Trente et un ans plus tard, la droite perd le pouvoir dans un mouvement exactement inverse : François Hollande qui, le 22 avril, ne pouvait compter, en théorie, que sur 44 % des suffrages exprimés (PS + Front de gauche + extrême gauche) l’emporte grâce à la démobilisation symétrique de ses adversaires dont près de 20 % des électeurs l’ont choisi ou se sont réfugiés dans l’abstention. Bien qu’arithmétiquement victorieux, c’est donc moins Hollande qui a gagné que Sarkozy qui a perdu puisque 3,4 millions de bulletins de vote théoriquement opposés aux socialistes ne se sont pas offerts à la droite.
La faute, dira-t-on, aux électeurs de Le Pen et de Bayrou qui avaient trop de comptes à régler avec Sarkozy pour consentir à lui offrir une seconde chance ? Sans doute. La faute à Sarkozy lui-même, à son style, à ses bravades (« Les grèves ? Elles passent désormais inaperçues ! »), à ses promesses balayées par la crise (« je serai le président du plein emploi ») ? Certes encore, si l’on raisonne dans le temps court de l’actualité, qui n’est qu’un instantané de passions. Mais dans le temps long de l’histoire politique – celui d’une génération ou plus – , comment oublier que c’est dans les années 1980, quand Chirac, Giscard et Barre incarnaient la droite parlementaire, que le Front national a prospéré à ses marges jusqu’à accéder, en 2002, au second tour de l’élection présidentielle ?
Comment oublier que c’est sous Chirac, président de la République, et Villepin, son premier ministre, que François Bayrou, héritier direct de l’UDF de Giscard et de Lecanuet, a choisi, en 2006, de ne plus faire partie de la majorité ?
Quoi qu’on pense de la désacralisation du pouvoir voulue par Nicolas Sarkozy et dont le dernier acte s’est joué dans un mouvement de boomerang, lors de son débat du 2 mai avec François Hollande, tout démontre que la crise traversée par la droite n’est pas née du quinquennat qui s’achève. Et qu’elle ne se réglera pas par un simple changement d’hommes.
La preuve ? Aucun ne s’impose de soi… Dès avant le second tour, les couteaux s’aiguisaient en coulisses pour le contrôle de l’UMP : en invitant Jean-François Copé et François Fillon pour un meeting improvisé à Bordeaux aux allures de requiem, Alain Juppé a signifié, le jeudi 3 mai, qu’il n’abdiquerait rien de l’influence qui, croit-il, est encore la sienne sur le mouvement que Jacques Chirac avait cru bon, voici dix ans, de lui offrir pour servir ses ambitions. Même mises entre parenthèses par la tornade des affaires l’ayant rendu inéligible et par l’ascension consécutive de Nicolas Sarkozy, celles-ci n’ont jamais cessé de le tarauder. Tout se passe même comme si la défaite du président sortant ramenait Juppé au premier rang de l’actualité tel que l’éternité ne le change pas : “droit dans ses bottes” et, comme les émigrés de 1815, n’ayant rien appris, ni rien oublié…
L’ennui c’est que le dauphin malheureux de Jacques Chirac aura 67 ans cette année. Et que, depuis son éclipse forcée, en 2004, deux personnalités ont émergé qui, bien qu’opposées entre elles, lui barrent objectivement la route : Jean- François Copé, qui tient solidement l’appareil UMP, et François Fillon, que les électeurs ont régulièrement placé 10 points devant Nicolas Sarkozy tout au long de ses cinq années passés à Matignon. Logique d’appareil contre logique d’opinion : on peut leur faire confiance pour utiliser chacun ses atouts dans la perspective de l’élection de 2017 à laquelle Copé s’est déclaré candidat depuis déjà trois ans… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le secrétaire général de l’UMP s’est déjà prononcé pour l’organisation de primaires sur le modèle de celles ayant permis à François Hollande de s’imposer. Quant à Fillon, qui compte bien s’investir dans la bataille des législatives avec une énergie inversement proportionnelle à celle qu’il aura mise à diriger la majorité quand il était à Matignon, tout démontre qu’une fois Juppé mis hors jeu – il n’est pas candidat aux législatives de juin à Bordeaux, où François Hollande a dépassé les 57 % – , il ne fera rien pour faciliter la tâche aux ambitions de Copé.
