Grâce à l'acharnement de quelques passionnés, les films classiques font l'objet de restaurations coûteuses et de reprogrammations à la télévision, en salles et dans les festivals. Pour la plus grande joie des cinéphiles.
SARAH BERNHARDT NUMÉRISÉE
On s'est félicité que la numérisation du parc des salles soit sur le point d'être achevée, on s'est réjoui notamment que les deux sociétés doyennes du cinéma mondial, Gaumont et Pathé, engagent des sommes considérables pour restaurer et numériser leurs immenses catalogues. On a salué l'engagement du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) dans les programmes de restauration. On a parlé DCP (digital cinema package), le disque dur qui a remplacé les lourdes boîtes de pellicule, on a parlé 2K et 4K, les normes de définition des fichiers informatiques.
Et puis, soudain, on a soulevé un énorme, un métaphorique, un inéluctable problème. Rien ne prouve la pérennité des outils actuels de la numérisation, ils changent si vite. Alors que la pellicule, le support argentique, même centenaire, même attaquée par le temps, a résisté. On prend conscience qu'il faudrait, qu'il faudra revenir, pour une préservation sûre, à une copie 35 mm de chaque film numérisé... Paradoxe autant technique que philosophique, tel un ruban de Möbius, le progrès à la fois avance et se retourne contre lui-même.
Paradoxes plus légers : aux Etats-Unis, on est, paraît-il, reconnaissant au multi-oscarisé The Artist. Par son charme rétro, le film de Michel Hazanavicius servirait d'appât à un public jeune, réputé rétif à l'idée d'aller voir un film muet et en noir et blanc. En revanche, à Paris, on a surpris un patron de vidéoclub occultant le nom de Jean-Luc Godard sur le DVD de Pierrot le Fou. Argument : le nom fait peur, le titre fait vendre... Comment désormais diffuser, exploiter, rentabiliser au mieux l'afflux exponentiel de films restaurés ?
Grandissant, on le sent, le goût du passé cinématographique a ses hérauts. Ainsi Bertrand Tavernier, cinéphile passionné, cinéphage érudit, qui professe : «Ça n'existe pas, les vieux films. La plupart d'entre eux, les grands du moins, demeurent connectés à nos vies. Antoine et Antoinette, de Jacques Becker (1947), nous parle de nous, de la crise que nous vivons aujourd'hui.» En plein tournage de son nouveau film, Quai d'Orsay, adapté de la BD satirico-politique à succès de Christophe Blain et Abel Lanzac, Tavernier n'en continue pas moins d'alimenter son blog (www.tavernier.blog.sacd.fr ) consacré aux sorties DVD les plus pointues. Un tout petit extrait de l'une de ses longues chroniques, si merveilleusement prescriptrices : «Sparrows, DVD zone 2 chez Les Films du paradoxe. Ceux qui ne connaissent que la dernière partie de la carrière de William Beaudine (surnommé "One Shot Beaudine"), qui comprend des titres aussi pittoresques que Bela Lugosi Meets A Brooklyn Gorilla, Billy The Kid VS Dracula ou Jesse James Meets Frankenstein's Daughter, éprouveront un choc devant la beauté visuelle et l'audace lyrique de Sparrows, l'un des meilleurs Pickford...»
Autre héraut (héros) de la cause, Vincent Paul-Boncour, jeune patron de Carlotta Films, distributeur, éditeur, programmateur, passeur. Dans les deux petites salles de son cinéma du Marais, le Nouveau Latina, la Bunuel et la Rossellini, il impose en douceur une nouvelle cinéphilie, panachant avec audace sur ses affiches avant-hier et aujourd'hui. Ainsi pendant la semaine du 12 au 18 décembre pouvait-on voir au Nouveau Latina, glissées entre Ernest et Célestine et Piazza Fontana, la réédition en 3D de l'Etrange Créature du lac noir, mythique film d'horreur de Jack Arnold (1954), et les Aventures extraordinaires de Mr West au pays des Bolcheviks, de Lev Koulechov (1924) ! Boncour vient de sortir (en DVD et en salles) la superbe restauration du Fleuve, le premier film en couleurs de Jean Renoir (1951).
Un week-end de décembre au Nouveau Latina : Agnès Varda est là, assise au salon de thé du premier étage, arborant son étrange coiffure bicolore de vieux moine facétieux. L'intégralité de ses films va être projetée, en continuité. Sans manières, avec gaieté, elle descend tous les présenter. A 13 h 45, c'est la Pointe courte, son premier film (1954). Il y a du monde dans la salle. Elle rappelle qu'elle avait engagé son jeune monteur parce qu'on lui avait dit qu'il était sympathique, et de gauche. C'était Alain Resnais. Et puis elle rit : «A l'époque, on m'appelait "l'hirondelle qui annonce le printemps de la nouvelle vague". Maintenant, je suis devenue "la grand-mère de la nouvelle vague"...»
