Alors que la conférence nationale de
lutte contre la pauvreté s'ouvre ce lundi, un baromètre CSA pour Les
Echos publié jeudi dernier révèle que près d'un Français sur deux (48%)
se considère aujourd'hui comme pauvre ou en passe de le devenir.
Selon un baromètre CSA pour Les Echos,
le sentiment de pauvreté des Français s'aggrave. Interrogés sur leur
"situation sociale personnelle", 11% des sondés se disent pauvres et 37%
affirment qu'ils sont en train de le devenir. Le sentiment des Français
reflète-t-il la réalité ?
Romain Poulizac : Tout
d’abord, il faut souligner d’un point de vue méthodologique que ce
baromètre existe depuis une dizaine d’années. Tous les ans ou tous les
deux ans, on interroge les Français sur leur perception de la pauvreté
et de son évolution. Il s’agit de quelque chose de difficile à évaluer.
Il
existe en gros trois façons d'évaluer la pauvreté. Tout d’abord, la
pauvreté absolue (ce dont vous disposez pour acheter le minimum), la
pauvreté relative (quel est votre revenu par rapport au revenu médian)
et enfin la pauvreté perçue. Cette dernière renvoie à trois éléments au
moins : la difficulté qu’ont les gens à finir les fins de mois, le
sentiment d’avoir moins que d’autres (et qui est quelque chose de très
subjectif), et enfin le sentiment de ne plus pouvoir améliorer votre
situation.
L’Union européenne conduit
régulièrement une grande enquête pour connaître la situation de la
population européenne vis-à-vis de la pauvreté. Selon la dernière
enquête Eurostat du mois de décembre, les Français considérées comme
présentant un risque de pauvreté (ceux dont les revenus se situent en
dessous de 60% du revenu médian) représentent 14%. Ainsi si 11% de la population française se dit pauvre, les chiffres européens, eux, disent plutôt 14%. Les gens qui se disent pauvres sont donc effectivement pauvres.
Ce
qui est plus intéressant, c'est la proportion de Français qui pense
qu'ils vont devenir pauvres (37%). On peut constater ici une vraie
spécificité française, pour ne pas dire une anomalie française. De
tous les pays européen, la population française est celle qui le plus
peur de devenir pauvre. Et pourtant, si on regarde les chiffres, la
France est parmi les pays qui luttent de la manière la plus efficace
contre la pauvreté. Il existe un immense hiatus entre la perception des
Français et les données statistiques.
Un
enquête avait interrogé les Français il y a quelques années pour savoir
s’ils pensaient un jour risquer de devenir SDF - ce qui est quand même
le dernier degré de la pauvreté. Ils étaient en 13 et 15% à considérer
qu’ils pouvaient un jour devenir SDF. En réalité, le risque de devenir
SDF est infime.
Ces chiffres révèlent
l'anxiété des Français quant à leur avenir. Comment expliquer cette
angoisse alors même que la réalité n'est pas aussi sombre ?
Les
Français sont extrêmement attachés à leur système de protection sociale
et ont toujours eu une très grande croyance en l’efficacité de ce
système pour les protéger. Or, quelque chose autour de la perception de
l’Etat providence tel qu’il a existé au cours des trente dernières
années s'effrite. Les Français ont l’impression qu’il ne va peut être
plus exister sous cette forme dans les décennies à venir ne serait-ce
qu'à cause de l’état des finances publiques.
Un
phénomène plus objectif est celui du poids des dépenses pre-engagées,
celles sur lesquelles les ménages ne peuvent pas faire d'impasse (faire
le plein d’essence, payer le loyer, les impôts etc.) La part des
dépenses pré-engagées a bondi ces dernières années et représente
aujourd’hui 75% des dépenses d’un ménage. Plus on est pauvre, plus la
part des dépenses pré-engagées représente la majorité des dépenses d’un
ménage. Cela influence beaucoup la manière dont les gens se perçoivent
par rapport au risque de pauvreté.
Par
ailleurs, les pauvres ont toujours été confrontés au problème de
privation matérielle, mais la classe moyenne s'estimait jusqu'à
aujourd'hui relativement préservée. Or, du fait du renchérissement des
loyers, de l’immobilier, des matières premières notamment de l’essence,
ce n'est plus le cas. Ainsi, vous avez toute une catégorie de
personnes qui d’un point de vue statistique n’est pas vraiment pauvre
mais qui se sent menacée du fait de l’explosion des dépenses. Voilà qui explique pourquoi une part conséquente de la population craint de devenir pauvre.
La situation du marché du travail explique également
cet écart entre la perception et les faits. Le basculement se fait dans
tous les pays développés : le risque de chômage pour les personnes qui
se trouvent sans diplôme est devenu une réalité. Malgré le système de
protection, le chômage demeure un des grands facteurs de pauvreté.
Le
sentiment de pauvreté atteint son maximum chez les 50-64 ans : 8% se
voient pauvres, 42% en train de le devenir, alors que l'on pourrait
penser que les jeunes seraient les plus anxieux. Comment expliquer ce
résultat ?
Je dois admettre que ces chiffres sont
assez surprenants. Néanmoins, on peut essayer de les expliquer par deux
grands phénomènes. Le principal accomplissement de la protection
sociale après la Seconde Guerre mondiale a été d'éradiquer la pauvreté
chez les personnes âgées. Grâce au système des retraites, du minimum
vieillesse, des politiques de santé, on a sorti les personnes âgées de
la pauvreté. Néanmoins, on observe depuis une dizaine d’années que cette
situation évolue. Du fait de carrières extrêmement heurtées, la
retraite ne garantit plus nécessairement un niveau de vie satisfaisant.
