lundi 11 mars 2013
Paralysie politique aux États-Unis
Paralysie politique aux États-Unis
« Séquestration. » Le mot est fort. Il désigne des règles définies par le Congrès des États-Unis, en 2011, pour obliger les politiques à s'entendre sur les économies budgétaires nécessaires. Une classe politique profondément divisée, que cette menace de coupes sombres automatiques dans les dépenses fédérales n'a pas suffi à rendre sage. Pour la première fois, l'accord s'est révélé impossible. Ce qui avait été évité le 1er janvier est devenu réalité le 1er mars.
Faute d'accord, ce gros tour de vis budgétaire va produire ses effets sur les services publics et, en particulier, sur le budget de la Défense. La croissance pourrait s'en trouver affectée, avec des conséquences sur le taux de chômage en Amérique, voire sur l'état de l'économie mondiale.
Comment la première puissance au monde peut-elle se tirer ainsi, non pas une balle dans le pied, mais l'équivalent symbolique d'une bombe nucléaire ? Aux États-Unis, la « vétocratie » - le pouvoir de blocage - menace la démocratie depuis longtemps. Des institutions inspirées par les philosophes des Lumières, visant à protéger l'équilibre des pouvoirs, ne sont visiblement plus adaptées au fonctionnement du pays. Elles ont fait la grandeur de la République américaine naissante. Elles contribuent à sa faiblesse structurelle aujourd'hui.
Au-delà de cette inadéquation, le blocage est devenu une réalité pour trois raisons supplémentaires. La première, présente depuis longtemps, tient aux divisions profondes de la société américaine. Il existe un désaccord fondamental entre conservateurs et libéraux (au sens américain du terme : progressiste) sur le rôle que doit jouer le gouvernement dans l'économie et la société. Pour la majorité des Républicains, l'État est un mal ; on doit au maximum limiter son influence et donc son budget. Pour les Démocrates, l'État est indispensable, non seulement pour protéger les plus faibles, mais pour relancer l'économie et moderniser la société.
À ce désaccord classique s'ajoute un fait nouveau : la faiblesse d'un parti républicain fragmenté, en quête d'un leader de rechange après sa sévère défaite à la présidentielle de 2012. Divisé sur les questions de société comme l'avortement ou le mariage pour tous, le parti républicain doit faire preuve de fermeté sur ce qui l'unit encore : son hostilité au Big State, l'État interventionniste et dispendieux qui a mené l'Amérique à l'endettement et au déficit qu'elle connaît aujourd'hui.
Face à cette radicalisation d'un parti affaibli, Barack Obama a choisi, pour des raisons en partie tactiques, l'affrontement direct, quel que puisse en être le coût. Les élections de mi-mandat ont lieu en 2014. S'il entend entrer dans l'Histoire comme un grand réformateur en matière de santé, d'immigration et de contrôle des armes, il a besoin de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants. Il peut se tourner vers le peuple américain et lui dire : « Voyez ce que le veto du parti républicain a entraîné : des queues plus longues dans les aéroports, un chômage renforcé, une sécurité amoindrie à l'intérieur comme à l'extérieur ! »
Le parti républicain a sans doute fait le pari inverse, jouant sur le fait que les élections de mi-mandat ne sont traditionnellement pas favorables au parti au pouvoir, espérant ainsi regagner la majorité au Sénat. Quoi qu'il en soit, l'Amérique risque de souffrir (et nous avec) de cette paralysie autodestructrice, sinon de cet instinct autodestructeur.
Mythomanie de la lutte des classes
Transmission des inégalités entre générations : nous sommes d’autant plus heureux de publier une étude sur les travaux de Gregory Clark, un économiste anglais, professeur à l’Université de Californie, que ces travaux ont donné lieu à des interprétations absolument divergentes.
