La situation de la Grèce est aujourd’hui catastrophique, un fait souligné par la décision sans précédent du gouvernement de fermer les services de la radio et de la télévision d’État pour des « raisons d’économie ». Cette situation n’est que l’exemple le plus poussé de l’effet des politiques d’austérité qui sont menées depuis 2010 au sein de la zone euro et dans le but de « sauver » l’Euro. Elle a conduit à un véritable désastre.
La fermeture décidée par le gouvernement grec des chaînes de radio et de télévision publiques (ERT) a provoqué une énorme émotion, tant en Grèce qu’à l’étranger. Les chaînes publiques italiennes ont inséré le logo de la compagnie d’État grecque et des mouvements de solidarité se sont produits dans toute l’Europe. D’importantes manifestations ont eu lieu à Athènes, et l’émotion légitime provoquée par ce geste n’est pas prête de s’éteindre. Cet acte, qui est en réalité en contravention avec les règles de l’Union européennes stipulant que chaque pays doit avoir une radio et une télévision publiques, n’est que la réaction de panique du gouvernement devant l’effondrement des ressources fiscales. La Grèce est en réalité sur la voie fatale de toutes les économies où l’on essaye d’imposer une austérité brutale.
Graphique 1
SOURCE: IMF, Greece, STAFF REPORT FOR THE 2013 ARTICLE IV CONSULTATION, 20 mai 2013, Washington DC, p. 37. 2013 = estimation, 2014 = prévision
Cette politique, en réalité, s’avère auto-destructrice, et n’est pas sans rappeler celle qui fut conduite en Russie de 1992 à 1998. On y voit apparaître les mêmes pathologies. D’où l’idée que la Grèce est en train de devenir, toutes choses étant égales par ailleurs, une « petite Russie ». Elle pose tout d’abord le problème des fondements des politiques d’austérité, et donc celle du « multiplicateur des dépenses publiques » mais aussi celle de la réaction des firmes bancaires et des effets de la forte contraction des liquidités que l’on constate dans ces pays. La situation est aujourd’hui dominée par une importante contraction des crédits et des dépôts dans les banques. Ce phénomène affecte tant les entreprises que les ménages. Son importance tant à s’accroître depuis l’été 2010 et semble prendre un tour tragique depuis le début de l’année 2012.
I. Les dynamiques des politiques économiques d’austérité
Il est désormais reconnu, même par le FMI[1], que les politiques d’austérité ont eu, et ont toujours, des impacts très négatifs sur le niveau d’activité. Cette reconnaissance d’une situation de fait n’exclut cependant pas des imprécisions et des illusions, dont certaines semblent profondément ancrées dans la culture idéologique de cette organisation[2].
I.I. La question du multiplicateur des dépenses publiques.
La question a envahi l’espace politique dominé par les économistes avec la publication du texte d’Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI. Mais il était évident depuis plusieurs années que les évaluations du multiplicateur des dépenses publiques étaient fausses. Des auteurs se situant pourtant au sein du courant « mainstream » avaient analysé pourquoi, quand une économie est au bord de la récession (avec un taux de croissance inférieur à 1%), le multiplicateur des dépenses publiques est substantiellement au-dessus de 1 (entre 1,7 et 2,5)[3].
- (i) La valeur du Multiplicateur des Dépenses Publiques, autrement dit de la variable mesurant la relation entre ces dépenses (ou l’accroissement/diminution des impôts) et l’activité économique est évidemment cruciale pour juger de l’efficacité ou non d’une politique d’austérité. Si la valeur de ce multiplicateur excède 1, alors une augmentation des dépenses publiques engendrera un accroissement plus que proportionnel de l’activité, mais en cas de contraction, cette dernière sera aussi plus que proportionnelle. Jusqu’au mois de juillet 2012, le consensus des économistes travaillant au sein des organisations internationales était que ce multiplicateur était inférieur à 1, proche de 0,5 valeur retenue dans les modèles de prévisions[4], et donc qu’une contraction des dépenses publiques aurait un effet moins que proportionnel sur l’activité. Ce fut le fondement théorique des politiques d’austérité, certains auteurs soutenant que ce multiplicateur était en réalité très faible. L’évolution des pays soumis à des plans d’austérité drastique a infirmé ce résultat qui n’était bien souvent qu’un postulat. Un calcul récemment diffusé par le service des recherches de NATIXIS estimait la valeur de ce multiplicateur à 1,7 pour l’Espagne et 2,2 pour l’Italie[5]. De telles valeurs impliquent l’échec des politiques d’austérité. Ces dernières, mises en place pour rétablir l’équilibre des finances publiques (voire pour dégager un excédent budgétaire), entraînent des chutes plus que proportionnelles de l’activité qui se traduisent par de moindres recettes fiscales en fin d’année. Concrètement, on se retrouve avec le même déficit budgétaire (voire un déficit aggravé) qu’avant le plan d’austérité !
