Les démocraties européennes séduisent
de moins en moins les populations. Jugées trop lointaines des
préoccupations sociales, elles nourrissent la montée de mouvements
contestataires. Même si l'histoire ne se répète jamais, sommes-nous face
à des dérives telles que l'Europe en a connues dans les années 30 ?
Atlantico : L'Union européenne et ses
institutions sont de plus en plus contestées dans les différents pays
membres et cette contestation passe par l'augmentation de l'audience des
partis populistes. Ces mouvements parviendront-ils à faire éclater le
système. ?
Bernard Badie : Je
tiens d'abord à dire qu'il faut distinguer les mouvements contestataires
qui ont émergés récemment. Je ne pense pas qu’il faille faire l’erreur
de mettre l’Aube dorée et les Indignés dans le même sac. L’Aube
dorée est un peu comme le Front national, et peut-être même de manière
plus radicale, une résurgence assez classique de l’extrême-droite et des
mouvements fascistes voire carrément néo-nazis.
Ce
qui se profile aujourd’hui en Europe et au-delà est quelque chose
d’assez différent, même si dans les faits cela dérive des Indignés et de
ce que l’on retrouve en Allemagne à travers le Parti Pirate, ou en
Italie à travers le Parti des Cinq Etoiles. En réalité, c’est du
populisme mais dans une veine un peu plus classique, c’est-à-dire une
critique du politique, une défiance affichée à son encontre et voire une
mise en accusation, car le personnel politique est jugé beaucoup trop
éloigné de la question sociale.
C’est
cela l’événement et c’est en cela qu’il y a une crise de la démocratie
en Europe. Derrière cette critique précise du politique, derrière un
affichage qui n’est même plus programmatique mais qui est tout
simplement anti-politique, il y a la dénonciation d’un fossé très grand
qui s’est construit entre le social et le politique, donc une crise très
profonde des représentations, donc une crise de la démocratie dans son
essence même, c’est-à-dire dans sa prétention à incarner la volonté
populaire dans le gouvernement des différents états.
Ces mouvements contestataires vont-ils déstabiliser le projet européen et l’Union européenne ?
Dans
un premier temps, il faut comprendre – c’est d’ailleurs ce qui le rend
intéressant – que ce phénomène n’est pas strictement national : même si
plusieurs de ces formations sont nationales, elles ont à leur origine
une expression transnationale. Les Indignés ont trouvés leur origine en
Espagne, il y a un tout petit peu plus d’un an 15 mai dernier, au moment
des élections municipales espagnoles. Mais très vite c’est devenu un
mouvement trans-européen. Puis on a trouvé des Indignés un peu partout
dans le monde, il y a eu des manifestations transnationales, mondiales,
de telle façon qu’il y a eu un mouvement mondial des Indignés
qui s’est structuré, et qui s’est retrouvé aux États-Unis et en Israël,
deux pays pour lesquels on n’attendait pas une telle mobilisation mais
qui pourtant en ont connu des formes tout à fait inédites.
L’Europe
là-dedans est un peu à un stade intermédiaire entre le national et le
mondial, mais elle est atteinte et elle l’est pour plusieurs raisons.
D’abord parce qu’il y a un lien intime, quoique pas exclusif entre ces
mouvements et la crise qu'elle sur le plan économique, mais aussi sur le
plan social et politique. Ensuite parce que l’Europe apparaît comme le
maillon faible du dispositif technique occidental, alors que très
longtemps elle est passée pour en être la formule innovante.
Sur
ce malaise viennent se cristalliser pas mal de critiques et lorsque
l’on dénonce le politique et le défaut de démocratie on pense à
l’intérieur de ce mouvement, à la bureaucratie européenne, aux
technostructures européennes et surtout à cette Europe qui s’est
constituée en contournant les peuples, en ne respectant pas les
référendums aux Pays-Bas, en France, en Irlande, pour faire court en ne
réussissant pas dans l’essentiel à se doter d’une légitimité
démocratiques.
La responsabilité n’en incombe-t-elle pas
aux gouvernements nationaux qui ont tendance à rejeter l’origine de
leurs maux sur l’Union européenne ?
Les
torts sont à la fois propres aux institutions européennes et à leur mode
de fonctionnement, aux gouvernements qui n’ont pas su construire
l’Europe de manière démocratique, il y a des torts nationaux, de chacun
des gouvernements qui n’ont pas su adapter la démocratie à leur pays.
Mais
bien au-delà de ces symptômes, il y a très profondément, une crise des
systèmes politiques occidentaux, libéraux et démocratiques dans la
mesure où ils sont coupés de leurs fondements sociaux. Il ne
faut pas oublier que toute l’Histoire de la modernité occidentale a été
contenue dans une volonté de construire la démocratie, bien qu’elle ait
été mise à mal par les expériences totalitaires, le nazisme et le
fascisme, mais dont l’Histoire occidentale a su triompher.