De New York, où il tourne The Wolf Of Wall Street, avec Leonardo DiCaprio et «notre» Jean Dujardin, dans le rôle d'un banquier suisse véreux, Martin Scorsese a envoyé un message vidéo à la Cinémathèque française. Contredisant avec chaleur ce qu'écrivait Paul Valéry dans Propos sur le progrès, en 1931 : «Bientôt l'ère toute nouvelle enfantera des hommes qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l'esprit», il a dit : «Toute la mémoire du monde, c'est un nom merveilleux pour ce festival. Plus nous plongeons dans cette mémoire et nous enfonçons dans le passé, plus il devient présent.»
DVD : «la Nuit du chasseur»
Le film unique de Charles Laughton revient de loin, de vingt ans de recherche et de restauration de ses éléments dispersés, de l'indifférence générale aussi, qui accueillit sa sortie en 1955. Voilà les petits enfants dans la nuit de la grande peur, et voici qu'apparaît «le prêcheur» prédateur, Robert Mitchum, et ses inoubliables mains tatouées, «Amour» et «Haine»... La Nuit du chasseur ressuscite dans une édition limitée et numérotée, accompagnée d'un livre de Philippe Garnier brillamment illustré et d'un CD. Un document extraordinaire prolonge (de 2 h 40 !) la vision du film : on y suit Laughton lisant un extrait du Sermon sur la montagne - «Méfie-toi des faux prophètes...» -, jouant tous les rôles, torturant Shelley Winters en lui faisant répéter des dizaines de fois la même réplique, ou réclamant à Mitchum «un rictus malsain»... Fascinant.
La Nuit du chasseur, édition limitée numérotée, 2 DVD Blu-ray + livre de 200 p., Wild Side Video, 159 €.
DVD : «les Enfants du paradis»
Restauration exemplaire, plaisir total de retrouver, tels qu'ils étaient restés mystérieusement intacts dans la mémoire collective, ces Enfants du paradis. Carné, Prévert, la vraie foule sur le boulevard du Crime, la gracieuse mélancolie de Baptiste-Barrault, la géniale faconde de Pierre Brasseur, Arletty et sa gouaille impériale : «On m'appelle Garance, c'est le nom d'une fleur...» Suppléments très riches, on retrouve les «clandestins» Trauner et Kosma, Prévert à la fin de sa vie parlant d'Arletty : «C'est la voix qui compte, c'est un chant intérieur.» Et un remarquable livret permet de se replonger dans «ce que fut la réalisation» du film à travers un extrait de l'autobiographie de Marcel Carné, de découvrir que son accueil fut contrasté, François Chalais, notamment, y voyant «une succession ratée de brillantes velléités»... Et de suivre pas à pas toutes les étapes de sa restauration.
Les Enfants du paradis, Pathé, 19,98 €.
DVD : «Tess»
Plus de trente ans après son long, son coûteux tournage, la splendeur retrouvée de Tess, superproduction intimiste, histoire d'innocence et de fatalité, dédiée par Roman Polanski «à Sharon», sa femme assassinée. Le Dorset de Thomas Hardy a été réinventé en Normandie, et la beauté adolescente, transparente, de Nastassja Kinski irradie ce grand film lumineux et cruel. A la fin, après son crime, dans sa robe rouge «couleur de sang séché», Tess s'endort sur une pierre de Stonehenge, le monumental alignement néolithique, près de Salisbury. Un Stonehenge entièrement fabriqué à Paris, à la SFP, apprend-on dans les suppléments. Après quatre mois de prises de vues, huit mois de montage et un gros dépassement de budget, on s'interroge, le producteur, Claude Berri, n'a-t-il pas perdu le sommeil ? La réponse qui court alors : «Non, il dort comme un bébé. Il se réveille toutes les heures pour pleurer.»
Tess, Pathé, 19,98 €.
DVD : «les Glaneurs et la glaneuse»
Agnès Varda prend la route, en France, elle a une caméra DV et un regard libre, proche, le respect de ce qu'elle filme. Agnès Varda part de ce tableau devenu chromo, cette petite madeleine patrimoniale, les Glaneuses, de Jean-François Millet. Et la voilà partie à la rencontre de ceux et celles qui vivent de nos restes, de nos rebuts - les glaneurs, les glaneuses, les grappilleurs, les ramasseuses. Parfois, ces biffins magnifiques sont des artistes, le plus souvent ils glanent par nécessité, des pommes de terre en forme de cœur, des réchauds à gaz, des téléviseurs morts, des fruits tombés. Au milieu d'un champ de cardons, un avocat en robe confirme le droit à glaner, une famille grappille, en chantant, une vigne abandonnée. Chemin faisant, Agnès la glaneuse cueille aussi des fragments de sa propre vie, filme avec une sérénité à peine navrée sa main que le temps burine, cette main si sûre et maternelle qui sait mettre au monde des images bonnes, comme il est de bonnes personnes.
Tout(e) Varda, coffret 22 DVD, Arte Vidéo, 110 €.