Les bénéfices économiques de l’ouverture généralisée des commerces le dimanche seraient indiscutables, quand bien même cela n'est pas intuitif de prime abord.
La question du travail dominical rebondit avec la récente décision de la cour d’appel de Versailles
d’interdire à la chaîne Bricorama d’ouvrir le dimanche autour de Paris.
Passons sur le caractère injustement discriminatoire de la loi ici
invoquée par le tribunal : les concurrents de Bricorama, la plupart
détenus par de grands groupes de distribution, peuvent rester ouverts
parce qu’ils sont implantés dans des "PUCE", "Périmètres d’Usages de Consommation Exceptionnelle" (Seule la bureaucratie française pouvait créer un tel chef d’œuvre d’ "art administratif"),
alors que l’indépendant Bricorama a choisi de répartir des magasins
plus petits selon un maillage plus fin, mais hors zones privilégiées par
l’administration.
Pour sortir de cette situation injuste, certains commentateurs
estiment que la loi "devrait rajouter le bricolage" parmi les exceptions
à l’obligation de fermeture dominicale des commerces, au même titre que
le jardinage. Mais cette façon de procéder ne fait que... bricoler des
lois mal faites en leur ajoutant des exceptions bancales. Allons au-delà
du cas Bricorama : ce sont tous les magasins qui devraient être
autorisés à ouvrir le dimanche, selon les souhaits de leurs
propriétaires. Ce n'est pas à l'état de décider qui a le droit ou pas
le droit d'ouvrir selon des critères abscons et pour le moins peu
transparents. Analysons plus en détail les implications de l'ouverture
dominicale des commerces.
Les bénéfices de l'ouverture dominicale
Les bénéfices économiques de l’ouverture généralisée des commerces le
dimanche seraient indiscutables, quand bien même cela n'est pas
intuitif de prime abord. Les sceptiques affirment que l’extension des
plages d’ouverture ne créera pas de demande supplémentaire, et que le
chiffre d’affaires des magasins, réparti sur plus de jours, fragilisera
les petits commerces, incapables de rémunérer plus de force de vente
pour un volume d’affaires identique.
C’est oublier que la valeur ajoutée des commerces réside autant dans
les produits qu’ils vendent que dans leur capacité à les mettre à la
disposition des acheteurs. Autrement dit, la mise à disposition
elle-même crée une valeur à laquelle les consommateurs sont sensibles.
Sans quoi, pourquoi ne pas ouvrir les magasins seulement sur trois ou
quatre jours, puisque le chiffre d’affaires serait soi-disant insensible
à la durée d’ouverture des magasins ?
Le surcroît de valeur créée par l’ouverture dominicale présente
l’intérêt de ne pas requérir d’investissement complémentaire en surfaces
de ventes : de même qu’une usine tournant en trois-huit rentabilise
mieux ses équipements qu’une autre qui ne fonctionne que huit heures par
jour, rentabiliser une installation commerciale sur 7 jours au lieu de 6
permet de réduire certains coûts fixes liés à l’acte de vente. Il en
résulte que les commerçants concernés, sous réserve que leur offre
trouve preneur, peuvent distribuer plus de revenus soit à leurs salariés
existants sous forme d’heures supplémentaires, soit à de nouveaux
salariés intéressés par le travail en week-end, tels que les étudiants,
par exemple, qui voient là autant d’opportunités d’améliorer leur
pouvoir d’achat, lequel ira à son tour irriguer l’économie.
Des acheteurs en meilleure position vis-à-vis des vendeurs
Si gagner 16% de temps d’ouverture passera pour un gain "faible" du
point de vue des vendeurs, l’ouverture dominicale constitue en revanche
un gain bien plus important pour les acheteurs. Du point de vue d'une
personne travaillant du lundi au vendredi, et disposant donc d'un temps
théorique de 2h par jour de semaine, et de 12 heures le samedi, pour
effectuer ses achats, soit 22 au total, le fait d'ajouter une plage
d'ouverture de 12 heures le dimanche augmente son temps "de chalandise"
de plus de 50% (34 heures au lieu de 22). Pour nombre de ménages, voilà
qui crée une sérieuse opportunité pour pouvoir optimiser les achats en
fonction des goûts et du budget. Si le terme n'avait été réduit à sa
connotation financière, on pourrait parler "d'augmentation du pouvoir
d'achat", au sens de "pouvoir mieux acheter".
Comme dans tout processus de réallocation de ressources, les ménages
profitant de l'aubaine achèteront mieux, détournant une part de leur
budget de consommation vers des producteurs plus efficaces, et les
ressources qu'ils économiseront de ce fait pourront leur permettre
d'envisager des achats ou de l'épargne qu'ils n'auraient pu espérer
sinon. L’ouverture dominicale, du point de vue des consommateurs que
nous sommes tous, est indiscutablement un choix gagnant.