- (ii) En réalité, le Multiplicateur des Dépenses Publiques est instable dans le temps et dépend largement du contexte dans lequel les plans d’austérité, ou les mesures de relance budgétaire, sont mises en œuvre. L’étude déjà citée de NATIXIS (n°686) insiste sur la simultanéité des ajustements budgétaires et fiscaux. Mais, sachant que les préférences des agents sont largement influencées par les contextes, on est en droit de penser que d’autres phénomènes viennent se manifester. Pour des auteurs appartenant au courant keynésien quand une économie est à un niveau de production faible, et que les revenus des ménages sont contraints (et que le système financier ne fonctionne pas bien), la consommation et l’investissement dépendent bien plus des revenus immédiats que des revenus futurs. Dans ces conditions le multiplicateur est nécessairement limité[6]. La démonstration de ceci a été faite sur le cas des Etats-Unis[7]. Dans une période de relance, si les agents peuvent être amenés à penser que cette relance n’est que transitoire, ils ne modifieront pas nécessairement leurs comportements. Si devant un plan d’austérité ces mêmes agents sont dans l’incapacité de voire la fin de ce dernier et ne peuvent que s’attendre à des renforcements ultérieurs de cette même austérité, ils modifieront de manière substantielle leurs comportements. Le déplacement d’une partie de leurs revenus de la consommation vers une épargne de précaution va venir aggraver considérablement les effets de l’austérité et permet de comprendre pourquoi la contraction de l’économie est plus que proportionnelle à celle des dépenses publiques.
- (iii) C’est la situation qui aujourd’hui domine en Espagne, en Grèce et au Portugal. Les différents plans d’austérité n’ont eu que peu d’effet sur le déficit budgétaire (9% en Espagne) car ils se sont traduits par une baisse plus que proportionnelle des recettes publiques, elles-mêmes fonction du niveau d’activité économique.
Les modèles de type DGSE ont été introduits dans les années 1980 comme une réponse aux multiples problèmes théoriques posés par les modèles de la génération précédente[8]. Ils dérivent largement des travaux de Robert Lucas, et utilisent massivement les anticipations rationnelles ans leur construction. Ces modèles ont plusieurs caractéristiques qui constituent en réalité autant de problèmes. Tout d’abord, ils conçoivent l’économie comme un ensemble de marchés couvrant tous les domaines possibles. Ensuite, ils supposent que la contrainte de budget inter-temporelle des agents est toujours respectée, autrement dit qu’il n’existe aucune banqueroute et aucun défaut possibles[9]. Cette hypothèse qui nie, entre autres, la possibilité d’un rationnement du crédit qui fut pourtant bien établie par J. Stiglitz[10], donne naissance à ce qui est appelée la « clause de transversalité »[11], par une manipulation mathématique. Cette « clause » aboutit à nier la spécificité de la firme bancaire et à considérer la finance comme un grand marché des fonds prêtables auquel tout agent a accès[12], qu’il ait des capacités de financement à offrir ou des besoins à satisfaire[13].
Dans la mesure où les plans d’austérité ont été imposés sans que l’on en connaisse la fin, ni que cette dernière n’ait été prévisible, on devait s’attendre à ce que le Multiplicateur des Dépenses Publiques soit largement au-dessus de 1. L’impact de l’austérité sur l’activité économique est donc plus que proportionnel, ce qui explique que deux des pays considérés (Grèce et Portugal) aient plongé dans une dépression et que le troisième (l’Espagne) connaisse une récession qui devrait logiquement déboucher au quatrième trimestre de 2012 sur une dépression.
