Son dernier né, l’iPad, est un succès mondial, sa croissance et ses bénéfices explosent. Les secrets de la firme californienne ? Il faut les chercher dans le cerveau du boss.
Le 7 juin dernier, sur les coups de 18 h 30, une vingtaine d’adeptes se sont rassemblés dans un bar du centre-ville de Nantes, le Flesselles, afin d’assister à une retransmission un peu particulière : la présentation par Steve Jobs de la quatrième version de l’iPhone. Pendant près de deux heures, ils ont suivi religieusement l’exposé de leur gourou à San Francisco. Le pire, c’est qu’ils n’avaient que quelques fils d’infos et des photos du show à se mettre sous la dent.
Quel autre P-DG au monde peut ainsi remplir les cafés comme lors des matchs du Mondial ? Pour l’iPad, six mois plus tôt, ce fut le même cirque. A chacune de ses sorties, Steve Jobs jouit d’une couverture médiatique gratuite que Microsoft, Google et Facebook réunis ne pourraient pas même se payer. Mais comment ne pas faire la ola à chaque nouveau lancement ? En 2001, l’iPod a révolutionné l’industrie musicale. En 2007, l’iPhone a quasiment créé l’Internet mobile. Et l’iPad, en vente depuis avril 2010, bouleverse déjà les mondes de la presse et de l’édition. Autant de best-sellers qui se transforment en cash. En 2009, le chiffre d’affaires d’Apple a atteint 42 milliards de dollars. Soit 108% de plus qu’en 2006. Au deuxième trimestre de l’année 2010, nouveau bond en avant avec 15,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires (soit 61% de plus que l’an dernier à la même époque), ce qui permet d’espérer que les ventes mondiales s’élèveront à 63 milliards de dollars cette année. Fin mai, Steve Jobs s’est offert la victoire suprême : dépasser en Bourse Microsoft, l’ennemi de toujours. Quel est son secret ? Tour à tour inventeur de génie, manager impitoyable et négociateur redoutable, le meilleur patron du monde (selon «Harvard Business Review») est à la fois admiré par ses troupes et idolâtré par les technophiles et les analystes financiers.
A Cupertino, le siège californien d’Apple, le succès n’est pourtant pas monté à la tête du cofondateur. «Je l’ai trouvé détendu, très sympa», témoigne Stéphane Richard, le directeur général d’Orange, qui s’est entretenu plus d’une heure avec lui en mai dernier. «Magic Steve» continue d’avaler des sushis au milieu de ses salariés à la cafète, toujours vêtu d’un Levi’s 501 et d’un sous-pull noir. Sa vie privée n’a pas non plus basculé. A Palo Alto, la petite cité chic (à mi-chemin de San Francisco et de la Silicon Valley) où il réside avec son épouse, Laurene, et leurs trois enfants, il continue d’aller parfois sans garde du corps sur Emerson Street déguster les yaourts macrobiotiques de Patama, la jolie patronne de la boutique Fraiche. Même le vigile en 4 x 4 que nous avions croisé devant sa maison, il y a un an, a disparu.
Le numéro 1 d’Apple n’est d’ailleurs pas le nabab que l’on imagine. Entendons-nous bien, Steve n’est pas pauvre comme Job. Mais sa fortune – 3,8 milliards d’euros, selon «Forbes» en 2009 – ne le classe qu’au 136 rang mondial, loin des 37 milliards de Bill Gates, le fondateur de Microsoft, qui s’est lancé à la même époque que lui, et des 12 milliards amassés par Sergey Brin, le père de Google, de dix-huit ans son cadet. L’explication est simple : son conseil d’administration a beau le gaver de stock-options depuis son retour chez Apple en 1997, Jobs ne possède que 0,61% de la société qu’il a cofondée avec Steve Wozniak, sa participation s’étant diluée au fil de l’histoire mouvementée de la compagnie. Avec les 5% du capital qu’il s’est offerts il y a treize ans, le prince Al-Walid en a largement plus profité que lui. Rageant ? «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’être l’homme le plus riche du cimetière, mais d’aller au lit en me disant que j’ai fait quelque chose de merveilleux aujourd’hui», avait philosophé Jobs dans un entretien au «Wall Street Journal».
