Le groupe PPR devrait annoncer le processus de cession de son pôle
distribution au sommet duquel trône la Fnac. Il y a six mois, Acteurs
de l'Economie produisait une radiographie de l'enseigne en proie à un
mal social, managérial, culturel profond. Une radiographie qui reste
aujourd'hui plus que jamais d'actualité. Etat des lieux d'une mutation
identitaire que les nouveaux propriétaires devront apprivoiser et
juguler s'ils veulent restaurer la santé économique, vacillante, de
l'entreprise bientôt cinquantenaire.
En présentant le 13 janvier 2012 son plan d'économie, drastique, le
Pdg Alexandre Bompard conditionnait à "l'aggravation de la crise
économique" et simultanément à la "forte diminution de la consommation
des ménages" l'origine du mal qui frappait la Fnac. Des causes
conjoncturelles indiscutables, qui n'épargnent aucune enseigne du
secteur des produits techniques et électroniques et surgit après les
douloureux aggiornamenti provoqués par l'irruption d'internet dans le
secteur des produits éditoriaux -téléchargement de la musique,
bouleversement du e-commerce, apparition de nouveaux concurrents
(Amazon). Suffisent-elles pour autant à circonscrire l'exhaustivité des
raisons de l'infection? Certes non. Car d'autres, cette fois endogènes
et d'ordres social, managérial, et culturel, se juxtaposent, éclairent
complémentairement la situation. Et interrogent l'identité même de
l'établissement: que reste-t-il d'une marque que l'histoire si
particulière a rendue emblématique, singulière, et même affective?
Le virage stratégique que la direction de la Fnac a engagé (lire par
ailleurs), par la double nécessité d'épouser les mutations, radicales,
du secteur et d'habiller l'enseigne de séduisants atours avant une
cession annoncée depuis plusieurs mois, se heurte à un corps social
atypique. Morcelé. Et clivé. Des vendeurs éditoriaux spécialisés,
parfois très diplômés, longtemps recrutés pour leur connaissance et leur
passion des produits, cantonnés aux rayons ad hoc, tour à tour
disponibles -autorisés à conseiller pendant une demi-heure l'achat d'un
album- et désagréables avec la clientèle... "Aussi riches que difficiles
à manager", sourit un ancien directeur de magasin. Une culture de la
contestation et de l'indépendance qui se manifesta autant dans la
dynamique de dialogue, la proximité managériale, la vigueur des
revendications et des organisations syndicales -ces dernières
historiquement "chouchoutées"- que dans le rejet des pratiques
traditionnelles (soldes, promotions, expositions en vitrines) de la
grande distribution. Bref, une identité forte, héritée des fondateurs
"révolutionnaires" Max Théret et André Essel, et qui, nonobstant une
lente mais incompressible édulcoration, demeura longtemps une réalité.
Chapelles
Cette confortable compartimentation, que le faible turn over et
concomitamment une pyramide des âges élevée ont cimentée, ne pouvait
toutefois guère durer. Le corps social apparaît désormais fracturé. Face
à face: les "historiques", nostalgiques, attachés à leur enseigne,
idéologiquement rétifs à certains bouleversements -polyvalence des
tâches au nom de laquelle il leur est demandé de changer de rayon, de
faire évoluer leur métier, de commercialiser les services (extensions de
garanties, assurances... productrices de marges) ou d'encaisser les
achats. "On n'est pas rentré à la Fnac pour vendre des cartes
d'adhérents et placer des assurances", peste Jean-Paul Marchall, délégué
syndical SUD de l'établissement Lyon Bellecour-, campés dans leurs
chapelles; et une jeune génération, issue du renouvellement des équipes,
davantage ouverte à la relation clients, à la pluri-disciplinarité, et
au décloisonnement, plus disponible, mais aussi, regrette-t-on dans le
camp opposé, versatile, instable, "consommatrice" d'une enseigne à
laquelle peu d'entre eux s'identifient. "Cette génération des 25-35 ans a
intégré la précarité dans sa trajectoire de vie. Son rapport à
l'entreprise s'inscrit dans une telle logique, synonyme de
distanciation, aussi d'adhésion et d'appartenance amoindries", détaille
le directeur d'un magasin rhônalpin. "Qu'ont donc en commun le vendeur
référent de disques de hard rock et celui d'abonnements téléphoniques?,
questionne un ancien directeur. Que partagent-ils? Tout, de l'âge à
l'état d'esprit, des objectifs de vente aux techniques commerciales, les
sépare".