I.II. La disparition des liquidités.
Dans les pays considérés (Espagne, Grèce, Portugal et, en partie, Italie) on observe une forte contraction de l’offre de crédit qui est liée aux problèmes suivants :
- (i) L’anticipation d’un possible retour aux monnaies nationales engendre une attitude des banques ou ces dernières utilisent les capitaux collectés dans le pays (considéré comme potentiellement « mou » s’il devait recouvrer sa souveraineté monétaire) pour les prêter dans pays considérés comme potentiellement « durs », comme l’Allemagne, la France, les Pays-bas, etc…Ceci conduit au mieux à une raréfaction du crédit (cas du Portugal et de l’Espagne) et au pire à sa quasi-disparition (Grèce). Or, la disparition de ce crédit bancaire, qui joue un rôle important dans la liquidité du crédit fournisseur et dans l’alimentation du capital circulant des entreprises, provoque une contraction de l’activité MÊME quand une demande solvable existe.
- (ii) Une fuite des capitaux des pays considérés comme ayant des monnaies potentielles « molles » vers des pays aux monnaies potentielles « dures ». Ceci est visible via le compte TARGET-2 de la Banque Centrale Européenne[14]. Ce phénomène, qui est très sensible depuis 2011, se traduit aussi par une raréfaction des liquidités et donc du crédit dans les économies considérées.
- (iii) Le risque bancaire élevé en Grèce, Espagne et Portugal, explique enfin la réticence des banques à prendre des risques supplémentaires. En Espagne, où l’on estime que les « bad loans » (crédits « pourris ») atteignent 180 milliards d’euros (en août 2012) représentant 10,5% de l’actif des banques[15]. Cette réaction a entraîné une forte baisse de l’activité de crédit interne des banques. En Grèce, les mêmes raisons se sont combinées aux deux facteurs cités ci-dessus pour aboutir à un quasi-arrêt des opérations de crédit. Au Portugal, le phénomène tend actuellement vers le niveau observé en Espagne.
Ceci a pour conséquence de précipiter ces économies dans la dépression en ajoutant une crise de liquidité (qui ne dit pas son nom) à la réduction forte de la demande. De fait, on est en Grèce et en Espagne dans une situation similaire à celle que l’on connaîtrait si les banques s’étaient effondrées. Le fait que les banques soient « techniquement » vivantes ne change rien à la situation. Cela signifie que l’approvisionnement en liquidités de l’économie va dépendre de plus en plus de l’État et de la part du système bancaire qu’il continue de contrôler.
Ceci implique que l’activité dépendra des dépenses publiques sur une plus grande échelle que ce qui était initialement prévu car à la dimension « demande » de ces dépenses vient s’ajouter celle « alimentation en liquidités ». Or, les dépenses publiques sont les premières touchées par les politiques d’austérité. On peut alors comprendre pourquoi on assiste à un effondrement de l’investissement dans ces pays. Or, ceci entraîne une baisse de la productivité horaire du travail (constatée en Grèce et en Espagne), accroissant l’écart avec les pays qui ne sont pas soumis à ces politiques, et qui va tendre à réduire l’effet de la baisse du coût réel du travail.
Ceci ne fait que rendre encore plus problématique la stabilisation et la sortie de crise. Avec cet effondrement de l’investissement, ce sont les conditions de compétitivité à moyen terme qui sont mises en cause. Or, si la compétitivité de ces pays baisse à moyen terme, les efforts qu’ils auront consentis dans des politiques de dévaluations internes sauvages n’auront servi à rien. De ce point de vue, la situation de l’Espagne et de la Grèce, ou la baisse des investissements a été la plus forte, apparaît comme la plus dangereuse.