Mobilité sociale et générations
Dans un billet récent sur Stiglitz, nous avons traité certaines faiblesses dans l’argumentation de ceux que nous appelons les néo-égalitaristes. Par ce terme, nous désignons les membres d’un courant de pensée qui tente de rétablir l’idéologie étatiste et collectiviste désastreuse du socialisme-marxisme par des voies détournées.
Notre analyse soulignait en particulier que l’escamotage systématique du concept de mobilité de revenus au cours d’une vie et la dénonciation conspirationniste de centiles statistiques mesurés à un moment donné enlevaient beaucoup de mérite à l’acte d’accusation. Le sujet complexe de l’inégalité réclame tout autant une mise en perspective longitudinale (répartition au cours du temps) que transversale (répartition à un moment donné).
Pour compléter encore et, espérons-le, enrichir ce débat sur l’inégalité, nous voulons ici présenter les travaux fascinants sur la mobilité sociale intergénérationnelle réalisés par Gregory Clark, historien économique de l’Université de Californie. Leur caractère un peu extraordinaire provient de l’étendue de la période étudiée : certaines de ses séries de données commencent au XIIème siècle !
Quelle classe dirigeante ?
Le titre de la principale étude de Clark que nous utiliserons ici est en effet : Was there ever a Ruling Class ? 1,000 years of Social Mobility in England [Y a-t-il jamais eu une Classe Dirigeante ? 1.000 ans de Mobilité Sociale en Angleterre].
La notion de classe dirigeante, cette clé de voûte de la paranoïa marxiste, se retrouve par exemple dans le vieux concept français des « 200 familles » riches qui contrôleraient dans l’ombre tous les ressorts de la nation.
À travers l’analyse de vénérables registres, Clark détermine le destin économique de noms de familles de l’élite médiévale sur plusieurs siècles. Ont-elles pu se maintenir au sommet ? Clark le mesure en regardant la fréquence d’apparition de leurs patronymes sur les registres des deux universités d’élite, Oxford et Cambridge (Oxbridge), qui recrutent typiquement 1-2% de la population du pays, par rapport à leur fréquence d’apparition dans l’ensemble de la population. C’est ce qu’il définit comme la représentation relative. Il utilise d’une part les noms de famille des conquérants normands arrivés en 1066 (par exemple Baskerville, du village de Bacqueville en Normandie) et d’autre part ceux d’un registre de grands propriétaires terriens féodaux de l’époque (1235-99 Élite). Les résultats sont remarquablement similaires :
L’échelle verticale est logarithmique : la chute est donc massive et constante, dès le Moyen-âge. Depuis près d’un millénaire, les élites britanniques n’ont pu se maintenir au sommet de la pyramide sociale.
La convergence constante riches-pauvres
À partir du XIXème siècle, l’existence de données testamentaires fiables permet même de tracer et de quantifier l’évolution du patrimoine de familles initialement riches et pauvres grâce aux chiffres fournis par le testament au moment du décès.
L’axe des ordonnées mesure le logarithme du montant du testament rapporté au salaire moyen de l’année concernée. La borne Riches est fixée à £1 260, soit 22 fois le salaire moyen de l’époque. Voir étude pour détails.
La convergence ici aussi est constante. Clark note le point fondamental suivant :
Le taux de mobilité sociale en Angleterre était aussi élevé au Moyen-âge que depuis la Révolution Industrielle. (…) La méritocratie moderne ne parvient pas à créer plus de mobilité sociale que l’oligarchie médiévale. Plutôt, ce taux semble être une constante physique sociale, au-delà du contrôle du constructivisme social.
Dans un autre papier intitulé What is the True Rate of Social Mobility ? [Quel est le vrai taux de mobilité sociale ?], Clark trace l’évolution du statut social de patronymes rares selon plusieurs axes d’analyse. Le premier étudie le destin au fil du temps de patronymes surreprésentés à Oxbridge au début du XIXème siècle, en différenciant ceux des familles les plus fortunées. Nous avons laissé ici le graphique en échelle linéaire pour bien représenter l’ampleur de la chute :
Des résultats de tendance identique sont obtenus pour la représentation de patronymes d’élite (riche ou Oxbridge) au Parlement Britannique, indépendamment de l’institution du suffrage universel en 1923 qui, contre-intuitivement, ne modifie en rien les tendances.