Carrefour
L'affrontement et la fracture intergénérationnels sont donc une réalité,
concèdent des salariés. Lesquels, résument à l'unisson Jean-Paul
Marchall et un cadre dirigeant, souffrent moins des exigences nouvelles
en matière d'exercice professionnel que du "profond" déficit de
formation censée les escorter dans une adaptation reconnue inéluctable
et même salvatrice mais qui, chez les plus irréductibles d'entre eux,
éveille peurs et résistances. Affrontement, et ainsi délitement accéléré
d'une culture que l'origine et le parcours des dirigeants actuels
participent à modifier. L'ascenseur professionnel et social, longtemps
clé de voûte du système managérial, grâce auquel recruté simple vendeur
on accédait aux directions de magasin et de région, s'est
progressivement effacé au profit d'une génération de managers issus de
la grande distribution -au directeur général Enrique Martinez nommé à ce
poste en février dernier à la directrice des ressources humaines
Dominique Brard et à des responsables des échelons subordonnés, nombre
d'entre eux ont œuvré dans les rayons de Carrefour- et donc formés à des
méthodes alternatives. Voire antithétiques...
Déresponsabilisation
Ces méthodes sont bien sûr commerciales. Elles sont aussi de nature
organisationnelle, managériale et sociale, et embrassent une "dictature
du chiffre, du contrôle, et de la rentabilité immédiate" dont vendeurs
comme directeurs de magasins fustigent la violence des répercussions. Au
premier rang desquelles se sont imposées une normatisation, une
uniformisation et une hypercentralisation des responsabilités, qui ont
dépossédé ces directeurs d'une partie de leurs prérogatives et leur ont
soustrait une autonomie décisionnelle, une dynamique participative et
collaborative -au-dessus et en-dessous d'eux- qui particularisaient le
fonctionnement de chaque strate. Accolées à l'insuffisance des
compétences managériales des échelons intermédiaires, à un volume inédit
de reportings, et à des cadences ou à une multiplicité de tâches jugées
"asphyxiantes" par l'ancien secrétaire du CE de l'établissement
Bellecour, Jean-Pierre Barbosa, l'ossature organisationnelle apparaît
vacillante. "Le siège a eu raison de vouloir réhabiliter son autorité et
son leadership auprès de magasins qui pouvaient confondre autonomie et
indépendance. Mais il n'a pas su doser ce rééquilibrage, examine un
ancien directeur, "débarqué" sur un parking de supermarché après dix
années de responsabilité régionale. "Exit le patron de PME qu'était
chaque directeur". "Peut-on s'étonner alors d'un étiolement de sens, de
motivation, de prise d'initiative parmi les collaborateurs?",
s'interroge un directeur.
Destabilisation
Autres manifestations, selon ses détracteurs, de cette révolution
"culturo-managériale": une considération de "moins en moins humaine" des
relations hiérarchiques, et des méthodes, des outils de pilotage, des
indicateurs d'évaluation eux-mêmes "rigides", "insidieux". "Ces
pratiques, irrationnelles, pour certaines machiavéliques et "border
line" au plan éthique, je les subis et dois les faire subir. Quand
l'exigence, évidente et saine, de rentabilité outrepasse l'acceptable au
point de détériorer l'exercice managérial et d'affecter l'"aventure
humaine" que constitue un magasin, je dis stop", confie un directeur,
lui-même "victime" d'un directeur de région aux pratiques si
"humiliantes" et "culpabilisantes", in fine si "destructrices" qu'il a
perdu "confiance", "repères", et ne "tient qu'à coups
d'anti-dépresseurs". "Pour être reconnu et progresser dans le groupe,
hier il fallait être un manager, prendre des initiatives, se démarquer;
dorénavant il faut être calculateur, cynique, politique, assujetti".
"Nous sommes abîmés, poursuit-il. Comment alors, donner de soi-même et
réclamer des salariés, le meilleur?". Quelque autre directeur de
magasin, après dix-sept ans de collaboration, classé "archaïque" par sa
hiérarchie, évincé "comme un chien" et "sans aucun motif ni aucune
explication", et alors précipité dans des limbes introspectives et
déstabilisatrices, se remémore les étapes de sa reconstruction. Et
remercie son interlocuteur des vertus cathartiques de ce témoignage. Un
autre directeur, toujours en fonction, constate l'évaporation des
valeurs originelles, ne "reconnaît plus l'entreprise" qu'il a intégrée,
au point de s'y considérer "en fin de parcours". "Les cas de dépression
et d'arrêts de travail se multiplient", assure-on aussi bien au CHSCT
qu'à la direction de magasins. Et tous de se tourner, toutefois avec la
prudence et la pudeur extrêmes qu'exige l'appréhension du cas, vers la
mémoire du directeur du magasin de Clermont-Ferrand, Laurent Charasse,
disparu en juin 2011. Dans un message d'adieu précédant son suicide, il
mettait en cause sa hiérarchie, l'existence de "listes noires"
d'employés, et les conditions de sa mutation depuis Aix-en-Provence par
la faute de laquelle il ne put accompagner "jusqu'au bout un ami malade"
qui mourra peu de temps après son arrivée en Auvergne.