Ces derniers temps, il doit dormir comme un bébé. L’iPad a séduit 3,3 millions de clients en trois mois de commercialisation, et les cabinets spécialisés prévoient qu’il s’en vendra entre 7 et 10 millions au total en 2010, selon qu’Apple saura ou non faire face à l’explosion de la demande avant les fêtes de fin d’année. Quant au succès de l’iPhone, il ne se dément pas. Au premier trimestre, Apple en a vendu 8,7 millions, deux fois plus qu’un an plus tôt. Au deuxième, 8,7 millions aussi, soit une progression de 130%. Son secret ? «Quand les autres se focalisent sur le matériel, la firme à la pomme se concentre sur l’ergonomie», explique Marc Oiknine, du fonds Alpha Capital Partners. «Jobs a le facteur "waouh !"», ajoute Randy Komisar, ancien directeur juridique d’Apple devenu capital-risqueur dans la Silicon Valley. Ses produits procurent du plaisir.» Apple est la meilleure illustration qui soit de la fameuse théorie de l’économiste libéral français Jean-Baptiste Say – «l’offre crée la demande» – qu’il faudrait presque rebaptiser «loi de Jobs». Ceux qui assurent aujourd’hui que l’iPad ne répond à aucun besoin ont peut-être raison. Mais ils affirmaient aussi, lors du lancement de l’iPhone, que personne n’irait naviguer sur Internet avec son téléphone portable. Selon un sondage SFR-GroupM réalisé en mars, 4 millions de Français le font désormais tous les jours. La firme à la pomme a maintenant l’intention que les Chinois succombent eux aussi à «l’applemania». Elle ne possède pour l’instant que deux magasins dans l’empire du Milieu, à Pékin et Shanghai, mais prévoit d’en ouvrir 25 autres d’ici à mars 2012.
Un pari sur le pouvoir d’achat des businessmen et des yuppies des grandes mégapoles chinoises, car la «Job’s touch» permet à Apple de pratiquer des tarifs extravagants. En France, l’iPad 3G, équipé d’une mémoire de 64 gigaoctets, est ainsi vendu 799 euros. Et l’iPhone 3GS était commercialisé, hors abonnement, 659 euros à sa sortie en juin 2009, alors que le Samsung Wave, qui le surpasse techniquement, est sorti en juin à 349 euros. Et ne parlons pas des ordinateurs. Le MacBook Pro de 17 pouces se monnaie près
de 2 200 euros, contre 1 600 pour des PC comparables. Ajoutez le talent du fondateur d’Apple pour mener les négociations dans lesquelles on parle gros sous : il profite de sa position de force pour gagner la partie à chaque fois, qu’il s’agisse de tordre le bras aux opérateurs téléphoniques, aux développeurs d’applications ou à ses fournisseurs asiatiques. Et jetez enfin dans la balance des dépenses de recherche bien moindres que celles des petits copains – 3% du chiffre d’affaires contre 15% chez Microsoft. Vous avez la recette des profits colossaux qu’engrange la firme à la pomme. Selon les calculs du cabinet iSuppli, Apple réalise ainsi une marge brute de 50% sur l’iPhone, quand ses rivaux doivent se contenter de 20 à 40%.
Attention pourtant : les faibles investissements d’Apple en matière de recherche et développement n’empêchent pas la firme d’innover à tout va. Le 20 avril dernier, l’Office américain des brevets a ainsi enfin enregistré le design de l’iPod. Ce lecteur MP3 qui révolutionne l’industrie musicale depuis 2001 est désormais protégé pour quatorze ans. Jusque-là, rien d’étonnant. Sauf que, en étudiant le document, on trouve parmi les inventeurs un certain Steve Jobs, Palo Alto. Eh oui, le P-DG d’Apple lui-même revendique cette trouvaille. Et s’il n’y avait que celle-ci ! Du chargeur électrique des MacBook à l’écran Multi-Touch (qui permet de dézoomer en pinçant les doigts sur l’iPhone), Jobs a cosigné 174 brevets ! Par comparaison, Sergey Brin, le cofondateur de Google, et Bill Gates, deux grosses têtes dans leur genre, en affichent neuf et cinq.
Ne cherchez pas, aucun autre grand patron au monde n’est aussi créatif. Depuis l’ordinateur Apple I de 1976 au tout récent iPad, en passant par l’iMac, l’iPod et l’iPhone, toutes les inventions de la firme ont pris racine dans le cerveau de son boss. Une matière grise bigrement efficace ! Quand Microsoft engloutit 6,3 milliards d’euros en 2009 en recherche pour des résultats mitigés, Apple enchaîne les best-sellers pour 930 millions «seulement». Ce palmarès laisse admiratif Jean-Louis Gassée, ancien associé de Jobs : «Au vu de tout ce qu’il a fait, on devrait ériger sept statues à sa gloire.»