La cruciale élasticité intergénérationnelle
Pour quantifier la perte d’une génération à l’autre, Clark définit un coefficient d’élasticité intergénérationnelle qu’il suffit de multiplier par le chiffre de la génération précédente pour obtenir la position de la génération suivante. Un coefficient de 1 signifierait donc un statut inchangé. Il obtient les évaluations suivantes pour différentes dimensions du statut social :
Notons au passage que ces chiffres correspondent à un groupe de même patronyme qui rassemble plusieurs familles, ce qui crée un effet de lissage. L’élasticité père-fils stricto sensu, mesuré entre deux individus seulement, est beaucoup plus basse en raison du plus grand aléa que crée l’absence de moyenne de groupe. Clark mentionne une fourchette de 0,4-0,5 dans la littérature académique.
Confirmations par comparaisons internationales
Sommes-nous en présence d’un phénomène purement anglais ? Clark est en train de rédiger sur le sujet un livre qui inclura des comparaisons internationales. Un papier récent [1] publié sur la Suède donne un avant-goût des résultats.
Voici ce que donne la représentation relative au sein de deux universités prestigieuses (Lund et Uppsala) des familles au nom latinisé (Linnaeus, Celsius, etc.), un marqueur ancien d’éminence sociale :
Voici le graphique très frappant pour les membres de l’Académie Royale (environ 0,1% de la population totale), incluant les patronymes terminant en « …son », marqueur d’origine sociale modeste :
La part de l’élite historique dans le nombre de sièges à l’Académie a fondu d’environ 50% à 4%, à un rythme remarquablement constant.
Clark écrit :
De tels taux de mobilité sont les mêmes que ceux que nous observons pour les statuts sociaux sous-jacents parmi un ensemble varié d’autres pays dont le Royaume-Uni, les USA et même l’Inde et la Chine.
Un autre travail en cours donne ainsi ce premier résultat remarquable sur la représentation des noms brahmanes, caste d’élite indienne, parmi les médecins du Bengale :
Des pays aux politiques publiques et aux inégalités sans aucun rapport, manifestent pendant des siècles une mobilité sociale d’ordre comparable. Quelle magie noire s’opère ?
De l’immuable mobilité
L’auteur offre la conclusion suivante :
La forte persistance du statut social, dans un pays qui compte de nombreuses années de fourniture généreuse d’opportunités et de financement d’éducation, à un taux similaire à celui d’autres pays sans de telles dépenses égalisatrices, suggère que les forces qui déterminent la mobilité intergénérationnelle doivent être fondamentalement liées à la formation et au fonctionnement des familles. Il se peut que ces forces soient impossibles à modifier avec une politique publique.
Un autre papier adopte un éclairage un peu différent, évoquant la dialectique génotype-phénotype (hérédité biologique / inné - impact environnemental / acquis) :
Les effets modestes des changements institutionnels majeurs sur la mobilité sociale impliquent que le facteur déterminant de la persistance est la transmission au sein de la famille – soit via les gènes soit via l’environnement familial – et que les perspectives d’augmenter la mobilité par une action étatique sont modestes.
Sortir de l’utopie incantatoire
Le graphique ci-dessous rappelle les dépenses d’éducation par habitant du gouvernement britannique, et leur forte croissance depuis leur mise en place :
Bien conscient de cet effort d’investissement public considérable, Clark est pourtant sans ambiguïté :
L’avènement de l’éducation de masse financée publiquement ainsi que le suffrage universel n’améliorent pas la mobilité sociale.
De même :
Il n’y a pas d’indication d’un accroissement de la mobilité sociale parmi les générations récentes, en dépit de l’augmentation majeure du soutien public pour l’éducation de 1870 à 1970 et en dépit de périodes de taxation fortement progressive.
