Andrew Haldane, directeur exécutif de
la Banque d'Angleterre, a récemment déclaré sur les ondes de la BBC que
la crise a eu des conséquences économiques pires que la Seconde Guerre
mondiale. Il affirme par ailleurs que nos petits-enfants paieront encore
le prix de cette crise sans précédent.
Andrew Haldane, directeur exécutif de la Banque
d'Angleterre, a récemment affirmé que la crise avait eu des conséquences
économiques comparables à la Seconde Guerre mondiale. Partagez-vous son
avis ?
Gérard Bossuat : Sur
le long terme du XXe siècle, ce n’est pas la première crise que
l’Europe et le monde traversent. La première période d'après-guerre a
connu l’éclatement d’une union douanière et monétaire autour de l’ex
Empire austro-hongrois ; la crise de 1929 et l’incapacité des Etats à la
régler en juillet 1933 a conduit le monde à un gigantesque conflit et
une crise culturelle. L’Europe n’est plus alors le centre du monde.
La situation post conflit en 1945-1950 montre que les moyens de
production et de financement des économies européennes sont détruits ou
largement obsolètes. C’est "Allemagne année zéro" de Roberto
Rossellini, film de 1948, mais c’est aussi une France exsangue où les
rations de pain ont diminué en 1947 par rapport à 1945 et où des grèves
"révolutionnaires" menacent le pays ! Les conséquences économiques de la
Seconde Guerre mondiale sont évidemment considérables en Europe et dans
le monde. La production agricole est réduite ou stockée à des fins
spéculatives, Le patrimoine immobilier est gravement touché, les ponts
et les routes sont détruits ou surexploités. Les équipements, dédiés à
la guerre, doivent être remplacés. Les ressources en devises rares
(dollars essentiellement, livres sterling) sont inexistantes, les
investissements de nationaux européens aux Etats-Unis ou dans l’Empire
britannique sont souvent réquisitionnés. Comment payer les importations
de l’Europe sinon en utilisant les réserves d’or des banques centrales ?
Les réserves d’or de la France s’amenuisent davantage entre 1945 et
1949 que pendant la guerre elle-même. En raison des pénuries de
devises le programme français d’importations essentielles est stoppé
dans l’été 1947. Les devises ne sont plus convertibles. On doit donc
recourir à des accords de clearing incertains, c’est-à-dire au troc.
Tous les acteurs économiques se précipitent sur les mêmes denrées
indispensables à la reconstruction : matières premières agricoles,
ciment et acier, énergie, machines-outils que l’on trouve seulement aux
Etats-Unis...
Une autre conséquence de la
guerre est la répartition différente de la richesse existante. L’or
européen est passé aux Etats-Unis, détenteurs de la quasi totalité du
stock d’or mondial. Le dollar est devenu la monnaie reine puisqu’elle
peut être échangée contre de l’or jusqu’en août 1971. Mais surtout les
moyens de production modernes se trouvent aux Etats-Unis (et pour partie
en Allemagne) ; les innovations technologiques ont été
réalisées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (pour partie en
Allemagne). La production de masse a transformé le paysage industriel et
la société américaine. La reconstruction exige des travailleurs en
grand nombre. La demande est telle que la relance économique conduit à
la prospérité des années 50 à 70 ; ce sont les Trente Glorieuses selon
le terme consacré, en France du moins.
Les
conséquences de la guerre, en bref, ont conduit les Etats
industrialisés à créer des organisations de régulation monétaire et
économique : le FMI, la Banque mondiale, le GATT pour le monde, et des
organisations proprement européennes, telle que l’Union européenne des
paiements ou plus tard les Communautés européennes et une monnaie
commune.
Revenons sur les propos d’Andrew
Haldane. S’il veut dire que la crise bancaire et budgétaire, commencée
en 2008, a eu des conséquences financières comparables à celle de la
Seconde Guerre mondiale sur les revenus des familles, il est difficile
de le suivre.
Jean-Marc Daniel :
En 1947, le Royaume-Uni était endetté à hauteur de 300% du PIB. Si nous
ne sommes pas à ces niveaux-là aujourd’hui, il convient de noter qu’à
l’époque, les perspectives étaient bien différentes. D’abord, la cause
de l’endettement était clairement identifiée et venait de disparaître
puisque la guerre était finie. L’équilibre est donc assez vite revenu.