Au commencement, il y a donc l’idée. «J’ai aménagé mon emploi du temps pour consacrer la moitié de mes journées aux nouveautés», expliquait Steve Jobs en 2004 à «Business Week», dans l’une de ses très rares interviews. Véritable éponge numérique, le patron d’Apple étudie d’abord attentivement les dizaines de suggestions que lui envoient chaque jour par e-mail des petits génies. En échange des commandes colossales qu’il leur passe, il extorque aussi aux fournisseurs les secrets industriels des concurrents. «Il dispose d’un réseau incroyable, confirme Thomas Lot, l’ancien patron d’Apple France. Il est au contact permanent des meilleurs inventeurs de technologies.» L’ingénieur Jean-Marie Hullot est l’un d’entre eux. C’est lui qui a soufflé l’idée de l’iPhone dès 2001 (soit six ans avant sa sortie). «Sur le moment, il l’a refusée, se souvient Hullot. Et il avait raison !»
Le sens du timing : voilà l’autre grand talent du patron d’Apple. «Ses produits ne sont jamais révolutionnaires, mais ils arrivent toujours au bon moment», analyse Micah Siegel, professeur à Stanford. Le petit français Archos avait certes devancé l’iPod puis l’iPad, et la technologie Multi-Touch de l’iPhone existe depuis 1984. «Mais Steve Jobs ne sort jamais une techno pour une techno, il veut que l’objet soit parfait», analyse Jean-Marie Hullot. Autrement dit, il concentre plus d’une dizaine d’innovations (certaines issues des cerveaux maison, d’autres venues d’ailleurs), en une «synthèse créative» dont le design et l’ergonomie démodent tout ce qui existait auparavant.
Une fois qu’il est sûr de son coup, Jobs présente son bébé lors de la réunion annuelle du top 100. Avec la passion d’un jeune papa. «Quand il nous a montré une ébauche de l’iPod, beaucoup d’entre nous étaient sceptiques, se souvient un cadre. Mais
ça le motivait de répondre à nos inquiétudes.» Débute alors un processus de deux ans au centre duquel se trouve Jonathan Ive, vice-président en charge du design. Ancien directeur de l’e-commerce d’Apple, Philippe Bouissou en résume le scénario. Steve dit : «Vous faites un iPhone grand comme ça.» Les ingénieurs répondent : «C’est impossible.» Steve insiste : «J’en ai rien à foutre, faites-le quand même.» Jonathan Ive trouve alors un compromis.
Là où le patron refuse de transiger, c’est sur la simplicité d’usage. Tout au long du développement du produit, il se met dans la peau du client. Ses chercheurs lui soumettent la fonction de reconnaissance des visages d’iPhoto, lancée en 2009 ? «Aussitôt, il branche son iPhone sur l’ordinateur pour voir comment le logiciel réagit, raconte un développeur. C’est différent d’un Bill Gates, avec qui j’ai bossé huit ans chez Microsoft. Ce dernier nous aurait plutôt poussés à améliorer encore l’algorithme. A l’arrivée, notre solution n’était peut-être pas la plus performante, mais c’était sûrement la plus simple.»
Steve Jobs prône la même épure pour le matériel. Quand ses concurrents empilent les fonctionnalités, Apple assume les impasses. L’iMac fut l’un des premiers ordinateurs sans lecteur de disquettes, l’iPhone ne permettait pas jusqu’en juin de faire tourner plusieurs applications en même temps (multitâche) et l’iPad n’a pas de port USB. A chaque fois, les passionnés d’informatique hurlent. «Il
y a une déconnexion croissante entre les technophiles et le grand public, estime Jean-Louis Gassée. Steve travaille pour ce dernier.» Et il pense à des innovations toutes bêtes : un cordon aimanté pour connecter facilement l’ordinateur portable MacBook, un pavé tactile pour faire défiler un long document, au lieu de la fastidieuse barre de défilement.