II. La tragédie grecque : un exemple typique d’application des politiques d’austérité.
Si l’on a tendance à se focaliser sur la violence de l’ajustement budgétaire et fiscal que la Grèce est en train de réaliser, ceci à tendance à masquer les effets de la contraction brutale des liquidités. Or cette contraction a des effets spécifiques particuliers sur la trajectoire de l’économie grecque. L’un de ces effets est le développement du troc, réalité indiscutable, mais sur laquelle on a des difficultés de mesure. Or, ce développement du troc a, à son tour, des effets tant économiques que sociologiques. Il induit le développement d’une économie non pas tant « duale » que fonctionnant en deux secteurs relativement séparés.
Graphique 2
Source : Banque Centrale de Grèce.
II.I. Les conséquences de la pénurie de liquidités
Cet effondrement est en partie le résultat d’une contrainte de liquidité sur les ménages qui s’est fortement accrue depuis le début de la crise dite « de la dette » en Grèce. Les dépôts d’épargne se sont ainsi réduits de plus d’un tiers depuis janvier 2010.
Graphique 3
Source : Banque Centrale de Grèce.
Graphique 4
Source : Banque Centrale de Grèce.
Mais, l’accroissement de la contrainte de liquidité n’explique pas tout. L’évolution du montant des crédits est, de ce point de vue, très intéressante mais aussi très inquiétante. Le montant des crédits, pour les ménages comme pour les entreprises, montre une diminution nette depuis le printemps 2010. Mais, on constate une accélération du processus depuis le début de l’année 2012.
Les dépôts des entreprises quant à eux se contractent rapidement depuis le début de 2010, et le mouvement est là relativement régulier. Ces dépôts ont perdu environ 55% de leur valeur (nominale) depuis décembre 2008. On peut penser que les entreprises ont déplacé leurs dépôts en partie sur des banques situées dans des pays de la zone Euro moins exposés à la crise. Néanmoins, cette très forte baisse ne peut que signifier des problèmes de liquidité très grave pour les entreprises.
II.II. Le développement du troc et des systèmes de paiement alternatifs
En fait, et de nombreuses sources en témoignent, on est en présence d’un retour à l’économie de troc en Grèce[16]. Ce mouvement peut être considéré comme faisant partie des stratégies de survie de la population en face de l’austérité sauvage qui lui est imposée. Mais, le développement de systèmes de paiement alternatifs (TEM en grec) indique que ces stratégies sont en train de se consolider. La ville de Volos (qui est la 5ème de Grèce) sert de laboratoire pour ce développement et l’on a pu constater dès ce printemps que de nombreux commerçants, voire des petits industriels, acceptaient ce système[17].
Bien entendu, ces systèmes ne peuvent se substituer entièrement à l’espace monétaire encore dominé par l’Euro. Mais leur rapide développement pourrait expliquer des formes de résilience de la part des petites industries et du petit commerce[18]. Le point négatif est que la base fiscale va alors disparaître pour l’État, à moins que ce dernier n’accepte de reconnaître les TEM. Mais, dans ce cas, cela signifierait qu’il reconnaisse qu’une partie de l’économie grecque est déjà sortie de la zone Euro.
Plus profondément, ces systèmes, tout en assurant la résilience d’une économie locale sont incapables d’assurer le financement des activités exportatrices dont la Grèce a désespérément besoin. En fait, le développement du troc et des TEM confronte les entreprises restées dans l’économie « en Euro » à des non-paiements de plus en plus fréquents et répétés qui non seulement fragilisent leurs positions, mais découragent les banques de leur accorder des prêts. Ce système de survie est incapable d’engendrer une dynamique positive pour l’économie grecque. Au début du mois d’octobre 2012, un survey réalisé par des économistes de la Banque Centrale de Grèce estimait que le tiers des entreprises (et plus de 50%pour les PME/PMI) avaient recours au troc ou au TEM. La fraction de la population qui avait recours au troc ou au TEM s’élevait à 40%, avec des différences régionales très importantes[19].
II.III. La situation des entreprises
L’analyse du mouvement des crédits aux entreprises par grands secteurs est, de ce point de vue, très instructif. Le montant des crédits aux entreprises du commerce se réduit de manière régulière sur l’ensemble de la période. On constate, cependant, une accélération du processus à partir de l’été 2011. Le montant des crédits aux entreprises du secteur industriel (au sens large) montre une stabilité relative jusqu’�� l’été 2011. Mais, après cette date, la baisse est très forte. Les encours de crédits, toutes maturités confondues, baisse de 15% en un an.