Aujourd’hui, l’endettement résulte de la dérive structurelle des
dépenses publiques. Ensuite, les perspectives de croissance au sortir de la guerre étaient assez fortes, alors qu’elles sont aujourd’hui très faibles.
Y compris aux Etats-Unis, qui maintiennent leur croissance avec une
politique monétaire très expansionniste. Enfin, les Etats qui étaient
endettés avaient des actifs susceptibles de rembourser la dette,
notamment au Royaume-Uni. Or nous ne sommes plus dans ce cas-là
aujourd’hui.
Pas de croissance, pas de guerre, pas d’actifs : voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Et
face à cela, nous n’avons que peu de solutions. La seule réponse
envisageable et possible, d’ailleurs utilisée à la sortie de la Seconde
Guerre mondiale, c’est de revenir à l’inflation et là, je crois qu’il y a
un vrai débat. Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI,
estime ainsi qu’il existe une position médiane entre le taux d’inflation
des années 1950 et les 2% que nous nous imposons. Autoriser 4%
d’inflation pourrait être acceptable.
Les
Britanniques se situent à mi-chemin entre cette position et celle de
Paul Krugman, qui défend qu’il ne faut pas hésiter à monter à 7%
d’inflation, tout en misant sur une épuration des comptes et sur le fait
qu’il y aura eu de la croissance. Selon lui, il faudrait ainsi se
laisser 10 ans et se dire qu’on ne peut pas présager de ce que sera la
dette en 2020. Or, si on change en permanence l’objectif d’inflation,
les anticipations sur la politique monétaire sont perturbées. Et cela,
c’est dangereux.
La position allemande est
radicalement différente : 2%, c’est 2%. Si vous faites 4% d’inflation,
pour revenir à 2% quand vous aurez purgé les dettes, vous allez
régénérer du chômage et de la dette, car vous serez obligés de mettre en
place des politiques monétaires restrictives… que vous allez devoir
compenser par une politique budgétaire extensive qui créera du déficit.
Le discours allemand, qui consiste à dire que la solution du problème
n'est pas l'inflation mais son report dans le temps, est cohérent.
L’inflation
étant un mensonge, il faut trouver une autre méthode pour résorber la
dette. Nous n’avons pas d’autre choix que celui d’une politique de
sincérité.
Que serait une politique de sincérité pour la France ?
Jean-Marc Daniel
: Au sortir de la guerre de 1870, notre dette était au même niveau
qu’aujourd’hui (85-90% du PIB). Mais encore une fois, l’endettement et
le déficit étaient identifiés : nous avions perdu une guerre et étions
rançonnés par le vainqueur. Le déficit budgétaire a rapidement cessé de
se creuser puis la politique de relance de 1880 a mis fin aux dégâts.
Revenir à l’équilibre était facile, mais pour abaisser la dette, il a
fallu un effort de 20 ans. La France a dû serrer ses budgets jusqu’aux
Trente Glorieuses. Une dette élevée demande un effort, la France le
sait, il est chiffré à 75 milliards d’euros.
Il existe trois pistes. Déjà,
la France possède encore, contrairement au Royaume-Uni, des actifs
publics susceptibles de lui permettre d’apurer une partie de son passif.
C’est d’ailleurs ce qui est demandé à la Grèce dans son programme de
redressement. Mais il ne faut pas le faire de façon précipitée :
la stratégie, c’est de mettre ses actifs dans une caisse
d’amortissement de la dette publique et de considérer que la mission de
cette caisse, c’est de réduire la dette.
En
deuxième lieu, la France doit arriver à un équilibre structurel et ne
pas se donner des objectifs de politique budgétaire en terme de déficit
en tant que tels, car il y a des phases conjoncturelles. Il faut donc
baisser les dépenses publiques, accepter la baisse des prestations
sociales et des allocations chômage et en France, on le sait, c’est
assez délicat.
Une chose qui reste
cependant inquiétante, c’est le niveau très bas des taux d’intérêts et
donc la charge de la dette, qui reste à peu près maîtrisée. Mais pour
combien de temps ?
En quoi la situation actuelle diffère-t-elle de celle des années 1945-1950 ?
Gérard Bossuat : La
situation de guerre totale, de mobilisation des hommes pour la guerre
et pour l’économie de guerre n’a rien à voir, à moins de vouloir tout
simplifier à l’excès, avec la situation de crise actuelle. Les
PIB stagnent ou se réduisent peu (sauf en Grèce et en Espagne).