La collectivisation et l’étatisation toujours croissantes, avec la débauche de dépenses qui les accompagne, n’ont eu aucun impact détectable sur la mobilité sociale. Les constructivismes sont en échec sur ce point critique des questions d’inégalité. Les hommes politiques qui se gargarisent du résultat de leur action dans ce domaine ont certes l’excuse de leur vraisemblable ignorance, mais s’arroger le crédit imaginaire d’une société plus mobile et méritocratique constitue donc une imposture au regard des faits, ces choses têtues.
Le métabolisme des sociétés humaines obéit à d’autres lois que celles des bonnes intentions utopistes. Le concept de classe dirigeante n’est qu’un mythe dogmatique, qu’une affabulation ou, sans doute, qu’une arme de propagande. Le sommet de la société pyramidale est le lieu permanent de flux entrants et sortants et rien ne permet d’indiquer que le taux de rotation y soit inférieur à celui des talents dans l’ensemble de la nation.
« Seul l’éphémère dure » [2]
Un sous-groupe de citoyens qui ont la bonne fortune de devenir éminents retournera à un destin insignifiant avec la même inéluctabilité que la perte de radioactivité d’un morceau d’uranium ou la rechute d’un ballon lancé en l’air. Un graphique de Clark l’illustre magistralement. Il nous montre la surreprésentation relative de patronymes d’Oxbridge de la génération de 1800-1829, tout au long de 15 générations, avant et après leur moment de culmination académique :
Sic transit gloria mundi… Ce graphique donne un nouvel éclairage amusant aux fameux propos de Karl Marx dansLe Manifeste Communiste :
Ce que produit donc la bourgeoisie, avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs.
Pas totalement faux, Karl. Cependant, ascendance et déchéance se succèdent brutalement sans prêter grande attention à l’habillage politique institutionnel du moment. Cette indifférence aux « superstructures » fait que le délire marxiste et sa prétention de scientificité tapent dans le vide. Faut-il retourner le compliment de « fausse conscience » idéologique manipulatrice que le marxisme épingle à la pseudo-classe dirigeante ?
Les prétentions égalitaristes des colporteurs d’utopies constructivistes semblent donc bien vaines : l’État-providence, en dépit de l’énormité de son enflure, n’a pas modifié significativement la mobilité sociale, l’un de ses chevaux de bataille obsessionnels et sans doute la plus chimérique de ses revendications de succès.
La complexité et l’invariance de la dynamique des sociétés humaines dépassent clairement l’entendement des idéologies surannées dont celles-là se nourrissent et qui les conditionnent. Nous sommes donc heureux de pouvoir répondre à la question du Time par l’affirmative :moving up looks as good as ever !
Guerre ou Paix
Un symptôme évident de la survie de cette mythomanie de la lutte des classes était lisible dans un sondage publié par L’Humanité début janvier. Le porte-voix marxiste y claironnait sa satisfaction sardonique de voir que le pourcentage de Français considérant la lutte des classes comme une réalité a progressé de 40% en 1964 à 64% en 2013. « Le pire, c’est le meilleur » disait Lénine. Radicaliser par tous les moyens l’animosité entre les citoyens a toujours été au cœur de l’action socialiste-marxiste et de tout néo-égalitariste qui se respecte. Alors que tant de pays ont choisi la voie de l’apaisement et de la coopération, la France retourne tête baissée dans la stigmatisation et le conflit de classe ostracisant.
Concédons que les fondements idéologiques de l’égalitarisme enragé datent de plus d’un siècle et que le savoir humain sur ces sujets complexes a beaucoup progressé depuis. Mais qu’il nous soit donc également permis de dénoncer ce charlatanisme qui persiste dans un obscurantisme et une imposture de fait, qui ne peuvent plus se targuer ni de leurs bonnes intentions, ni de leur bonne foi. Le déni de réalité de la mobilité sociale est devenu un déni de modernité.
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