Graphique 5
Source : Banque Centrale de Grèce.
Si l’on tient compte des crédits dont la maturité excède un an, on voit que cette baisse concerne très largement les crédits à court terme, soit ceux qui sont les plus importants pour le cycle de production des entreprises. Ce point est d’une importance capitale. En effet, si les entreprises grecques ne peuvent plus financer leur cycle de production de manière satisfaisante, il est illusoire d’espérer qu’elle pourront profiter de la baisse importante des salaires qui a été mise en place par les différents plans d’austérité. En d’autres termes, la dévaluation interne à laquelle s’est livrée le gouvernement grec ne servira à rien dans ces conditions.
II.IV. L’impact des effets sur la trajectoire économique de la Grèce.
On vérifie cela immédiatement sur le processus de production et d’investissement. En ce qui concerne la production industrielle, on constate un effondrement de celle-ci dans ses différentes branches, qui commence à se produire à l’été 2012. La production est ici indiquée en pourcentage du mois correspondant de 2005. Il n’est pas surprenant que les résultats soient sensiblement inférieurs à 100. Mais, ce qui est significatif est le tournant que semblent avoir pris la majorité des branches de l’industrie à partir de l’été 2012.
Graphique 6 (a)
Source : Service Hellénique des statistiques
Graphique 6 (b)
Les chiffres confirment que c’est bien à un effondrement de la production industrielle que l’on est confronté. Des branches, comme celles qui produisent les biens de capital ou les biens de consommation durables, semblent pratiquement à l’arrêt avec des montants mensuels de production qui sont égaux, voire inférieurs, à 30% du montant du mois correspondant de 2005.
Par ailleurs, l’investissement baisse considérablement tandis que le chômage augmente rapidement, et ceci depuis maintenant plusieurs années.
Graphique 7
Graphique 8
Source : HELSTAT
C’est, bien entendu, la conséquence directe de la contraction du crédit qui affecte la trésorerie des entreprises grecques. Mais, indirectement, la contraction du crédit, qui touche aussi les ménages, a un effet non négligeable sur l’investissement.
Graphique 9
Source : Service Hellénique des Statistiques HELSTAT.
Non seulement les entreprises investissent moins parce qu’elles sont dans une situation financière plus difficile et ont plus de difficultés à se procurer des liquidités, mais la baisse de la demande des ménages, impliquant une contraction de la demande interne, n’incite pas non plus à l’investissement. Les anticipations des entreprises ne peuvent être que négatives. Ceci confirme le mouvement de départ hors de Grèce, et dépit de la baisse des coûts, d’un certain nombre de grandes entreprises.
L’effondrement du commerce, dont l’indice (sur une base 100 en 2005) est passé de 148 au second trimestre 2008 à 90 au second trimestre de 2012 (soit une baisse de 40%) ne peut que conforter les anticipations très négatives des entrepreneurs sur la situation de la Grèce. Il faut ici ajouter que la combinaison de facteurs objectifs (la sortie de l’économie monétaire pour une partie des acteurs, la chute des crédits et donc des dépôts, la forte baisse de l’activité et de l’investissement) combinés à des facteurs subjectifs (les anticipations des entrepreneurs mais aussi d’une grande partie de la population) ne peut qu’avoir un effet très délétère sur la situation tant économique que sociale.
Ceci empêche en réalité la Grèce de « profiter » des effets de la dévaluation interne qu’elle subit. Si l’on regarde le commerce extérieur, il est frappant que les exportations, après un très léger rebond en 2010, restent relativement insensibles au contexte interne. Le gain du point de vue du commerce extérieur est essentiellement le fait d’un effondrement des importations.
Graphique 10
Source : IMF, World economic outlook, avril 2013, base de données.
En fait, on peut penser que les entreprises potentiellement exportatrices en Grèce soient désormais limitées du côté de l’offre par la contraction du crédit mais aussi par le vieillissement accéléré de l’appareil de production induit par la chute des investissements.
