Phénomène en pleine expansion en Espagne, les "banques du
temps" permettent à ses utilisateurs d'échapper complètement à l’impôt
et aux diverses règlementations.
Alipio, un espagnol un peu baba cool et au demeurant fort
sympathique, pense que la crise qui frappe si durement l’Espagne est
l’occasion d’un retour à la terre et veut donc créer une coopérative agricole autonome [].
Pour ce faire, il a réuni une petite équipe – composée notamment de
María, une architecte au chômage et d’Alberto, un comptable qui a du
temps libre – qui accepte de l’aider gratuitement à donner vie à son
ambitieux projet. Quoique « gratuitement » n’est peut être pas tout à
fait le bon terme : Alipio paye les membres de sa petite équipe mais il
ne les paye pas en euros ; il les rémunère en temps. En effet, Alipio,
María et Alberto ne sont pas de vieux amis – il y a quelques mois encore
ils ne connaissaient pas ; ils se sont rencontré sur un site
communautaire d’un genre nouveau : Comunitats.org.
Créée par Teresa Cristobal et Alvaro Solache, Comunitats est une des
291 « banques de temps » que comptait l’Espagne au dernier pointage.
C’est un phénomène en pleine expansion : depuis le début de la crise
leur nombre a plus que doublé. Le principe en est très simple : si vous
avez du temps libre et des compétences, les banques de temps vous
proposent d’offrir vos services aux autres membres de la communauté
contre une rémunération qui ne sera pas payée en euros mais sous forme
d’un crédit sur votre compte de temps. Avec ce crédit, vous pourrez à
votre tour bénéficier des services d’autres adhérents du système et
ainsi de suite. Pour Alipio, María, Alberto et les milliers d’espagnols
qui participent à de tels systèmes, les banques de temps constituent une
forme de coopération solidaire, une économie véritablement au service
de l’Homme, une alternative crédible au règne du Dieu-argent.
« Notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. »
À vrai dire et sans vouloir aucunement dévaloriser l’initiative des
créateurs de Comunitats, les banques du temps n’ont pas grand-chose de
nouveau. Plusieurs systèmes parfaitement analogues ont vu le jour un peu
partout dans le monde sous des noms différents. En France, par exemple,
les banques de temps se sont développées à partir des années 1990 : on
appelle ça un
Système d'échange local (SEL) et il y en aurait
pas moins de 300 qui continuent à fonctionner sur l’ensemble du
territoire. La plupart de ces petites communautés d’échange ont été
fondées par des gens qui, à l’image d’Alipio, María et Alberto,
souhaitaient abandonner un modèle économique qu’ils jugeaient inhumain –
le capitalisme et l’économie de marché – et le remplacer par un système
d’échange qui n’est pas sans rappeler furieusement les utopies
socialistes du XIXème siècle. Ce fut notamment le cas du premier d’entre
eux, créé en Ariège fin 1994 : comme María aujourd’hui, ses membres
affirmaient sans doute avec une pointe d’espoir mêlée d’orgueil que «
notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent ». []
C’est vers la fin de ces mêmes années 1990 que j’ai entendu parler
pour la première fois des SEL. Ce n’était pas dans un article
altermondialiste ni au journal de 13h mais lors d’un cours d’économie où
mes camarades d’université et moi-même étudions les questions
monétaires. À l’époque, pour ceux de nos professeurs qui s’étaient
spécialisés dans ce domaine ô combien ardu, la création des premiers SEL
était une source d’excitation intarissable et un sujet d’étude
prioritaire. Il faut dire que cette agitation était bien compréhensible :
ce que nos professeurs avaient parfaitement compris, contrairement aux
fondateurs des SEL eux-mêmes [],
c’est que les unités de temps que s’échangeaient les membres de ces
systèmes n’étaient rien d’autre que des monnaies, des monnaies privées,
des monnaies parallèles créées dans la plus parfaite illégalité au nez
et à la barbe du législateur mais des monnaies à part entière. Aussi
improbable que cela puisse paraître, les créateurs des SEL, alors qu’ils
pensaient avoir réalisé une forme d’utopie socialiste, avaient donné
vie au vieux rêve de bien des économistes libéraux.