L’épilogue d’une conquête progressive des pouvoirs locaux
Qui ne voit, cependant, qu’au-delà des questions d’hommes, c’est sur la question des idées que la droite, et singulièrement l’UMP, va désormais jouer son avenir ? En créant l’Union pour un mouvement populaire, en 2002, Jacques Chirac n’avait fait que transposer juridiquement ce qui avait été sa politique comme “animal dominant” de la droite depuis 1981 : écarter toute confrontation d’idées avec ses partenaires afin d’obtenir d’eux qu’ils acceptent de se fondre dans une structure unitaire autour du plus petit dénominateur commun. On a cru ainsi qu’il suffisait de réunir les héritiers (très) théoriques du gaullisme et ceux de Valéry Giscard d’Estaing pour additionner les voix et disposer d’une force de frappe à toute épreuve. La dynamique a fait long feu car, à l’intérieur même de l’UMP, c’est la tradition girondine et libérale qui l’a emporté, laissant en déshérence tout ce que le gaullisme comportait de spécifique, en particulier la défense de la souveraineté nationale. D’où la montée continue du Front national qui, par une captation d’héritage classique, a occupé le vide laissé par l’abandon de cette préoccupation essentielle…
L’histoire politique des années 1980 aurait pourtant dû servir de leçon : oublié depuis 1965, Jean-Marie Le Pen a ressurgi pour la première fois dans le paysage quand, en 1983, la droite parlementaire s’est déchirée ouvertement sur l’immigration (« une chance pour la France » selon feu Bernard Stasi) et qu’aux élections européennes de l’année suivante, le RPR a formellement abandonné la doctrine de l’Europe des États pour se rallier à la supranationalité défendue par Simone Veil. En 1995, le retour de la droite à l’Élysée, incarnée par Chirac puis, à partir de 2007, par Sarkozy, n’aura donc rien résolu de la crise d’identité de celle-ci : tandis que le RPR puis l’UMP rivalisaient d’anathèmes avec le Front national, les socialistes commençaient, dès 1998, à prendre méthodiquement le contrôle des pouvoirs locaux. Ce serait chose faite en 2004 avec la conquête, confirmée en 2010, de 20 régions métropolitaines sur 22 et, aux cantonales de 2011, de 61 départements sur 101. D’où, en septembre suivant, la perte du Sénat par la droite, ce qui ne s’était jamais vu depuis la création de la Haute Assemblée par la Constitution de l’an III (1795) !
À l’Élysée, certains expliquaient alors pour se rassurer : « La gauche est championne toutes catégories des élections intermédiaires mais sera incapable de se doter d’un leader aussi légitime que Sarkozy. » Sauf que la légitimité en question procédait d’une alchimie conjoncturelle : la rencontre entre l’énergie communicative d’un homme et l’effacement d’un autre – Chirac – qui avait mis toute la sienne à conquérir le pouvoir pour n’en rien faire, sinon durer… Et que celle de Hollande, forgée dans une opposition symbolique à DSK, plus “bling-bling” encore que le président sortant, se combinait avec la frustration des électeurs de gauche, sevrés du pouvoir d’État depuis près de dix-sept ans – dix-neuf si l’on inclut les deux dernières années de mandat de François Mitterrand, passées à cohabiter avec la droite.
Face à ce mouvement de fond, Nicolas Sarkozy n’a pas été le dernier à comprendre que, pour garder le contact avec sa base de 2007, il fallait changer de langage, briser les tabous, tenir compte du clivage qui, depuis le référendum de Maastricht en 1992 et plus encore celui de 2005 sur le projet de Constitution européenne, s’est peu à peu superposé au traditionnel choc droite-gauche : celui opposant les partisans d’un système décisionnel extérieur à la nation à ceux considérant que le dernier mot doit rester aux élus du peuple.
Sous l’influence de conseillers conscients de cette révolte (Patrick Buisson et Henri Guaino, venus d’horizons politiques différents mais attachés à l’enracinement démocratique), le président sortant n’a pas ménagé sa peine pour réintroduire dans la campagne des thèmes qui “parlaient” à l’électorat de droite et, au-delà, à tous ceux qui, pour reprendre le mot de Jaurès, savent que la nation est le seul trésor de ceux qui ne possèdent rien, hors leur fierté.
Mais ce n’était guère là que la moitié du chemin. Car à tant faire de réintroduire des idées absentes du débat depuis trop longtemps, Nicolas Sarkozy n’aura finalement réussi qu’à souligner la distance entre ses paroles et ses actes. À quoi sert d’évoquer les “frontières” quand on a dit oui aux traités qui les démantelaient ? À quoi rime d’évoquer la croissance et l’emploi en Europe quand on a apposé sa signature au bas d’un traité (celui du 2 mars 2012, signé à l’initiative de l’Allemagne) transférant peu ou prou le contrôle budgétaire des États – apanage originel des Parlements – à des instances non élues, en l’espèce la Commission de Bruxelles et, pour les sanctions, la Cour de justice de Luxembourg ?
Pour désagréable qu’il soit pour de nombreux Français – et spécialement ceux de droite, attachés aux valeurs de responsabilité individuelle – , le résultat du 6 mai rappelle aussi que politique et marketing obéissent à des valeurs différentes. Convaincre des électeurs, ce n’est pas seulement envoyer des signaux à des catégories bien ciblées, la veille d’une échéance cruciale : c’est incarner une politique inscrite dans les faits. C’est-à-dire, s’agissant du contrôle des flux migratoires et des mécanismes de décision internationaux, dans les traités que l’on signe et dans les ratifications qu’on consent.
Comme jamais depuis 1981, la droite se trouve donc confrontée à ce choix crucial : non plus seulement se “refonder”, selon le vocable consacré – et imposé, ce qui ne manque pas de sel, par les contestataires communistes des années 1980 ! – , mais savoir si oui ou non elle accepte d’être la droite. Bref, de défendre la nation contre ce qui la menace : les forces centrifuges communautaristes à l’intérieur ; et, à l’extérieur, la volonté de puissance d’instances non élues.
Voici plus d’un demi-siècle, Jacques Maritain décrivait l’Église catholique de son temps comme un « grand corps frappé d’apostasie ». Plus ou moins fidèle à ses structures, mais en contradiction croissante avec sa raison d’être.
Tant que la droite ne s’assumera comme telle qu’à la veille des élections, il est fort à craindre qu’elle suive le même chemin que les curés de gauche postconciliaires qui ne savaient plus où ils habitaient. Les législatives des 10 et 17 juin prochains seront l’occasion pour ses électeurs de dire où ils veulent aller. Un préalable avant de savoir avec qui ! Eric Branca