Patrick Buisson, 62 ans, spécialiste des études d'opinion, est conseiller de Nicolas Sarkozy. Cet ancien journaliste fait partie de l'équipe resserrée que le candidat réunit chaque soir à l'Elysée.
Issu de la droite maurassienne, M. Buisson fut responsable dans les années 1980 de l'hebdomadaire d'extrême droite Minute.
Il a conquis M. Sarkozy en lui prédisant la victoire du non au
référendum européen de 2005. Il orchestra en 2007 le virage à droite de
M. Sarkozy, sur le thème de l'identité nationale. Il dirige la chaîne
Histoire, filiale de TF1, et la société de conseil Publifact. Il a été
mis en cause par la Cour des comptes pour ses services facturés à
l'Elysée sans appel d'offres.
Nicolas Sarkozy a-t-il perdu l'élection ?
Patrick Buisson : Les médias racontent l'histoire à laquelle ils ont envie de
croire. Ce serait mieux s'ils s'intéressaient à celle qui est en train de s'
écrire.
Le rapport de forces du second tour tel qu'il ressort actuellement des
enquêtes d'opinion repose sur l'hypothèse, jamais vérifiée à ce jour
dans un scrutin présidentiel, d'une abstention sensiblement plus
importante au second tour qu'au premier.
Que nous disent aujourd'hui les sondages ?
Qu'entre 40 % et 50 % de l'électorat de Marine Le Pen se refuse à
faire un choix pour le second tour dans le cas d'un duel Sarkozy-Hollande, et qu'environ un tiers de l'électorat de
François Bayrou
est dans ce cas. L'avantage du candidat socialiste est donc construit
sur un scénario qui verrait 4 à 5 millions d'électeurs du premier tour
ne pas
aller voter au second. Autrement dit, sur du sable.
Depuis 1965, il n'y a pas eu un scrutin présidentiel où la
participation au second tour n'a pas été supérieure à celle du premier.
La plupart de ceux qui disent ne pas
vouloir choisir iront
voter le 6 mai. Et les réserves sont ici plutôt du côté de Nicolas Sarkozy que de
François Hollande. Les sondages ne sont que des instantanés qui donnent l'illusion du réel. En peinture, cela s'appelle un trompe-l'œil.
Vous annoncez depuis des semaines l'effondrement de François Hollande. Où est-il ?
Au lendemain de la primaire socialiste, François Hollande
recueillait, selon les instituts, entre 35 % (IFOP et Ipsos) et 39 %
(BVA) des intentions de vote. La dernière enquête réalisée le lundi 12
mars – celle de l'IFOP – le situe à 27 %. Libre à chacun d'
interpréter
ces chiffres comme bon lui semble mais n'importe quel politologue vous
dira que ce qui compte dans une campagne, ce ne sont pas les niveaux
mais les tendances. En d'autres termes, c'est le film qui raconte
l'histoire, non les instantanés. Or, depuis novembre, la courbe des
intentions de vote en faveur de Hollande est orientée à la baisse.
La tendance en faveur de Nicolas Sarkozy, depuis son entrée en
campagne, est non moins incontestablement haussière. Les plus audacieux
ajouteront qu'il suffit de
prolonger les courbes pour
connaître le résultat final.
Pourtant, M. Hollande reste très haut…
Il est à peu près au niveau de premier tour où les instituts situaient
Ségolène Royal
en 2007 à pareille époque et tout indique qu'il rassemblera le 22 avril
moins de suffrages que celle-ci. Il n'y a aucune dynamique en faveur du
candidat PS.
A la différence de la campagne de M
me Royal, celle de
François Hollande ne suscite ni élan ni adhésion. On arrive même à une
situation tout à fait paradoxale et inédite : c'est la première fois
qu'un candidat recueille dans certaines enquêtes moins de souhaits de
victoire que d'intentions de vote au premier tour. Les motivations du
vote Hollande sont pour les deux tiers de
battre le candidat sortant.
Toute la stratégie du candidat socialiste a été bâtie sur l'idée que
l'élection serait un référendum anti-Sarkozy et qu'il n'y avait pas
besoin d'un moteur de secours. Rien n'a été prévu au cas où le moteur
aurait des ratés et où le pseudo-référendum tournerait au duel. Avec le
croisement des courbes du premier tour, François Hollande ne peut plus
se
comporter en gestionnaire pusillanime d'une rente virtuelle. Il va
devoir prendre des risques. Ce n'est peut-être pas l'exercice où il est le meilleur.
M. Hollande a-t-il réalisé un coup décisif, en proposant de taxer
à 75 % les revenus supérieurs à un million d'euros ? Est-ce le pendant à
gauche de ce qu'avait fait M. Sarkozy avec l'identité nationale en 2007
?