L’inflation est contenue par la BCE dans l’Union européenne mais le
chômage augmente. Les problèmes budgétaires des Etats trouvent des
solutions trop lentes mais réelles grâce à ces grandes organisations
internationales créées après la Seconde Guerre. Et en Europe, grâce
surtout à la mécanique de l’Union européenne, grâce, on veut le croire
aussi, à l’accumulation des expériences et des échecs passés,
capitalisés dans les réflexions et théories des économistes de la
régulation, les responsables politiques se rencontrent "obligatoirement"
pour inventer des réponses à la crise. Dans l’Union européenne des
politiques de relance sont souhaitées par certains Etats. La complexité
du système communautaire et les conflits doctrinaux entre Etats membres
de l’Union n’ont pas encore permis de répondre à la crise sociale.
Toutefois l’historien insiste sur les singularités
des situations. Si le terme de séisme peut caractériser la période de
guerre et d’après-guerre, peut-elle qualifier celle que nous connaissons
depuis 2008 ? Il y a une grande différence entre la guerre et
la chute de Lehman Brothers ! Mais il est peut-être fructueux de
comparer la manière dont on sort d’une crise. Nous ne sommes
plus dans des économies administrées, le commerce international est
puissant, les moyens de paiement abondants. La mondialisation est
effective. La sortie de crise en 1945 a duré plusieurs années en Europe.
Elle a consisté à augmenter par tous les moyens la production de base
pour pouvoir ensuite laisser les acteurs politiques, industriels et le
marché décider du type de produits mis à la disposition des
consommateurs en Europe occidentale. En France, cette sortie de crise a
été dirigée par le pouvoir politique qui a inventé le plan de
modernisation et d’équipement, dirigé par Jean Monnet à la demande du
général de Gaulle. Peu ou prou les pouvoirs politiques ont eu un rôle
d’incitation au développement en RFA, en Italie, au Bénélux, selon des
modalités variées mais discutées à l’OECE, organisation créée par le
plan Marshall. Une puissante incitation extérieure est venue, en
effet, renforcer le choix national, l’aide américaine du plan Marshall
(1948-1951), accordée, sous conditions, à 17 pays européens. Rien de tel
aujourd’hui. On note, de plus, une absence : celle
d’une grande idée pour le développement et le bien-être social, celle de
la modernisation qui s’imposait sans débat en 1945. La crise actuelle
n’a pas permis de définir clairement ce que doit être la nouvelle
économie "moderne". En 1945 les modernisateurs voulaient une
industrialisation de masse capable de produire en abondance des biens
d’équipement et de consommation. Le plein emploi s’était rapidement
installé. Ils voulaient une augmentation rapide du pouvoir d’achat
assise sur l’utilisation sans frein des matières premières. La crise
actuelle demande un changement de paradigme économique et culturel dont
les linéaments se dessinent lentement autour de l’économie verte, des
nouvelles énergies, de l’innovation bio-technologique et numérique, sans
que soit ébranlée la doctrine du développement capitaliste, à la
différence de 1945 ! Nos contemporains ne savent pas où ils vont alors que la génération du baby-boom le savait.
Andrew
Haldane affirme que nous laissons une dette que nos petits-enfants
devront payer. Aurons-nous autant de mal que ça à sortir de cette crise ?
Nos moyens d'actions sont-ils réduits en comparaison avec la situation
de la Seconde Guerre mondiale ?
Gérard Bossuat
: Il est commun de parler ainsi de la dette laissée à nos
petits-enfants, soit une dette budgétaire, soit une dette sociale, soit
une dette plus grave encore, liée à l’exploitation sans compter des
ressources de notre monde. Les dettes budgétaires seront remboursées ou
effacées par les instruments de régulation ou par des décisions
politiques ; les dettes écologiques ou environnementales, nées de
l’exploitation sans mesure de notre planète, sont plus difficiles à
rembourser puisque cette question est posée, sans solution satisfaisante
à la clef, depuis le rapport Meadows au Club de Rome de 1970 qui
recommandait de stopper la croissance. Actuellement, la tendance serait
de recommander une croissance d’un autre type, qu’il est possible
d’installer si les opinions publiques en adoptent l’objectif.