Le sauvetage par l'Europe et le Fonds monétaire international; les coupes budgétaires et les milliards d'euros publics versés aux banques toxiques exaspèrent les Irlandais. Ces derniers s'apprêtent pourtant à voter pour un gouvernement qui appliquera les mesures prises par son prédécesseur, remarque l’éditorialiste Fintan O’Toole.
Quoi qu’en pensent les sceptiques, ces élections vont accoucher d’au moins une énorme différence. Avant le 25 février, jamais l’électorat n’avait encore donné le feu vert à la transformation de la dette des banques en dette publique et à quatre années d’austérité supplémentaires. A partir de cette date, à moins que les sondages ne se trompent complètement, le renflouement des banques, l’accord passé avec l’UE et le FMI, et les réductions budgétaires bénéficieront du soutien officiel de l’opinion publique. C’est là un événement vraiment important, au-delà de toute l’excitation que suscite ce qui est présenté comme une relève de la garde historique.
Samedi matin, comme chaque matin qui a suivi chaque élection dans l’histoire de l’Etat, la politique de l’establishment de centre-droit triomphera. Le Fine Gael et le Fianna Fáil se partageront largement plus de la moitié des votes, 53 % d’après notre sondage du 21 février. Plus étonnant encore, c’est précisément le même pourcentage que celui réalisé au total par les deux formations aux élections européennes de juin 2009.
Toute cette colère n'aura abouti à rien de bien sérieux
Tout ce qui s’est passé depuis — les révélations sur l’étendue cataclysmique de la crise bancaire, la perte de souveraineté économique dans le cadre de l’accord avec l’UE et le FMI — n’a guère provoqué autre chose qu’un glissement dans les loyautés envers les deux parties du centre-droit qui dominent la politique irlandaise depuis la fondation de l’Etat. Si cela s’explique par le fait que les électeurs souhaitent se venger du Fianna Fáil, il n’y pas de quoi inquiéter les sismologues. Ce résultat sera accueilli avec soulagement par la Banque Centrale Européenne (BCE) et les faucons de la fiscalité dans l’UE.
Cela veut dire que toute cette colère, tout ce dégoût, toutes ces imprécations et ces manifestations de rage n’auront abouti à rien de bien sérieux. Sur le plan interne, bien sûr, le pire résultat jamais enregistré par le Fianna Fáil aura des conséquences importantes. Mais extérieurement, là où réside aujourd’hui vraiment le pouvoir, d’aucuns pourront se dire qu’il ne s’est pas passé grand-chose.
Les Irlandais disposeront d’un nouveau gouvernement, sans aucun doute plus compétent et énergique que celui, épuisé et démoralisé, qui s’est couché sur le flanc quand le FMI et la BCE ont débarqué dans les parages. Les nouveaux auront droit en récompense à de vagues promesses d’ajustement des taux d’intérêt, ce qui leur permettra de crier victoire. Et ils continueront à nationaliser la dette privée tout en tentant de faire passer les déficits publics en dessous des 3 % du PIB d’ici 2014.
Un vote pour un plan d'austérité de 15 milliards d'euros
Du point de vue de la BCE, les Irlandais se retrouveront encore plus impliqués qu’il ne le sont déjà. L’Europe a toujours redouté que le Fianna Fáil et les verts ne puissent compter sur l’appui du public pour le plan quadriennal qu’ils avaient signé. Après tout, ces deux partis n’avaient engrangé qu’un quart des voix au total en 2009. Mais cette fois, l’appui du public devrait être garanti. Peut-être au prix de quelques concessions mais, après vendredi, l’affaire sera pour l’essentiel dans le sac.
Trouve-t-on une autre démocratie où 55 % de l’électorat seraient prêts à voter pour un programme d’austérité de 15 milliards d’euros associé à un transfert de fonds des citoyens vers les banques d’un montant de 100 milliards d’euros ? Et soyons clair, ce vote est volontaire. En dépit des défauts de la démocratie irlandaise, et du mécontentement qu’inspirent les autres solutions aux gens, rien n’empêche ces derniers de se servir de leur vote pour faire passer un message très différent. La plupart des électeurs choisiront délibérément de n’en rien faire.
C’est leur droit, mais c’est dur pour ceux qui n’ont pas de choix du tout, en particulier ceux qui ne sont pas pris en compte dans ces élections, les enfants. J’ai déjà écrit sur la capacité irlandaise aux "
connues inconnues", ces choses dont nous savons qu’elles existent mais que nous préférons ignorer. Une de ces grandes connues inconnues est que les enfants paieront un prix disproportionné parce que nous aurons collectivement accepté la politique actuelle.
Des gens timides, prêts à accepter ce qui nous est arrivé
Les enfants des familles les plus démunies sont ceux qui dépendent le plus de la fonction publique. Ils seront touchés de plein fouet par la hausse inévitable de la misère et les réductions pratiquées dans ces services, et le coût humain et économique à long terme sera énorme. Or, ce coût est tacitement inclus dans l’accord. Il n’est même pas question d’en débattre sous une forme ou sous une autre. Le programme du Fianna Fáil ne dit rien de la pauvreté ou des enfants. Le Fine Gael consacre 860 mots à la question brûlante de la politique de défense, et 360 aux enfants, tous fort corrects, mais surtout flous.
Les travaillistes ont de bonnes intentions pour ce qui est de lutter contre la pauvreté, mais leur idée la plus précise pour échapper au cycle de la misère des enfants consiste à mettre en place une stratégie locale dans
"au moins dix des communautés les plus défavorisées d’Irlande, pour un montant de près de 15 millions d’euros"— c’est gentil, ça, ça fait chaud au cœur, mais c’est surtout bien modeste.
Les trois plus grandes formations ont manifestement décidé que quoi que nous puissions déclarer dans les talk-shows radiophoniques, en réalité, nous sommes des gens timides, prêts à accepter ce qui nous est arrivé, et que nous avons peur de tout changement d’importance dans le fonctionnement de notre société. Et apparemment, elles avaient raison.
Alors que le Royaume-Uni entame ses premières coupes budgétaires massives, les analystes anglais étudient avec attention le cas irlandais. "Il y a un degré d’incrédulité cachée parmi les ministres européens des Finances quant à la capacité de l’Irlande à mener le plan d’austérité auquel elle a été astreinte", écrit Will Hutton dans The Observer.- "et ils se demandent s’il est juste que l’Union européenne insiste pour que le plan draconien reste inchangé". Tandis que l’Irlande s’est engagée à rapporter son déficit budgéraire à 3% du PIB d’ici 2014 "une expérience sur une échelle qu’aucune économie n’a subi depuis les années 30" - nombreux doutent que l’Irlande puisse retrouver la croissance avant plusieurs années. "Au forum économique de Davos cette année", écrit Hutton, "je suis tombé sur un éminent ministre des Finances de l’UE qui pensait que le rythme de réduction du déficit devrait simplement être ralenti, et que l’UE devrait montrer au prochain gouvernement irlandais qu’elle est prête à alléger leurs souffrances". Après tout "la crédibilité de l’euro ne dépend par d'un Etat membre souffrant des décennies de stagnation, mais de son aptitude à offrir un havre –avec certes de la discipline- de croissance et de stabilité".