Dépersonnalisation
Désormais, assurent des cadres, l'intérêt des hommes et celui de
l'entreprise, qui pendant plusieurs décennies étaient subtilement
agglomérés, sont disjoints. Résultat? Un climat «sombre», une inquiétude
pour l'avenir sécrétrice de repli et, observe un responsable syndical,
de "désinvestissement individuel, de démission passive". La
réorganisation de la fonction RH, l'une des principales affectées par le
plan de suppression d'emplois dans les magasins, et le développement
des petites surfaces qui font appel à un personnel exigu typé
"opérationnel" et "vendeur", devraient favoriser la mutation. Ce
contexte et les effets de la transformation socio-culturelle semblent si
profonds que même le triple épouvantail que forment l'identité
"caricaturalement capitaliste" du propriétaire François-Henri Pinault,
la vente programmée aveuglément, et l'"exemple", socialement éruptif, de
la vente de Planète Saturn à Boulanger, ne semble plus affecter le
personnel. "Les salariés le savent : ils sont des pions dans un système
qui leur échappe. Ils sont, à l'égard de la politique dirigeante, dans
une peur et une méfiance qui interrogent pragmatiquement leur quotidien.
Alors, de savoir à qui ils rendront des comptes demain...", résume un
cadre. "La direction a tout cassé", fulmine Cécile Chareyre, secrétaire
du CHSCT du magasin Bellecour. A force d'employer des méthodes ainsi
vitupérées, ladite direction aurait-elle atteint son objectif :
dépersonnifier l'entreprise, c'est-à-dire la dépersonnaliser, la
déshabiller de ses particularismes sociologiques, lui conférer une
malléabilité et une docilité sociales à même de la rendre plus
attractive auprès de repreneurs? L'impression, extraite des témoignages,
est troublante: ce qui façonna en interne l'identité sociale et en
externe la réputation de l'enseigne -fidélité, expertise et engagement
des salariés, management "humain" et collaboratif, politiques salariales
généreuses- semble désormais érigé en obstacle.
S'adapter
Que reste-t-il en 2012 de l'ADN originel inoculé par le tandem
trotzkyste en 1954? De "peu" à "rien", les confessions témoignent des
contradictions face auxquelles la direction est écartelée. Comment
continuer d'affirmer une identité singulière quand la réalité est,
résume un directeur, si "éloignée" que le particularisme affectif a
déserté non seulement le corps social "mais aussi les clients"? "La Fnac
n'est plus la même. Elle est devenue une enseigne de la grande
distribution (presque) comme les autres, déplorent d'actuels et anciens
directeurs. Ce qui fit sa renommée différenciante est en train de
mourir". Alors que la vision stratégique et le cap définis par Alexandre
Bompard ne souffrent guère de contestation, la résignation face à
l'inéluctable s'est emparée des esprits. Le terreau dans lequel a
prospéré son singulier développement n'est plus fertile. "Mais n'est-ce
pas à l'image de la société et du monde en général? Ne nous leurrons
pas: la Fnac d'hier n'est plus compatible avec la réalité du business".
Ni avec les injonctions structurelles comme conjoncturelles d'un secteur
et d'un marché en profonde mutation. Et elle doit s'adapter à des
comportements consuméristes qui, eux aussi, se sont métamorphosé sous
l'effet du e-commerce : pressés par le temps, cibles d'une multitude de
canaux d'information, élevés au biberon du décloisonnement, happés par
de nouveaux modes de lecture ou d'écoute, les clients réclament-ils le
même type de conseil qu'autrefois? Certes, non.
Course
Le rêve d'entreprise démocratique s'est définitivement éteint. Reste,
pour les salariés, à l'admettre. Et pour la direction à le reconnaître
et à l'assumer. "Ce n'est plus comme avant? Mais heureusement !",
tempère le directeur d'un établissement du sud-ouest. "Se remettre en
cause, changer nos comportements, faire évoluer nos mentalités vers une
meilleure appréhension du client et donc pour de meilleurs résultats,
est-ce mal?", corrobore un responsable SAV et logistique.
Ces derniers mois, le programme d'économies et de suppressions d'emplois
a été déployé et le plan stratégique Fnac 2015 est monté en puissance.
La décision de cession totale ou partielle, que devrait annoncer
PPR
de manière imminente, ne remet pas en cause la course contre la montre
dans laquelle les salariés sont engagés. Laquelle "ne sera gagnée qu'à
la condition que les collaborateurs soient responsabilisés, considérés,
et ainsi embarqués vers un dessein collectif. Les plus beaux projets
n'ont aucune perspective si les salariés ne s'y sentent pas concrètement
associés", affirme un directeur installé dans le sud-ouest. L'avenir de
l'entreprise demeure conditionné au rapport de force que la dynamique
de redimensionnement et de revitalisation devra remporter sur les
restrictions, l'amertume, les inquiétudes, les désinvestissements que
l'application du programme de sauvetage ne manque pas de nourrir. Cela,
quel(s) que soi(en)t le(s) visage(s) du ou des nouveaux propriétaires.