III. La Grèce est-elle une « petite » Russie ?
Ces évolutions rappellent immanquablement celles qui ont été observées en Russie, en particulier de 1995 à 1998[20].
III.I. Les convergences.
La transition en Russie a été en effet marquée par des phénomènes relativement semblables avec un développement du troc et une amorce de fragmentation de l’espace monétaire. Outre des transactions en nature, ou par l’intermédiaire d’instruments financiers (les Veksels) qui ne sont pas compensables en monnaie, on a vu se développer l’usage d’instruments monétaires alternatifs à la monnaie nationale: usage du dollar, mais aussi de Veksels émis cette fois par des banques régionales et circulant comme une véritable monnaie alternative. Ces derniers phénomènes se retrouvent dans d’autres pays de l’ex-URSS, comme en Ukraine.
Graphique 12
La démonétarisation de l’économie russe, dans la période 1993-1998, a constitué le phénomène le plus spectaculaire de la première phase de la transition. Pour la première fois on assistait à un développement du troc et des monnaies parallèles alors que l’inflation baissait et que les cadres d’une économie normalisée se mettaient en place. Au fur et à mesure que l’inflation s’est ralentie, les entreprises ont cessé progressivement d’utiliser le rouble pour leurs transactions. Ce phénomène a probablement été le plus corrosif du point de vue des bases théoriques de la macroéconomie standard[21].
On rappelle que, dans cette période, qui correspond en fait à la première phase de la transition, la politique du gouvernement russe avait été de combattre à tout prix l’inflation, identifiée comme essentiellement d’origine monétaire[22], et de chercher à rétablir le plus rapidement possible un équilibre budgétaire. Les mesures utilisées, coupes dans les dépenses, hausses des taux d’intérêts, ancrage nominal du Rouble sur le dollar, non-paiement par l’État de sommes contractuelles, plongèrent le pays dans le chaos économique et aboutirent à l’effet opposé à ce qui était souhaité. Si l’inflation baissa, la chute du PIB fut spectaculaire, et le déficit se reproduisit d’années en années car l’effondrement du PIB entraîna avec lui celui des recettes fiscales[23]. L’endettement du pays devint bientôt insupportable, et ce alors que la production avait baissée de près de 50%. En 1998, la Russie n’eut pas d’autres solution que de faire défaut sur sa dette en dévaluant massivement[24]. Une partie des événements de cette époque rappelle étrangement ce qui se passe aujourd’hui en Grèce, et d’une certaine manière en Espagne aussi. La Russie a connu à cette époque une phase de désintégration régionale, largement produite par les effets désastreux de l’austérité[25].
III.II L’économie de la fragmentation monétaire.
Le troc et la fragmentation monétaire peuvent être conjointement analysés comme un signe majeur de dysfonctionnement de l’économie sous l’impact de politiques alors dites de « stabilisation » mais dont la violence n’avait rien à envier aux politiques d’austérité à l’œuvre en Grèce[26]. Si l’on additionne le troc et les Veksels, il est probable que le troc, sous une forme directe ou indirecte, représentait entre 60% et les trois-quart des échanges interentreprises à la veille de la crise financière. Ce phénomène fut donc doublement spectaculaire. Tout d’abord par son point de départ et son ampleur ; en effet, l’usage du troc n’était pas inconnu, bien au contraire, dans l’économie soviétique. On a estimé le commerce illégal d’entreprise à entreprise usant de ce moyen à près de 50 % du commerce officiel dans les dernières années du régime[27]. La libération des prix de 1992 avait, entre autres, pour but de casser ce système et de permettre une monétarisation de l’économie. Elle semble bien y être initialement parvenue car la part du troc dans les échanges apparaît faible et pour tout dire résiduelle en janvier 1993. Dès lors, la montée ultérieure, qui se précise dès la fin de 1993, n’en est que plus surprenante. La constance et la rapidité du phénomène entre la fin du printemps 1995 et le début de 1997 constituent la deuxième surprise.