L’autre phénomène, c’est que le temps où on préservait à tout prix les
personnes âgées dans les arbitrages est peut-être révolu, et ils sentent
clairement cela.
On a beaucoup parlé du
phénomène du déclassement, c'est-à-dire de vivre moins bien que la
génération de ses parents. Ce sondage montre que les Français craignent
la pauvreté en tant que telle. Est-on passé à une étape supérieure ?
Je ne le pense pas. Il faut vraiment relativiser le sentiment de pauvreté de ce qui se passe dans les faits. Aujourd’hui, le système français de protection sociale est efficace pour lutter contre la pauvreté, même s'il est clairement perfectible.
La France figure parmi les pays européens qui ont le mieux résisté en
termes d’augmentation du taux de pauvreté après la crise, bien mieux que
l’Allemagne dont on célèbre pourtant le modèle.
Sur
le sentiment de déclassement le problème est le même. Le sentiment de
déclassement augmente comme le souligne Eric Maurin, néanmoins dans les faits l’ascenseur social fonctionne relativement bien en France par rapport à d’autres pays.
Mais il est vrai que les mécanismes qui permettaient à des gens de
réussir leur vie marche moins bien aujourd’hui. Devenir propriétaire, ce
n’est plus la garantie de voir son niveau de revenus stabilisé et
assuré jusqu’à la fin de ses jours. De même, avoir le bac n’est plus la
garantie de trouver un emploi et d'avoir un bon niveau de vie.
La
crise a-t-elle favorisé ces angoisses ? Quelles peuvent être les
conséquences de telles angoisses sur la situation effective des
individus ?
On observe très clairement une
crispation qui s’accompagne d’un certain fatalisme. Les crispations sont
également plus marquées à l’égard des "autres" : on a vite fait
d’accuser les étrangers d’être responsables de la situation économique
des Français.
On sent une forme de fatalisme
vis-à-vis de la situation et du système de protection sociale. La
question qu’il faut se poser est : est-ce que les gens attendent
toujours autant de l’Etat pour les protéger, ou va-t-on assister à une
revalorisation de la responsabilité individuelle ? Jusqu’à présent, la
France se distinguait de ses voisins européens en étant sur un mode
"l’Etat s’occupe de nous et nous protège". Les contreparties de la
protection en termes de droits et de devoirs vont être beaucoup plus
marquées.
L’analyse de Jérôme Sainte-Marie, directeur du département politique-opinion chez CSA :
Les
résultats de ce sondage montrent la gravité de la perception des
Français. La question posée aux sondés était extrêmement précise et
brutale : "A propos de votre situation sociale personnelle, diriez-vous
que : vous êtes pauvre / vous êtes en train de devenir pauvre / vous
n’êtes pas pauvre et n’êtes pas en train de le devenir". Aujourd’hui,
11% des sondés pensent qu'ils sont pauvres. Or, le mot "pauvre" n’est
pas anodin. En termes d’estime de soi, il n’est pas facile de se
qualifier de "pauvre". Ces 11% pèsent lourd. Par ailleurs, 37% des
sondés ont le sentiment de devenir pauvres, ce qui est considérable. La
moitié des Français se situent donc du mauvais côté de la barrière.
En croisant ces résultats avec les caractéristiques
des interviewés, on se rend compte que ce sont les catégories populaires
(employés, ouvriers) qui se sentent le plus pauvres, ou en train de le
devenir. Les employés broient tout particulièrement du noir, avec un
taux qui grimpe à 60%, car ils comptent dans leurs rangs plus de femmes,
de temps partiels et de contrats précaires. Les ouvriers sont
légèrement moins pessimistes : 51% d'entre-eux se déclarant pauvres ou
en passe de le devenir. Les cadres et les professions libérales se
sentent plus à l'abri (3% se considèrent pauvres et 17% en train de le
devenir). Ces résultats me semblent rendre assez fidèlement compte des
réalités sociales.
On constate par ailleurs que le
sentiment de pauvreté est moins élevé chez les 18-24 ans (14% se
considèrent pauvres, 15% en train de le devenir), que chez les 25-34 ans
(15% et 34%). Les 35-49 ans sont 10% à se voir pauvres, 40% en train de
le devenir. 8% des 50-64 ans se voient pauvres, 42% en train de le
devenir. La proportion est de 9% et 39% pour les 65 ans et plus. Les
18-24 ans affrontent souvent des difficultés réelles, mais ils vivent
cette situation comme provisoire et restent assez optimistes quant à
leur avenir. Les 35-49 ans qui sont en difficulté comprennent, eux,
qu’ils sont dans une situation plus durable. Enfin, les plus de 65 ans
comprennent que les jeux sont faits : l’ascenseur social ne montra pas
plus haut pour eux. Devenir retraité n’est pas synonyme
d’enrichissement.
Par rapport à la crise actuelle,
ce sondage montre aussi que les Français n’ont pas uniquement le
sentiment qu’ils affrontent des difficultés ponctuelles sur le pouvoir
d’achat ou l’emploi. Ils savent que cette crise n’est pas seulement un
mauvais moment à passer. Nous vivons dans un climat de crise depuis
1973. La grande nouveauté aujourd’hui, c’est que les gens ont
l’impression que cette crise n’est pas transitoire mais durable. On
n'est plus dans le sentiment de déclassement, mais dans celui de
paupérisation. C’est un changement radical en termes de perception.