Ceci dit, il convient de mettre en face de ces gains les objections courantes qui sont opposées à l’ouverture dominicale.
"Cela va tuer le petit commerce"
Affirmer que le petit commerce souffrira de sa moindre capacité à
s’adapter contre les grandes surfaces est abusif : les petits commerces
qui ont survécu aux grandes surfaces sont ceux qui ont su démarquer leur
offre de celles des hypers. Beaucoup de ces petits commerces ont
d’ailleurs migré dans les allées des galeries commerciales de ces
grandes surfaces, offrant à nombre de salariés des opportunités d’emploi
qui n’auraient pas été possibles sans cela : ces commerces-là ont tout
intérêt à l’ouverture dominicale.
Certains affirment que les commerces de centre-ville pâtiront de
cette concurrence des grandes galeries périphériques : c’est déjà le cas
dans de nombreuses villes, et il faut sans doute en chercher les causes
dans l’affligeante stagnation des revenus disponibles après taxes que
connaît notre pays, ou dans les politiques autophobes menées par nombre
de municipalités – No parking, no business… Ainsi, à Paris, l'économiste
Rémy Prud'homme a publié des travaux montrant les conséquences des
politiques autophobes de l'équipe Delanoë sur la vitalité de l'économie
locale (
PDF).
Accuser systématiquement la concurrence des grandes surfaces d’être le
seul problème que vit le petit commerce est un moyen pour les
politiciens de détourner l’attention de leurs choix politiques les plus
discutables (
un autre exemple plus anecdotique chez H16).
Bien au contraire, de nombreux économistes (
comme Cahuc et Zylberberg, cités ici)
ont montré que le petit commerce tire mieux son épingle du jeu dans les
zones où la concurrence entre grandes surfaces fait baisser les prix,
puisque les ménages ont plus d’argent à consacrer au "commerce de
niche". Malheureusement, les lois Raffarin et Galland de la fin des
années 90, s’ajoutant aux lois Royer des années 70, ont cassé cette
dynamique, augmentant les marges des distributeurs établis, empêchant
les nouveaux entrants de s’installer, et par conséquent, réduisant la
part du budget des familles pour les achats moins "standardisés". Une
réouverture de la concurrence entre grandes surfaces redonnerait donc
largement au petit commerce le bol d’air qui lui permettrait de négocier
le virage de l’ouverture dominicale avec sérénité.
"Cela va faire monter les prix"
Il existe un risque que certains commerces soient enclins à augmenter
leurs prix, tout simplement parce que leurs coûts variables
augmenteraient plus vite que leurs coûts fixes, ces derniers ne
diminuant pas du fait de l'allongement des durées d'utilisation des
locaux : il faut bien payer le personnel qui travaille le dimanche ! De
fait, le travail dominical, dans certains pays (Canada, Suède, Pays
Bas), s'est révélé légèrement inflationniste au début, avant que la
nouvelle concurrence générée par la redistribution des cartes ne force
les choses à revenir dans l'ordre.
Dans ce cas, il conviendra pour les magasins de savoir si leurs
clients sont prêts à payer plus cher pour pouvoir faire leurs achats à
un moment qui leur convient plutôt mieux, et de moduler leurs horaires
en fonction de leurs analyses. Puis la concurrence, si elle existe, les
forcera à trouver les moyens de ne pas faire supporter la facture à
leurs clients, en augmentant leur productivité. Toutefois, les
limitations actuelles de cette concurrence (cf. Plus haut) pourraient
réduire cet avantage à néant. L’ouverture dominicale sera d’autant plus
efficace qu’elle s’inscrira dans un cadre concurrentiel amélioré.
"Cela va transformer les employés des commerces en esclaves"
Ceci dit, les arguments de nature sociale de certains opposants au
texte ne sont pas à négliger. Il est évident que même en intégrant des
garde-fous à un éventuel texte de loi, une partie des salariés
travaillant le dimanche le fera contrainte et forcée par la peur d’être
mal vue de sa hiérarchie et d’en souffrir professionnellement, quand
elle ne subira pas "d’amicales pressions" pour accepter des horaires
très flexibles.
Mais ces comportements d’employeurs peu respectueux des contraintes
de leurs salariés existent déjà en semaine. Le risque de voir ces
comportements étendus au dimanche doit-il servir de prétexte à empêcher
le travail dominical sur une base volontaire ? Les peurs des uns
doivent-elles brider les opportunités des milliers d’autres qui seraient
heureux de trouver un job de fin de semaine ? Certainement pas.
Le meilleur moyen de lutte contre les quelques employeurs aux
tendances esclavagistes est de créer les conditions d’un marché du
travail dynamique, dans lequel les salariés s’estimant mal traités ont
l’opportunité de voter avec leurs pieds en changeant facilement
d’emploi.