Graphique 13
Une analyse par branche du développement du troc révèle par ailleurs des tendances intéressantes. Tout d’abord, et contrairement aux idées reçues, le phénomène n’a pas trouvé son origine dans l’ancien bastion de l’industrie soviétique, la branche des constructions mécaniques. On rappelle ici que l’explosion des dettes inter-entreprises en 1992 avait été provoquée pour l’essentiel par les secteurs des industries de consommation et non, comme il avait été affirmé, par le “complexe militaro-industriel”. Un second point, sur lequel on reviendra, est la corrélation relative entre le pourcentage des transactions réalisées d’une part en troc et d’autre part en veksels, autrement dit en titres de paiements faisant eux aussi l’objet d’un troc, à l’exception notable et intéressante de la branche des carburants. On constate d’ailleurs des phénomènes identiques en Grèce aujourd’hui où le troc se développe mais en symbiose avec des systèmes alternatifs locaux de paiements, qui ne sont autres – en réalité – que des embryons de nouvelles monnaies.
Le développement du troc implique nécessairement la constitution d’un réseau pour que l’écoulement des produits puisse se faire sans que soient mobilisés des moyens de paiement en monnaie. Il est clair que cette forme de règlement comporte des coûts de transaction élevés et que l’inscription de l’entreprise dans un réseau stabilisé de correspondants peut aboutir à les faire baisser significativement. Les données disponibles confirment immédiatement cette intuition.
Tableau I
Part du troc et évolution de 1993 à 1997, par branche (en %)
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Part du troc en 1993
|
Part du troc en 1997
|
Augmentation
|
Part des veksels en 1997
|
Chimie |
21%
|
52%
|
31%
|
14
|
Métallurgie |
14%
|
46%
|
32%
|
8 / 5
|
Constructions mécaniques |
12%
|
41%
|
29%
|
10
|
Bois et dérivés |
12%
|
46%
|
34%
|
8
|
Matériaux de construction |
11%
|
59%
|
48%
|
13
|
Carburants |
10%
|
33%
|
23%
|
26
|
Textile et habillement |
8%
|
42%
|
34%
|
9
|
Industrie alimentaire |
6%
|
25%
|
19%
|
5
|
Production d’électricité |
4%
|
46%
|
42%
|
n.d.
|
Source : Rozanova I. M. (1998), Al’ternativnye formy finansovykh rascetov mezdu predprijatijami (Les formes alternatives de règlements financiers entre les entreprises), Problemy Prognozirovanija, n° 6, pp. 96-103, p. 98.
Pour la part des veksels, le premier chiffre dans la ligne métallurgie donne le pourcentage pour la métallurgie ferreuse et le second pour celles des métaux non ferreux.
Tableau II
Part du troc dans les transactions de l’entreprise (en %)
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Ancienneté de ses correspondants mesurée par la part en 1997 de ceux d’entre eux avec lesquels l’entreprise était déjà en contact avant 1992 (en %)
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Moins de 10
|
11
|
10 à 40
|
30
|
40 à 70
|
45
|
Plus de 70
|
63
|
Source : Rozanova, 1998, p. 99.
Le développement du troc n’a donc pas été une simple survivance du système soviétique. Les données de 1993 sont en effet bien plus faibles que celles de 1997. Mais il est clair qu’il a pu s’appuyer sur des structures héritées de la période précédente, comme les accords informels entre directeurs d’usines au sein d’une même chaîne de sous-traitance.
Les conséquences fiscales d’une telle sortie de l’économie « officielle » gérée en Roubles a eu des conséquences dramatiques sur la collecte fiscale. Entraînant alors l’État à emprunter dans des proportions de plus en plus importantes, cette situation a abouti au défaut de la Russie sur sa dette souveraine et à une dévaluation massive en août 1998. Mais, il est frappant de constater que ceci n’a pas entraîné l’effondrement de l’économie russe mais au contraire son redémarrage. Alors que les prix des hydrocarbures restent faibles (et le resteront jusqu’à l’été 2002) la Russie renoue dès 1999 avec une forte croissance[28].
L’histoire de la Russie contient donc à la fois des indications sur ce qui attend la Grèce à relativement brève échéance, mais laisse présager que cette sortie de crise pourrait en définitive se révéler positive pour la population Grecque.