Une monnaie, c’est un bien physique ou virtuel qui remplit trois
fonctions : c’est un intermédiaire général des échanges qui nous permet
de dépasser les nombreuses difficultés techniques que pose le troc,
c’est une réserve de valeur qui nous permet de différer nos dépenses
dans le temps et c’est une unité de compte qui nous permet d’exprimer la
valeur des biens et des services sur une échelle commune. Les francs,
comme que le sel (i.e. chlorure de sodium) qui servait à payer les
soldes des légionnaires romains ou le riz avec lequel on versait celles
des samouraïs remplissaient ces trois fonctions et étaient donc, de
plein droit, des monnaies au même titre que nos euros actuels. Fort de
cette définition, considérez maintenant les unités de temps qui sont
créditées ou débitées des comptes de nos amis espagnols : elles leur
permettent d’échanger des biens et des services entre eux, elles
conservent leur valeur dans le temps et servent d’unité. Ce sont des
monnaies, des monnaies virtuelles qui, exactement comme nos euros
modernes, n’ont de valeur que parce que leurs utilisateurs ont confiance
en leur pouvoir d’achat.
De l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas…
Ce n’est un mystère pour personne : le succès des banques de temps
tient au simple fait que, leurs monnaies n’étant pas officiellement
reconnues comme telles par l’État espagnol, les utilisateurs échappent
complètement à l’impôt et aux diverses règlementations. Lorsque vous
vendez un service payé en unités de temps, vous ne facturez aucune TVA,
vous ne serez pas assujettis à l’impôt sur le revenu et vous pouvez tout
à fait travailler pour un taux horaire inférieur au salaire minimum
imposé par la loi. Si quelques dizaines de milliers d’espagnols ont jugé
bon de participer au développement des banques de temps, c’est
essentiellement que l’économie officielle – celle qui est taxée et
réglementée – ne leur offrait aucune autre option que le chômage.
Autrement dit et au risque de choquer les plus sensibles d’entre nous,
il y a deux économies en Espagne : l’officielle, celle qui est
administrée par l’État et qui est en chute libre et l’officieuse, celle
qui s’est développée sans l’État et même en dépit de lui qui explose et
pèse désormais près d’un bon quart du PIB officiel.
Les cyniques et les libéraux déduiront sans doute de ce qui précède
que la survie des banques de temps ne tient plus qu’à un fil. Tôt ou
tard, l’État espagnol – comme l’État français il y a une vingtaine
d’année – cherchera à remettre la main sur cette économie parallèle qui a
le front de se développer sans ses bons services et surtout, sans
s’acquitter de l’impôt. On voit déjà quelques économistes – qui se
trouvent être par ailleurs fonctionnaires – s’alarmer de la dangerosité
de cette économie informelle qui réduit les recettes fiscales de l’État
et donc sa capacité à gaspiller l’argent des contribuables. Plus
sérieusement, on comprendra la multitude des petits artisans espagnols
qui, écrasés d’impôts et de réglementations, doivent en plus subir la
concurrence forcément déloyale d’une véritable économie de marché. La
reprise en main fiscale n’est qu’une question de temps : de
l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas et il est vite
franchi.
Oh bien sûr, me direz-vous, il suffirait au gouvernement de Madrid de
taxer les revenus payés en unité de temps au même taux et sur la même
assiette que ceux qui sont rémunérés en euros. Détrompez-vous : c’est
beaucoup plus complexe que ça ! Si le gouvernement espagnol devait un
jour étendre ses filets fiscaux à cette économie réputée informelle,
cela reviendrait
ipso facto à reconnaître officiellement que
les unités de temps sont bel et bien ce qu’elles sont : des monnaies
concurrentes de l’euro. Or ça, voyez-vous, aucun gouvernement ne peut le
souffrir parce qu’admettre l’usage d’une monnaie autre que celle de
l’État c’est priver ce dernier de son instrument fiscal absolu : le
monopole monétaire.
