Des ruines de l'après-guerre à la crise actuelle, notre continent vit-il la fin d'un cycle ? L'écrivain mexicain Carlos Fuentes, Européen de coeur depuis 60 ans, livre son inquiétude emplie de nostalgie.
De solaires jeunes filles passent, blondes, court-vêtues mais élégantes. Les jeunes hommes aiguisent leurs armes de séduction. Les anciens affichent une élégance éternelle. Les bourgeois qui remplissent restaurants, bars et hôtels n’ont rien à leur envier. Les touristes courent et parcourent par milliers les hauts lieux d’une culture trois fois millénaire : du Vatican aux forums impériaux, du Panthéon à la place d'Espagne en passant par la place Navone, qui fut jadis le stade de Domitien.
Que cette Italie est loin de celle que j’ai découverte pour la première fois, en 1950. J’avais 22 ans, la Seconde Guerre mondiale avait pris fin à peine cinq ans plus tôt, et Benito Mussolini, dictateur et Duce, avait fini exécuté par des résistants et pendu la tête en bas sur la place Loreto de Milan aux côtés de sa maîtresse, Claretta Petacci, dont une pieuse femme avait attaché la jupe aux cuisses. Les enfants couraient pieds nus en demandant l’aumône. Les mendiants étaient stationnés à des endroits clés des villes, dans les gares ou aux sorties des restaurants. Les gens allaient au musée parce qu’il y avait le chauffage – pas dans les hôtels.
Personne ne prenait le train en première ou deuxième classe. En troisième en revanche s’entassaient des voyageurs qui attachaient leurs valises avec des cordes et étaient vêtus, non comme des ouvriers, mais comme ce qu’ils étaient au fond : les représentants d’une classe moyenne appauvrie. Les ouvriers, eux, allaient grossir les rangs du Parti communiste italien et chantaient
"Celui qui ne travaille pas ne mangera pas. Vive le communisme et la liberté."
Maires communistes et entrepreneurs capitalistes
De son côté, la bourgeoisie libérale se plaçait sous la protection des Américains. Le pape Pie XII, Eugenio Pacelli, lavait les soupçons de collaboration avec les nazis qui pesaient sur lui à grands renforts d’anticommunisme et de gloria chantant l’"année du jubilé" (1950). Dans les villes italiennes se côtoyaient maires communistes et entrepreneurs capitalistes, ces derniers souvent de véritables stars du développement économique de l’époque.
Depuis lors, une bourgeoisie riche et puissante, une classe de travailleurs vieillie ou déplacée par de nouveaux métiers où les syndicats sont en perte de vitesse, une jeunesse inquiète et contestataire ont cohabité avec des gouvernements de centre gauche et de centre droit sans guère d’attachements idéologiques. A croire que la politique italienne n’est qu’un rite de passage vers la réalité économique profonde du pays.
En qui les Italiens se sont-ils reconnus ? Les meilleurs éléments de la gauche n’ont pas pu créer d’alliances politiques durables, pas même par la fondation et la refondation de ces dernières sous de multiples appellations. La droite s’est en revanche trouvé un personnage rustique, bouffon et calculateur, que les lois du pouvoir protègent contre les procès qui le rattraperont quand il le quittera, ce pouvoir, un jour. Ce jour-là est-il proche, le dernier de Silvio Berlusconi ? Le gouvernement italien grince en tout cas de l’intérieur, comme l’a montré le ministre de l’Economie Giulio Tremonti en l’absence de Berlusconi, disparu au beau milieu d’une crise que le président de la République, l'ancien communiste Giorgio Napolitano, a gérée précisément avec ce que Berlusconi n’a pas : le génie politique.
Une crise paneuropéenne
Le plus intéressant dans cette affaire est que Tremonti, le ministre de l’Economie, Draghi, le futur président de la Banque centrale européenne, Napolitano, le président de la République italienne et, tacitement, de larges franges de la gauche post-communiste et de la droite post-berlusconienne, ont tous parlé d’une même voix pour mettre en garde contre une crise nationale – crise dont Tremonti aussi bien que Draghi osent faire porter le chapeau à une crise européenne dont l’Italie serait, par définition, la victime et non la cause.
Mais non, mais non, la crise est d’ordre européen : c’est aussi l’argument central de l’ancien chancelier de l’Echiquier (ministre des Finances) et ancien Premier ministre britannique Gordon Brown
dans un article qui bénéficie d’un large écho international.
"Pourquoi l’Europe s’est-elle endormie" ?, se demande et nous demande Gordon Brown.
Manque de capitaux, chômage, croissance en berne : tout annonçait une crise. Celle de l’Europe, et pas seulement celle de pays pris isolément, de l’Irlande, du Portugal, de la Grèce, voire de l’Italie et de l’Espagne. Une crise paneuropéenne : si l’on se refuse à le comprendre, les remèdes seront – sont – inefficaces.
Le monde actuel n'est plus eurocentrique
Le problème, insiste Brown, est européen et a plusieurs visages. Le secteur bancaire européen n’a pas pris conscience qu’il n’est pas seulement le secteur bancaire européen, encore moins un secteur bancaire national, mais qu’il fait partie d’un système mondial. Les problèmes ne se résoudront pas en débloquant des crédits, argumente le Britannique, car ce sont des problèmes de solvabilité et d’insolvabilité, et non de liquidités.
Ces problèmes-là ne se résoudront pas isolément. Brown prône une stratégie
"paneuropéenne" qui, aux
"réactions dans la panique", substitue une politique de reconstruction à long terme. Dans le cas contraire, l’Europe entrera dans une ère de mécontentement social, de phobie de l’immigrant et de
"mouvements de sécession" politique. Et Gordon Brown de proposer que les problèmes communs soient abordés comme tels, non comme des problèmes
"locaux" qui ne concerneraient pas le reste de l’Europe.
Je me rappelle l’Europe en ruines de 1950. La situation actuelle n’a aucune raison de sombrer à nouveau dans les drames de l’après-guerre. Il est certain en revanche que l’Europe devra s’adapter à un monde nouveau où se multiplient les économies émergentes, en Asie et en Amérique latine aujourd’hui, peut-être aussi en Afrique demain. Elle ne renouera pas avec la gloire d’antan, mais pas plus qu’avec la misère de jadis. L’Europe devra s’adapter à un monde pluriel, émergent et jamais plus eurocentrique.