des ressentiments et des tensions qui bouillonnent au sein de la société française
Les huées visant le président de la République lors des commémorations du 11 novembre témoignent de l'exacerbation des tensions sociales. Radiographie des nouvelles fractures françaises.
Christophe Noyé : Les périodes de crises économiques sont propices à l’exacerbation des tensions sociales car les fragilités sociales se développent et menacent des groupes jusqu’alors plus protégés. La crise économique que traverse une partie de l’Europe, dont la France, se déroule dans un contexte de volonté des gouvernements de contenir la dette publique. C’est un facteur d’aggravation des tensions car dans le même temps, la crise provoque une augmentation des besoins sociaux, un recalibrage à la baisse des aides et des publics couverts, et une augmentation de la contribution fiscale des ménages. On peut lire dans certains mécontentements, qui se sont exprimés récemment, la réticence de certaines fractions de la population à poursuivre le financement d’un système dont les bénéfices leurs semblent réservés à une part de plus en plus minoritaire de la population. Il s’agit dans ce cas plus d’une remise en question de la validité du système social dans ses nouvelles modalités que de véritables tensions entre groupes sociaux.
Jean Spiri : Les tensions sociales sont palpables. Vous vous souvenez du récent rapport des préfets sur les angoisses des Français, un constat qui s’amplifie d’année en année depuis que Jean-Paul Delevoye, alors Médiateur de la République, avait tiré la sonnette d’alarme en décrivant une société fracturée et "usée psychologiquement". Je suis élu local, et l'ensemble de mes pairs ressentent les mêmes inquiétudes sur le terrain, quelle que soit d’ailleurs leur terre d’élection : la France est en état de stress et de dépression. La question que nous nous posons avec inquiétude est : qu'est-ce qui peut faire passer le peuple français de la peur de la dégradation et du déclassement, à la colère dans la rue? Nous voyons des signes inquiétants : les événements du 11 novembre en sont un exemple, le mouvement breton en est un. Quand on rappelle que "la loi est la loi", "la République est intouchable", par exemple sur les réseaux sociaux, les réactions sont de plus en plus violentes, avec comme idée centrale que cette colère doit bien s’exprimer, qu’elle est légitime. Cela veut dire qu’il y a un dysfonctionnement grave dans notre démocratie, une perte de confiance jamais atteinte, et un manque aussi d’autorité. Les responsabilités sont larges : ceux qui feignent de ne pas voir ni entendre, ceux qui oublient que leur rôle est d’appeler au respect de la démocratie et de la République, et non de soutenir des mouvements hors-la-loi. Cependant, je ne crois pas tant qu’il s’agit de tensions entre classes sociales, que de tensions qui parcourt le corps de notre pays, cette classe moyenne majoritaire et de plus en plus fragile. En ce sens oui, c’est plutôt une lutte des classes moyennes, de plus en plus orientée contre un Etat qui est à la fois jugée pas assez protecteur, et en même temps trop étouffant. C’est bien cette demande confuse de nouvelles libertés autant que de nouvelles sécurités que nous sentons monter, et auquel le politique n’apporte pas de réponse. Il est intéressant de voir que l’impôt est devenu le symbole d’une certaine uniformisation des revendications : le ras-le-bol fiscal transcende les clivages sociaux, depuis les entrepreneurs du high-tech jusqu’aux éleveurs bretons, en passant par tous ceux qui payent un peu plus d'impôt sur le revenu, ceux qui ont été aussi soudainement redevables de la taxe d'habitation, ceux enfin qui voient leur épargne menacée rétroactivement de taxes. L’impôt est devenu un symbole non pas seulement par son niveau, mais aussi parce qu’aucune politique qui redonne de l’espoir n’est lisible en face. Alors, pourquoi respecter cet Etat ? C’est le glissement dangereux qui est en train de s’effectuer.
Michel Wieviorka : Il ne faut pas confondre exacerbation des tensions entre groupes sociaux et exacerbation entre certains groupes sociaux et le pouvoir politique. Ce sont deux questions différentes. L'exacerbation des tensions sociales qui mettent en cause le gouvernement sont indubitables. On le voit notamment en Bretagne ou à travers la fronde des patrons et des artisans. A chaque fois, c'est le pouvoir politique qui en est la cible. Entre les groupes sociaux eux-mêmes, il est plus difficile de parler de tensions vives.
Néanmoins on peut affirmer qu'il y a clairement des distances ce qui affaiblit considérablement la thèse de la convergence des luttes qui pourrait déboucher sur une révolte générale. En Bretagne par exemple, il y a d'un côté les bonnets rouges et de l'autre la CGT et le Front de gauche. Même au niveau d'une région, il n'y a pas d'unité des luttes. Il y a des tensions entre certains groupes sociaux et l’État et par ailleurs dans cette société des questions non réglées qui concernent différentes corporations, mais aussi des minorités ou des enjeux religieux.