Ultima Ratio Regum
Je ne doute pas un instant, ô lecteurs, que ces choses de la vie vous
sont familières mais une petite piqûre de rappel ne peut pas faire de
mal. Lorsqu’un État est endetté – c'est-à-dire qu’il a durablement
dépensé plus qu’il ne collectait d’impôts – il est naturellement tenté
d’user de son pouvoir souverain pour envoyer paître ses créanciers.
Techniquement, cela ne pose aucune difficulté []
et la banqueroute (i.e. le défaut de paiement dit-on aujourd’hui) est
un usage largement répandu chez les princes dispendieux. Néanmoins, ces
derniers s’exposent alors à deux désagréments majeurs : le premier,
c’est qu’ils devront se passer de créancier pendant quelques décennies ;
le second, c’est que lorsque ses sujets réaliseront qu’en ultime
analyse, les marchés financiers qu’ils vouaient si volontiers aux
gémonies c’était eux, ils risquent d’avoir quelques difficultés à avaler
la pilule. Mais le génie créatif de l’administration fiscale n’ayant
pour ainsi dire pas de limite, nos gouvernants se sont dotés d’une arme
qui règle définitivement le problème : le monopole monétaire et son
corollaire naturel, l’inflation.
Le monopole monétaire, bien plus que l’artillerie, c’est l’
ultima ratio regum,
l’argument ultime des rois. Si, par hypothèse, le prince s’est engagé à
rembourser un certain nombre d’euros selon un échéancier fixé à
l’avance, il peut tout à fait réduire la valeur réelle de sa dette tout
en honorant ses obligations : il lui suffit de réduire la valeur des
euros. Pour ce faire, il n’a besoin que de deux instruments : une
monnaie dont il contrôle la production et un dispositif légal qui
interdit à quiconque, sur son territoire, d’utiliser une autre monnaie –
i.e. le cours légal de la monnaie. Une fois en place, il suffit de
dévaluer la monnaie en augmentant la teneur en bronze des pièces en or
ou en faisant tourner la planche à billet – cela dépend des époques.
L’opération permet non seulement de rembourser vos créanciers en monnaie
de singe et de pomper la richesse réelle des épargnants en toute
discrétion []
mais offre aussi l’immense avantage de n’être visible du commun des
mortel qu’au travers d’une hausse généralisée des prix… qui sera fort
opportunément mise sur le dos des commerçants, banquiers et autres
spéculateurs.
C’est là la principale vertu de l’euro (peut-être même la seule) :
nos gouvernants n’ayant plus d’accès direct à la planche à billet, ils
sont obligés de nous fiscaliser de manière relativement transparente.
Sauf que, par les temps qui courent et au vu de la situation financière
des États européens, l’hypothèse d’un grand mouvement d’inflation de
l’euro ou d’une explosion pure et simple de la zone du même nom (suivie
d’une dévaluation massive des monnaies qui en résulteraient) se fait de
plus en plus probable. Nos très dispendieux gouvernements ont donc, plus
que jamais au cours de la dernière décennie, toutes les incitations du
monde à préserver leur monopole monétaire. Nous allons donc très
prochainement assister à une reprise en main des banques de temps
espagnoles ; Alvaro, Teresa, Alipio, María et Alberto se verront
expliquer – à leur plus grande surprise – que leur petite expérience
ultralibérale
manque cruellement de patriotisme fiscal. Comunitats fermera ses portes
ou verra son domaine d’activité sévèrement restreint et nos amis
espagnols pourront goûter encore un peu plus aux délices du chômage de
masse et de l’appauvrissement généralisé sous perfusion étatique.
Notes :