Ces astuces surprennent d’autant plus qu’elles sont tenues secrètes jusqu’au jour de la sortie. Installés dans le bâtiment 5 du siège de Cupertino, les collaborateurs de Jonathan Ive doivent badger à plusieurs reprises avant d’atteindre leur atelier. Sur place, ils parlent en langage codé – Acme pour l’iPhone, K48 pour l’iPad –, bricolent sous caméras de surveillance, masquent d’un voile noir les prototypes sensibles et allument un spot rouge pour signifier «interdiction d’entrer». Régulièrement, les managers confient une fausse info à un chercheur pour le piéger en cas de fuite. Des salariés sont même invités à mentir. «Un de mes cadres a planché des mois sur la suite logicielle iWork de l’iPad sans que son chef direct le sache», raconte un ancien dirigeant de la société.
Dernière singularité d’Apple en matière d’innovation : la firme veut rester maître de son calendrier. «A la différence des concurrents, qui ont peur de la réaction des marchés, Jobs ose retarder une sortie s’il n’est pas satisfait du résultat», explique Sanjay Dalal, auteur d’«Apple’s Innovation Strategy». En avril 2007, la marque à la pomme a ainsi repoussé de cinq mois la sortie de l’OS Leopard pour concentrer ses forces sur l’iPhone. Apple s’évite également une pression inutile en zappant les salons professionnels. «Prenez l’exemple de Microsoft, note un ancien de la firme. Ils se sont précipités pour annoncer la tablette Courier à Las Vegas en janvier, avant de l’abandonner quelques mois plus tard. Quand Apple fait une annonce, le produit est en rayon dans les jours qui suivent !»
Quel sera justement le prochain best-seller de la pomme ? Pour percer les secrets de Cupertino, Capital s’est plongé dans les innombrables brevets obtenus par la firme ces derniers mois. Certes, beaucoup resteront à l’état de concept. Mais ils donnent quelques pistes intéressantes, notamment dans la télévision. Après l’échec de son boîtier Apple TV, lancé en 2007, Steve Jobs recherche la «killer application», l’innovation décisive qui bluffera les téléspectateurs. Ce pourrait être la télé sensitive : décroché en juin 2009, le brevet 7552031 détaille une technologie qui permettrait de ressentir les coups reçus par un boxeur pendant un match télévisé ! De quoi, peut-être, mettre une fois de plus KO toute la concurrence.
Les pommiers vont-ils pour autant monter jusqu’au ciel ? Au-delà des prouesses commerciales, boursières et financières (le trésor de guerre disponible pour investir à tout moment s’élève ainsi à 46 milliards de dollars de cash, un record pour une firme high-tech), Steve Jobs voit poindre les soucis. De cannibalisation, d’abord. Une récente étude de Morgan Stanley montre qu’un quart des acheteurs de l’iPad renonceraient à l’achat d’un MacBook, et quatre sur dix à celui d’un iPod touch. Déjà, les ventes du baladeur MP3, boulotté par l’iPhone, ont chuté de 5,5% au début de 2010. Un sérieux avertissement.
Apple vit aussi sous la menace de plusieurs enquêtes antitrust aux Etats-Unis. On le soupçonne, pêle-mêle, de tuer la concurrence dans la musique en ligne (en faisant pression sur les labels pour qu’ils favorisent iTunes au détriment d’Amazon), d’abuser de sa position dominante en refusant que l’iPad lise les vidéos issues de la technologie Flash d’Adobe et aussi d’exclure Google du marché publicitaire sur l’iPhone 4.
Plus préoccupant encore, l’image du groupe se dégrade. Quand il verrouille le Web, en interdisant aux plates-formes concurrentes, comme Cydia, de vendre leurs applications sur l’iPhone ou l’iPad. Quand on apprend qu’une dizaine d’ouvriers chinois du sous-traitant taïwanais Foxconn (qui les fait turbiner soixante-douze heures par semaine) se sont suicidés. Quand Jobs censure des contenus qu’il juge trop érotiques ou politiques, comme le «Kama-sutra» ou des caricatures d’hommes politiques américains. Ou quand on apprend qu’il traite fréquemment ses cadres de «stupid guys», les réveille à 2 heures du matin pour des broutilles et pique des colères homériques. Aurait-il changé de camp ? En 1984, pour lancer le Macintosh, il s’était offert une pub pendant le Superbowl dans laquelle il comparait IBM (sans le nommer) à Big Brother. Aujourd’hui, une parodie de cette réclame fait fureur sur le Web. Steve Jobs y est associé au héros de George Orwell. Pour l’instant, elle est encore disponible sur l’iPhone…