Si vous voulez
dire
qu'il s'agit d'un marqueur transgressif, cela ne fait aucun doute. Si
on considère l'objectif, c'est plus hasardeux. Avec l'identité
nationale, le candidat Sarkozy était parvenu à
attirer, dès le premier tour, un tiers des voix frontistes, tandis que, s'il faut en
croire
les enquêtes, la transgression des 75 % n'a rien pour l'instant d'un
"coup décisif". Ce n'est pas Hollande qui a élargi sa base vers la
gauche radicale – il a perdu 2 points en une semaine – mais
Jean-Luc Mélenchon
qui est en progression. Le candidat de la gauche populiste sera
toujours plus crédible qu'une pâle copie sociale-démocrate dans le
registre de la lutte des classes qui réclame une certaine tonicité.
Comment justifiez-vous la droitisation de Sarkozy ?
Ce concept de "droitisation" est le plus sûr indice de la confusion mentale qui s'est emparée de certains esprits. Si la
"droitisation" consiste à
prendre
en compte la souffrance sociale des Français les plus exposés et les
plus vulnérables, c'est que les anciennes catégories politiques n'ont
plus guère de sens… et que le PS est devenu – ce qui me paraît une
évidence – l'expression des nouvelles classes dominantes.
La spécificité historique du vote Sarkozy en 2007, c'est d'
être parvenu à
amalgamer,
comme de Gaulle en 1958, un vote populaire avec un vote de droite
traditionnel. Transgression idéologique, désenclavement sociologique et
victoire électorale ont fait système.
Est-ce Nicolas Sarkozy qui se "droitise"
en plaçant la maîtrise des flux migratoires au cœur de la question
sociale ou la gauche qui se renie en substituant à la question sociale
le combat sociétal en faveur d'un communautarisme multiculturel ?
L'impensé du candidat socialiste sur l'immigration est tout sauf
accidentel : il témoigne d'une contradiction à ce jour non résolue.
L'idéologie du
"transfrontiérisme" n'est pas celle des
Français. Près de deux Français sur trois et près d'un sympathisant de
gauche sur deux approuvent la proposition de Nicolas Sarkozy de
réduire de moitié l'immigration légale.
Vous avez dit que Marine Le Pen ne faisait pas une bonne campagne et la voilà qui refait parler d'elle sur la viande halal…
Marine Le Pen s'est aventurée sur des thèmes où sa crédibilité était faible tout en cessant d'
actionner
les ressorts du vote frontiste. Son retour précipité aux fondamentaux
de son parti a surtout mis en évidence une impasse stratégique.
Sans perspectives d'alliance ni de présence au second tour, elle
n'offre pas plus d'issue politique que n'en offrait son père en 2007.
Dans ces conditions, le vote en faveur de la candidate du FN ne serait
plus un vote de protestation mais un vote d'immolation. En votant pour
Marine Le Pen, les catégories populaires qui exprimeraient ainsi leur
souffrance seraient assurées du résultat contraire de celui qu'elles
recherchent. Elles augmenteraient les chances de François Hollande et
donc les risques liés à une politique de non-maîtrise des flux
migratoires et à l'émergence d'un vote communautaire avec l'attribution
du droit de vote aux étrangers.
Comment récupérer ces électeurs FN ?
Le projet que porte Nicolas Sarkozy s'adresse à tout l'électorat
populaire. Il est clairement le candidat d'une Europe des frontières.
C'est en cela qu'il est le candidat du peuple qui souffre de l'absence
de frontières et de ses conséquences en chaîne : libre-échangisme sans
limites, concurrence déloyale, dumping social, délocalisation de
l'emploi, déferlante migratoire.
Les frontières, c'est la préoccupation des Français les plus
vulnérables. Les frontières, c'est ce qui protège les plus pauvres. Les
privilégiés, eux, ne comptent pas sur l'Etat pour
construire des frontières. Ils n'ont eu besoin de personne pour se les
acheter.
Frontières spatiales et sécuritaires : ils habitent les beaux
quartiers. Frontières scolaires : leurs enfants fréquentent les
meilleurs établissements. Frontières sociales : leur position les met à
l'abri de tous les désordres de la mondialisation et en situation d'en
recueillir tous les bénéfices.
J'entends
dire çà et là que la stratégie qui consiste, non pas à se "droitiser", mais à
prendre
en compte les préoccupations populaires serait un échec. Un échec pour
qui ? Il y a un an, les sondages donnaient Nicolas Sarkozy au
coude-à-coude avec Marine Le Pen sans certitude de qualification pour le
second tour. A la fin de janvier 2012, il ne la devançait que de 3
points en moyenne. Aujourd'hui, l'écart se situe entre 10 et 12 points.
Propos recueillis par Arnaud Leparmentier et Vanessa Schneider