Christophe Noyé : La classe moyenne est un pur produit des Trente glorieuses. Dans un contexte de fort développement économique, les classes populaires ont connu au cours de cette période une sensible amélioration de leurs conditions de vie avec une augmentation sensibles de leurs niveaux de ressources mais aussi de bénéfices tirés de l’Etat providence : promotion sociale des enfants par l’école, logement social, protection des salariés, … La crise des années 1970 a profondément bouleversé ce système. Les classes populaires ont aujourd’hui des perspectives plus sombres tant considérant leur propre situation que celle de leur enfants ; la situation des salariés s’est fortement dégradée, les opportunités d’évolution positive pour soi ou ses enfants sont menacées par l’évolution de la structure de l’emploi, la mondialisation renforcée de l’économie. Cette fragilisation directement liée à l’évolution économique du pays se double d’une dégradation de certains systèmes de compensation. C’est par exemple le cas du parc social public, autrefois parc de début de parcours résidentiel, tremplin vers l’accession sociale, il se spécialise progressivement dans l’accueil des plus démunis notamment dans certains quartiers qualifiés aujourd’hui de "ghettos". Pour les ménages qui travaillent mais modestes, il faut faire le choix entre accepter de vivre dans un quartier dont l’image est très dégradée ou partir plus loin dans des secteurs financièrement plus accessibles mais qui contraignent à d’importants déplacements car éloignés des pôles d’emploi. Cette population, que l’on pourrait qualifier de "petites classes moyennes", est particulièrement sensible à l’évolution de son environnement, et peut aussi se sentir délaissée par les pouvoirs publics ce qui nourrit l’abstentionnisme et parfois le vote extrême.
Jean Spiri : Oui, la classe moyenne est train de sombrer. Les petites mesures qui lui permettaient de conserver un pouvoir d'achat raisonnable ont été remises en cause :refiscalisation des heures supplémentaires, remise en cause du statut d'auto-entrepreneur, hausse de l'impôt sur le revenu et sur les sociétés. Le chômage ne les épargne pas. On parle des travailleurs pauvres depuis longtemps. Et des zones entières qui sont en périls : les zones rurales les plus isolées et les quartiers en difficulté, mais aussi, comme je le rappelais dans le livre que nous avons écrit avec Elise Vouvet et Alexandre Brugère, la France périurbaine. Cette France est peut-être le symbole de ces nouvelles fractures ; le premier tour de l’élection présidentielle de 2012 avait révélé que cette fracture territoriale était aussi électorale, avec une forte poussée des extrêmes, en particulier du Front national, localisée entre 20 et 80 km autour des villes. Dans une France qui se sent délaissée, qui est passée d’un modèle d’ascension et de réalisation de soi à une peur de voir ses acquis, son patrimoine, ses revenus rognés de jour en jour, dans une France qui, dans beaucoup de régions, comme l’a montré Laurent Davezies, on vit de plus en plus des transferts et de moins en moins de son système productif propre, le malaise est grandissant. Cette fragilité de la société ne peut être séparés de ses causes : nos difficultés économiques, nos faillites éducatives, notre modèle sociale qui n’est plus adapté. Elle est de plus en plus visible dans ses conséquences qui, en sapant ce qui fait notre unité, menace notre capacité commune à imaginer un redressement, par une méfiance croissante envers une démocratie jugée inefficace, et une République jugée faible, ou à géométrie variable. Les élus locaux étaient encore épargnés par cette méfiance. Ils en sont de plus en plus victimes. J’ai été très touché par le témoignage juste et fort de Bernard Reynes, agressé le 11 novembre, et qui disait en substance que les élus faisaient de leur mieux, qu’ils pouvaient se tromper, mais que personne ne pouvait leur retirer cet engagement à essayer de changer encore et encore la vie de nos concitoyens. Même cette évidence, valable pour la très grande majorité des élus locaux, est aujourd’hui la cible de la méfiance voire de la colère. C’est inquiétant.
Christophe Noyé : A priori, on pourrait plutôt considérer que le risque de fragmentation de la société française est moins fort que dans d’autres pays qui ne bénéficient de nos systèmes sociaux redistributifs qui constituent des amortisseurs de crise. Ce qu’il faut peut-être craindre, c’est de voir émerger une remise en question du modèle social français par les populations supposées devoir en bénéficier ; classes populaires et petites classes moyennes.