Aujourd’hui,
les partis politiques sont coupés des réalités sociales, et sans doute
le premier facteur de tout cela a été la disparition progressive des
partis ouvriers, car ils ont été de par leur identité à la charnière
entre la société et le politique. Ils se sont effondrés avec
l’éclatement du Parti communiste, le glissement progressif des partis
communistes vers la sociale démocratie davantage attirés par une
fonction attrape-tout d’une partie des électeurs que par la
représentation de catégories sociales précises.
Ainsi,
les réalités sociales ont été coupées d’un politique donnant de plus en
plus dans le marketing et les concurrences entre entreprises
politiques. Le fondement social de tout cela a été abandonné face à la
croissance du nombre de chômeurs, face à toutes les souffrances
sociales, et les partis politiques ne parvenaient plus à exprimer ce
genre de privation et de désespoir.
Ce que vous décrivez est un déficit idéologique. Est-ce que l’Europe a échoué à mobiliser autour d’une idée ?
C’est
exact. D’un certain point de vue nous payons ce que l’on a appelé la
fin des idéologies. Lorsque le Mur est tombé, lorsque les partis
communistes ont disparu de la scène internationale, on a pensé que la
société devenait uniformément libérale et la banalisation de ce
libéralisme, presque érigé au rang de pensée unique a contribué presque
exclusivement à l’éloignement du politique par rapport au social.
Mais
au-delà de cela, c’est peut-être maintenant une crise du libéralisme
dont on connaît un peu mois les contours : la définition s’est perdue,
on confond de plus en plus libéralisme politique et libéralisme
économique, le libéralisme économique a été malmené par la crise récente
et les libéraux d’autrefois sont devenus davantage interventionnistes. Tout cela est brouillé et l’électeur a l’impression que ces débats politiques sont dérisoires par rapport aux réalités sociales.
Une partie de l’électorat européen manque
donc de représentation. Ces partis sont-ils un moyen efficace et
durable de se faire entendre ?
Certes,
mais ce n’est pas le cas seulement en Europe. Regardez ces 400 000
personnes en Israël qui défilaient sous les banderoles des Indignés,
regardez les cortèges de jeunes qui se sont formés devant Wall Street
aux États-Unis, on voit bien que le phénomène a débordé du simple cadre
européen.
Il y a dans les systèmes
démocratiques actuels ou labellisés comme tels, une proportion de plus
en plus forte de la population qui se trouve exclue. En
réalité, on revient au XIXe siècle. Il s’est institutionnalisé en
Europe, à partir du XIXe siècle, après une difficile intégration de la
classe ouvrière en son sein, au moment où on pensait que l’intégration
était achevée, on a vu des fractions entières de la société à nouveau
sortir du système politique. Ce sont les chômeurs, les populations
immigrées, les marginaux, les populations de banlieues où on constate
que les taux d’abstention sur les listes électorales sont anormalement
élevés.
L’Europe est-elle arrivée à
son déclin ? Comment, même si elle règle la situation économique,
réussira-t-elle à refédérer les populations autour de son projet ?
Savoir si l’Europe est réellement sur son déclin n’est pas une chose aisée. En
revanche, là où le bât blesse incontestablement, c’est que l’Europe a
échoué dans une étape décisive de son institutionnalisation. Il
y a eu un processus de développement de l’intégration
européenne depuis les traités de Rome, jusqu’à Maastricht et Amsterdam
et ensuite le phénomène s’est enrayé. Probablement parce que
l’élargissement de l’Europe n’a pas été maîtrisée mais aussi parce qu’au
moment où il fallait passer à l’intégration politique, il fallait voir
apparaître une vraie citoyenneté européenne et celle-ci ne s’est pas
construite car quand le peuple s’exprimait lors des référendums on le
contournait par des lois de ratification parlementaire.
De
ce point de vue, le Traité de Lisbonne en 2007 a été une véritable
catastrophe sur le plan de la construction européenne. Je crois qu’il y a
indiscutablement deux moteurs : il y a d’abord des moteurs nationaux,
il est important que chaque nation, indépendamment du cadre de
l’intégration européenne reprenne leur démocratie, adaptent les
institutions, les rajeunissent, les rendent compatibles avec les données
sociales nouvelles. Ensuite, il faut un influx européen, et c’est ici
que cela se complique, car ce n’est pas une Europe à 27 et aussi
diversifiée que celle qui dérive d’un élargissement mal maîtrisé qui
peut refaire son unité sur un projet unique.
Aussi,
nous sommes d’abord confrontés à des défis nationaux, à la nécessité de
rebâtir la démocratie dans chacun des pays européens et penser un
nouveau projet européen, en associant cette fois-ci les populations. Il
ne faut pas croire que tout peut se faire ainsi autour du tapis vert car
c’est rester dans une conception du 19ème siècle et cela a été l’une des erreurs majeure de l’ancien président de la république.