Malgré leurs difficultés actuelles, les économies anglo-saxonnes ont
su plus que la nôtre développer une culture du respect mutuel entre
employeurs et salariés, parce qu’il est plus difficile pour un mauvais
patron de conserver ses employés. L’ouverture dominicale, à elle seule,
ne saurait suffire à créer une telle dynamique. Mais en augmentant le
besoin de main d’œuvre dans les commerces, elle participera au
développement de nouvelles opportunités d’emplois qui permettront
d’améliorer la position des salariés par rapport à leurs employeurs.
"Et mon jour de foot ? Et mon jour du seigneur ?"
Enfin, certains arguent que l'ouverture dominicale sonnerait le glas
de nombreuses activités familiales actuellement fortement concentrées
sur le dimanche. Outre que cela ne devrait pas être perçu comme un
problème si cela résulte de libres choix des familles – mais nos élus
sont tellement habitués à vouloir faire notre bonheur malgré nous que
l'on ne s'étonne plus d'une telle rhétorique -- l'argument est d'une
insigne faiblesse : en étendant la plage accessible aux ménages pour le
shopping, l'ouverture dominicale permet aux ménages qui le souhaitent de
redistribuer sur d'autres jours de la semaine des activités
actuellement plus concentrées sur le dimanche. La liberté crée des
opportunités, elle n'en supprime pas.
La question du culte relève clairement de cette logique. Rien
n'empêcherait une église de s'adapter aux évolutions des populations et
de répartir ses activités sur d'autres plages. Si le poids de la
tradition religieuse l'empêche d'accomplir une telle réforme, tant pis
pour elle. L'immense majorité de non pratiquants que compte le pays n'a
pas à supporter des contraintes législatives imposées par quelque groupe
religieux que ce soit, et ce débat dépasse très largement le cadre du
seul travail dominical !
"Et ailleurs ?"
D'une façon générale, le gain économique du travail dominical est
réel mais pas spectaculaire. C'est plutôt un petit pas dans une bonne
direction. Mais un petit pas statistique n'en reste pas moins une grande
bouffée d'oxygène pour ceux qui peuvent améliorer leurs revenus ou leur
condition salariale de cette façon.
Les études exhaustives du phénomène en Europe sont relativement difficiles à trouver. Citons deux exemples.
En 1996, les Pays-Bas ont laissé les municipalités décider
d'autoriser ou non l'ouverture du dimanche. La mesure, analysée 10 ans
après par le ministère néerlandais de l'économie (
Dijgraf Gradus, 2005),
a été jugée favorable à la croissance, et aucune cannibalisation
réellement significative des commerces des zones fermées par les zones
ouvertes n'a été observée.
Une étude allemande portant sur les disparités réglementaires géographiques et dans le temps (
Kirchner – Painter, 1999)
montre qu'économiquement parlant les meilleurs résultats sont atteints
lorsque commerçants et salariés sont libres de négocier l'ouverture
dominicale sur des bases contractuelles individualisées. Toutefois,
lorsque politiquement, une telle liberté est difficile à faire voter, la
décentralisation au niveau des aires communales de la réglementation de
l'ouverture dominicale donne tout de même de bons résultats, car la
souplesse permise alors permet aux communes de s'adapter aux évolutions
de leur électorat, et d’évaluer la pertinence de leurs décisions à
l'aune des performances des collectivités voisines ou plus lointaines.
Et si l'on décentralisait ce type de décisions ?
Ces deux exemples du nord de l'Europe nous montrent qu'à défaut
d'unicité territoriale de la loi, de bons résultats peuvent être obtenus
en laissant chaque collectivité locale décider démocratiquement ce qui
lui conviendra le mieux.
Même si une libéralisation générale du droit de l'ouverture
dominicale serait la meilleure solution, car plus respectueuse des
libertés de travailler et d'entreprendre, un pis-aller, en cas
d'opposition politique incontournable de notre parlement, consisterait à
mettre en concurrence les collectivités et de leur laisser décider
localement de la réglementation applicable, pour que les bonnes
expériences puissent à la longue s'imposer.
Une telle méthode dans la réforme est évidemment contraire à notre
tradition jacobine ultra-centralisatrice. Pourtant, cela serait une
bonne occasion de jeter les bases
d'une décentralisation bien plus importante des décisions de politique économique et sociale,
ce qui constituerait sans doute un moyen de faire sauter bien des
blocages qui minent encore la société française, faute de pouvoir faire
accepter nationalement une évolution très libérale de notre cadre
législatif.
La question du travail dominical aurait été un excellent thème pour
expérimenter une véritable concrétisation du mouvement de
décentralisation commencé en 1982 avec de bons principes mais hélas
bien mal réalisé dans les faits.