L’art politique allemand
« Jusqu’où descendra l’abjection française ? » s’était écrié, il y a plus d’un demi-siècle, dans la France Catholique, Jean de Fabrègues. Que dirait-il aujourd’hui de ce torrent de boue, de cet étang vaseux où croupit ce qui reste du marigot, non même plus des crocodiles, mais des sortes de poissons morts, au ventre retourné, dont l’agitation est le fruit des seuls remous ?
Tout est crevé là-dedans, et les bulles qui s’échappent à la surface ne sont que des relents de pestilence. Détournons-nous de cette pourriture et allons respirer, une fois n’est pas coutume, du côté de Berlin.
J’avais écrit, il y a longtemps, un opuscule sur l’art politique français qu’on appelle aujourd’hui d’une plus jolie formule « le management capétien ». Cette formule est jolie parce qu’avec capétien management reprend son origine française tout en conservant son allure toute moderne de gouvernement des hommes. Je transformerai volontiers mon titre en « art politique allemand » quand je lis ce que notre Pape a enseigné, à Berlin, au Bundestag.
Magistrale leçon de philosophie politique où les maux modernes sont analysés lumineusement et où la voie pour les écarter est indiquée de façon tout aussi lumineuse. Jolie leçon d’ironie aussi quand le Saint-Père, dont on annonçait que les Verts bouderaient la venue et appelleraient à déserter l’assemblée pour ne pas entendre son discours, s’est plu à citer l’initiative écologique allemande comme l’annonce d’un retour au réel.
« Vous me permettrez de commencer mes réflexions sur les fondements du droit par un petit récit tiré de la Sainte Ecriture. Dans le premier Livre des Rois on raconte qu’au jeune roi Salomon, à l’accession de son intronisation, Dieu accorda d’avance une requête – que demanda le jeune souverain en ce moment ? Succès, richesse, une longue vie, l’élimination de ses ennemis ? Il ne demanda rien de tout cela. Par contre, il demanda : « Donne à ton serviteur un cœur docile pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal » (1R 3,9). Par ce récit, la Bible veut nous indiquer ce qui en définitive doit être important pour un politicien. Son critère ultime et la motivation pour son travail comme politicien ne doit pas être le succès et encore moins le profit matériel. La politique doit être un engagement pour la justice et créer ainsi les conditions de fond pour la paix. Naturellement un politicien cherche le succès sans lequel il n’aurait aucune possibilité d’action politique effective ! Mais le succès est subordonné au critère de la justice, à la volonté de mettre en œuvre le droit et l’intelligence du droit. Le succès peut aussi être une séduction, et ainsi il peut ouvrir la route à la contrefaçon du droit, à la destruction de la justice.
« Enlève le droit et alors qu’est-ce qui distingue l’Etat d’une grosse bande de brigands », dit un jour saint Augustin. Nous Allemands, nous savons par expérience… » – et le Pape entame une longue méditation sur l’essence même du droit, qui, dans notre tradition issue d’Athènes, de Rome, et de Jérusalem, ne peut être ni le commentaire scripturaire d’une loi qui serait révélée ni le pur produit d’une majorité. « Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’Etat et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une Révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raisons objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu –. Avec cela, les théologiens chrétiens se sont associés à un mouvement philosophique et juridique qui s’était formé depuis le IIe siècle avant Jésus Christ. Dans la première moitié du deuxième siècle pré-chrétien, il y eut une rencontre entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres influents du droit romain. De ce contact est née la culture juridique occidentale qui a été et est encore d’une importance déterminante pour la culture juridique de l’humanité !…
« Pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité, il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. »
C’est la vraie libération que l’Eglise a apportée aux hommes en distinguant ce qui est de l’ordre spirituel et ce qui est de l’ordre temporel, ce qui est d’Eglise et ce qui est d’Etat, ce qui est précepte religieux et ce qui est règle de droit.
Les autres religions ne connaissent pas cela, et, même, le christianisme, en dehors de l’Eglise, n’est pas source aussi féconde d’ordre et de liberté. Seule l’Eglise de Rome a su maintenir cette distinction qui a fait l’essor de la civilisation occidentale. Benoît XVI à Berlin, à l’automne 2011, c’est aussi ancien et aussi neuf que l’essor de la raison et de la nature, chez Thomas d’Aquin, puis, chez nos juristes, et légistes, de Bologne et de Paris, de Dijon, Bourges, Montpellier, Toulouse, Salamanque, des universités et des écoles de Droit qui nous ont appris – à nous et à nos princes – ce qui est juste, id quod justum est.
Mais dans cette libération il y avait aussi un danger. Celui de voir notre raison réduire la nature et son champ de réflexion à ce qui était strictement matériel. Le positivisme juridique est ainsi dénoncé dans ses carences, non comme un mal à rejeter absolument, mais comme une grave insuffisance à compléter par un regard qui voit mieux et plus profondément ce qui est. « Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste. »
Après ce sourire à l’écologie dans ce qu’elle a permis d’ouvrir les fenêtres, Benoît XVI rappelle : « il reste aussi une écologie de l’homme – l’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté. L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l’écoute et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi. C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine… »
Et les nations ? Ne peut-on pas dire de même et voir que leurs gouvernements ne peuvent pas faire abstraction de leur nature et des conditions de leur développement ? Peut-on imaginer un avenir harmonieux pour la France en dehors des lois de sa nature et de sa vocation dessinée dès l’origine ? Il y a une écologie de la terre. Il y a une écologie de l’homme. Il y a une écologie des nations.
L’autre soir, au dîner du Cercle de l’Œillet blanc, avenue de Breteuil, je disais au Prince Jean ma joie de savoir qu’il habite maintenant, lui et les siens, à Dreux, dans le Domaine royal, et que son fils aîné, le Prince Gaston, avait fait ses premiers pas sur la colline en promontoire d’où, il y a plus de mille ans, son ancêtre Robert défendait l’Ile-de-France contre les invasions.
La fraîcheur de ce petit dauphin de France jouant comme un enfant au jardin millénaire de ses ancêtres, me paraissait comme le plus lumineux symbole de notre prochaine renaissance nationale. Je me suis interrompu… « Mais cela, on me le dit souvent, ce n’est pas sérieux, c’est de la poésie. »
Le Prince reprit : « Les poètes, Maître, sont souvent les meilleurs des politiques, car ils voient les réalités que beaucoup de politiques… ne voient pas… »
Nous étions encore avec Benoît XVI, à mille lieux du marigot, de la fange et de la boue, non plus seulement à Berlin, mais à Dreux, au Domaine royal… chez les premiers capétiens, les maîtres du management moderne.