Abomination ! Horreur ! Catastrophe ! Une fois encore, la Nature nous
prouve que l'Homme, responsable bien connu de tous les maux qui
frappent Gaïa avec assiduité depuis les débuts hoquetant de l'Histoire,
est au centre d'un de ces problèmes inextricables qui méritent une
réponse étatique musclée avec plein d'argent public brûlé dans une
cérémonie éco-religieuse inutile mais colorée. Et lorsqu'on détaille les
tenants et les aboutissants de l'affaire atroce, qui implique des
petits mammifères sympathiques avec des moustaches rigolotes, on ne peut
venir qu'à une seule conclusion : humanité de merde, tiens !
Pardonnez-moi cette précédente trivialité, mais, que voulez-vous, je
suis tout tourneboulé de l'intérieur. L'être fragile et doux qui
ronronne normalement en moi à chaque évocation de petit animal mignon à
fourrure soyeuse se rebelle avec violence lorsqu'il découvre,
stupéfait, que des populations d'otaries à fourrure s'implanteraient
peu à peu sur l'île Kangourou, au sud de l'Australie, et croqueraient
d'infortunés manchots pygmées, les plus petits manchots du monde (25 cm
pour 1 kg de barbaque plumée).
Bien évidemment, le supporter inconditionnel de la biodiversité que
je suis ne peut alors s'empêcher d'enfiler son petit bonnet péruvien et
de secouer ses dread-locks en criant "No Pasaran !" aux méchants
mammifères gobeurs de manchots, par ailleurs espèces protégées en voie
de disparition d'autant plus rapide que l'appétit des mammifères locaux
semble insatiable ! En plus, à l'examen de la situation, il apparaît que
les otaries à fourrure, vicieuses créatures très probablement mues par
le libéralisme sauvage et une forme barbare de capitalisme sans frein,
grignotent les pauvres manchots juste pour rire, et ne les mangent pas
tous ! D'ailleurs, Simone Somerfield, professionnelle du tourisme et
experte dans la question du croquage des manchots par les otaries de
l'Île Kangourou, interrogée par un quotidien anglais, déclare sans
ambages :
« C'est comme regarder un film d'horreur, d'autant que parfois les manchots sont tués en masse sans être mangés ! »
Nanmévous vous rendez compte ! Il faut, absolument, faire quelque
chose. Évidemment, l'écologiste conscient de son empreinte carbone sur
cette terre qui s'agite en moi devant telles révélations ne peut
s'empêcher de réajuster son poncho multicolore et de réclamer, avec
véhémence, que soit acté, par les gouvernements locaux (et l'ONU, si
c'est possible), quelque chose, n'importe quoi, un truc, un machin, pour
arrêter le massacre. Et ici, on sent toute la nécessaire intervention
des autorités pour que soit mis un terme à cette situation lamentable où
des animaux mignons jouent à massacrer d'autres animaux mignons. Des
études ont déjà été lancées pour savoir s'il ne faudrait pas déplacer
les populations d'otaries. Évidemment, les bureaucrates et autres
politiciens trop près de nos sous et bien trop soucieux des finances
publiques ont décrété que c'est tout de même un peu trop coûteux. Le
massacre continue donc.
Et puis voilà, zut, flûte, et pizza surgelée : les otaries
capitalistes à fourrure néolibérales croqueuses de manchots solidaires
pygmées plus petits qu'elles sont aussi une espèce protégée. Ce qui
complique singulièrement l'affaire, à deux niveaux.
Le premier, c'est qu'on ne peut décemment pas dégommer de l'otarie
mignonne sous prétexte qu'elle croque des manchots mignons : comme cette
espèce est protégée, cela ferait désordre.
Le second, c'est que si cette espèce est protégée, c'est précisément
parce qu'avant sa mise sous protection, elle était décimée ... par les
hommes (non, pas par les manchots qui auraient le juste retour de leur
pièce, ce serait trop simple - Et puis bon, vous avez vu la taille de
ces mignons petits manchots pygmées, comment voulez-vous qu'ils
tabassent de l'otarie ? Suivez un peu, quoi ! Mais je m'égare). Je
résume donc : les manchots pygmée de l'île du Kangourou sont une espèce
protégée car en voie de disparition, parce qu'ils se font bouffer et
massacrer en nombre par des otaries à fourrure qui sont une espèce
protégée car en voie de disparition parce qu'ils se faisaient bouffer et
massacrer par les humains. Pour moi, c'est limpide : l'humain est
évidemment à l'origine de tout ce bazar !
En effet, si l'humain n'avait pas massacré les otaries, ces dernières
auraient boulotté les manchots et cela aurait été horrible, avec du
sang partout et des mammifères joyeux qui jouent avec des bouts de
manchots pygmées. L'humain est donc coupable de laisser faire. Et si
l'humain massacre les otaries, les manchots survivent, mais seront à
l'évidence tout triste que leurs compagnons de jeux aient disparus des
mers australes où ils s'égayaient. L'humain est alors coupable d'avoir
agi.
L'article du Figaro précise en outre que la situation devient
inextricable : en effet, si les manchots disparaissent, d'autres espèces
de l'île sont menacées, comme par exemple le Koala, le Kangourou ou
l'Emeu. Je suppose que ces animaux mignons mangent aussi du manchot
pygmée et seraient forts marris de leur disparition du menu, ce qui est
surprenant et très méchant, mais je me perds un peu en conjecture, avec
tous ces massacres d'espèces qui ne se protègent pas des masses entre
elles. Bref. Mettons tout ça sur le compte d'une biodiversité qui assure
un équilibre écologique fragile et tout ça. Quoi qu'il en soit, on en
arrive à une situation inextricable où n'importe quel type d'action
conduit inévitablement à la catastrophe du point de vue éco-conscient,
bio-compatible et Gaïa-synchrone.
C'est très triste.
Bien sûr, il reste la possibilité que tout ceci soit purement
transitoire, comme l'existence même de l'humanité sur cette planète, et
que cette dernière, et la Nature au sens large, n'en ait absolument et
rigoureusement rien à carrer. Autrement dit, on ne peut pas complètement
écarter du tableau le fait que ces manchots pygmées, aussi mignons
soient-ils, vont disparaître croqués par des otaries, qui, elles,
disparaîtront aussi un jour bouffées par des chloubidous à poil ras
(espèce non protégée en cours d'apparition), ou que sais-je encore. Bien
évidemment, on pourra dans tous les cas blâmer les humains qui ont fait
plein de bêtises, à commencer par tenter de survivre. On se demande
d'ailleurs qui protégeait l'espèce homo sapiens, qui a frisé plusieurs
fois l'extinction complète. Pas d'ONU et aucune espèce de pitié ou de
commisération des grands, moyens et petits fauves de l'époque qui,
parfois, croquaient une tribu ou l'autre pour le plaisir.
La froide réalité, bien sûr, c'est que, comme le soulignait le défunt George Carlin,
"Saving endangered species is just one more another arrogant attempt by humans to control nature." Et je reprendrais sa conclusion, pleine de bon sens, qui s'appliquera aussi bien aux otaries qu'aux manchots :
"let them go gracefully".