Jean Spiri : Cette fragmentation est déjà à l’œuvre, et se manifeste peut-être par le refus de plus en plus grand de penser la société dans sa globalité, pour se concentrer sur ses problèmes – l’épisode des bonnets rouges en est un exemple, la réponse particulière d’un "Plan Bretagne" en est malheureusement un autre exemple. Nous ne pouvons plus avoir un gouvernement qui agit au cas par cas, répondant à l’urgence de l’actualité. Nous ne pouvons plus avoir un président de la République qui répond autant à une actualité de plus en plus éphémère. En ces moments de crise au contraire, je crois que les mots ont de l'importance. Que le chef de l'Etat prenne la parole sur des sujets forts. Récemment, la parole politique s'est perdue dans des sujets particuliers qui ne relevaient pas du registre présidentiel : affaire Leonarda, Cahuzac.. Il nous manque une vision. La fragmentation s’accélère par une dissolution des repères politiques, de la parole, et du temps. Nous n’assumons plus rien : qui osera encore vous dire que l’éco-taxe est une bonne mesure dans le fond ? Pas grand monde à part NKM. Parce qu’il y a un ras-le-bol fiscal à traiter urgemment. Mais l’aura-t-on traité ainsi ? Aura-t-on redonné des lignes directrices ? Ce type de réponses, cette absence de courage, ne font qu’accélérer les forces centripètes à l’œuvre dans notre pays.
Christophe Noyé : Les situations américaines et françaises sont très différentes et les tensions ne prendraient sans doute pas la forme d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Pour autant, la question de l’immigration, de ses effets sur la société française et, des risques de tensions y compris de nature ethnique doit être posée. L’évolution de certains quartiers des grandes métropoles montrent bien l’existence de mécanismes de ségrégation qui se nourrissent tout autant de la concentration de ménages très modestes issus de l’immigration que du départ de ménages plus solvables issus ou non de l’immigration. Les choix résidentiels des ménages eux-mêmes ne sont étrangers à ces tendances et révèlent certaines réticences au partage de lieux communs. Les sondages montrent bien combien certaines thèses de l’extrême droite se sont largement diffusées dans la société française. Les risques d’exacerbation de ces tendances et de leurs possibles traductions en "tensions ethniques" ne doivent pas être négligés. Mais, pour cela, il faudrait d’abord sortir du débat stérile qui oppose d’un côté, un discours stigmatisant les populations immigrées et, de l’autre, une vision quelque peu angélique et déconnectée de la réalité.
Michel Wieviorka : Pour l'instant, on est loin de ce genre d'affrontements. On est dans une situation d'inquiétude où tout le monde voit monter la colère sociale, mais pas des logiques du type de celles que vous décrivez. Il y a des gens qui luttent sur des enjeux précis et relativement circonscrits.
La société américaine est très différente de la notre. La question raciale y est lancinante depuis sa naissance. La France a certes été une puissance coloniale, mais ce n'est pas comparable. Par ailleurs, aux États-Unis, la radicalisation n'est pas extérieure au système politique comme avec le FN en France, mais elle est intérieure notamment avec le Tea Party chez les Républicains. Le traitement politique d'un certain raidissement est donc très différent.
Jean Spiri : Nous le savons bien, les périodes de crise, de déclassement, sont souvent marqués par le repli, un repli que les populismes ne font qu’encourager. Les fractures territoriales et sociales de notre pays ne sont à l’heure actuelle en rien communautaires. Il existe des tensions, une montée des communautarismes : c’est un sujet que nous devons traiter par un discours fort sur la République, mais c’est un sujet qui est, à mon sens, très loin des fractures et des difficultés que nous évoquions, et qui touchent toutes les communautés. En revanche, c’est le même problème auquel nous sommes confrontés : l’absence d’un discours politique fort, d’une vision, d’un projet qui redonne de l’espoir aux territoires déclassés autant qu’il renforce un idéal national qui dépasse les communautés. C’est donc bien à double travail qu’il faut, en tant que politiques, nous atteler : restaurer la crédibilité de l’action publique, sa lisibilité, son cap ; restaurer la crédibilité du discours national et républicain. Ce travail de Républicain, c'est le travail de Sisyphe ; nous devons perpétuellement le recommencer, perpétuellement rappeler ce qu’il signifie, et dénoncer les moindres dérives. Je suis un élu UMP en désaccord profond avec les orientations économiques de ce gouvernement notamment ; cela ne m’empêche pas de considérer que le président de la République nous représente tous quand il descend les Champs-Elysées le 11 novembre ; cela ne m’empêche pas de penser que les attaques racistes contre la garde des Sceaux sont indignes et dangereuses ; cela ne m’empêche pas de penser que l’on ne s’attaque pas à une politique fiscale par la désobéissance. Sachons reconquérir de part et d’autre les outils du débat démocratique. En arrêtant, à gauche, de ne pas prendre ses responsabilités en renvoyant perpétuellement au quinquennat de Nicolas Sarkozy de façon caricaturale. En arrêtant, à droite, de penser qu’il vaut mieux se taire devant des mouvements d’humeur de plus en plus incontrôlés pour avoir l’espoir de renforcer notre capacité d’opposition. Dans les deux cas, ce sont les mêmes extrêmes que nous faisons monter, des extrêmes qui n’ont aucune solution, la majorité des Français en est convaincue. Mais si nous n’y prenons garde, c’est à la même course à l’abîme que nous risquons tous de travailler.
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