Vous mettez sans doute toutes sortes de bémols aux vieilles exclusives. Ainsi dites-vous avec profondeur et le véritable respect de l'autre qui vous caractérise : "Personnellement, j’irai jusqu’à contester l’usage indistinct du mot « religion » pour qualifier toutes sortes de formes différentes d’engagement spirituels, de croyances ou de fois". Je suis tout à fait d'accord et je comprends tout ce que vous, vous voulez dire par là. Quant à moi, j'ajouterais, sur un registre légèrement différent : la religion n'est pas toujours une vertu. Comme le dit le Père Laberthonière quelque part, il existe aussi un vice de religion.
Cela étant posé, en toutes lettres, c'est au monothéisme que vous imputez un nouveau type d'intolérance : l'intolérance religieuse. Mais l'intolérance religieuse est vieille comme la religion, c'est le vice de religion que je viens d'évoquer, ce que doit signifier d'ailleurs la vieille histoire de Caïn et Abel, qui, parce qu'ils ne priaient pas Dieu de la même façon, se sont trouvés opposés, jusqu'à la mort. Je cite Caïn et Abel. Mais l'intolérance religieuse, ce sont les sacrifices humains sur les Hauts lieux de Canaan ou dans les Pays Aztèques. C'est le tribut humain livré chaque année au Minotaure, car la religion grecque comme l'a montré ER Dodds n'est pas exempte de cette violence. Voyez Ajax, la tragédie de Sophocle : Athéna, jalouse, rend fou ce pauvre Ajax (c'est l'até, la folie divine) et le pousse à se suicider. La theia moira n'est pas forcément clémente. Les dieux ne sont pas toujours bons. et ils se jouent des hommes, tout en légitimant les violences humaine par la violence divine (c'est l'histoire de la Guerre de Troie, où l'on crie Gott mit uns des deux côtés et où la théomachie surplombe et légitime les conflits humains). La violence a souvent été complice du sacré, comme l'a montré René Girard. Et ce n'est pas le monothéisme qui a inventé cela. Le problème du polythéisme, c'est que, à travers cette théomachie, cette guerre des dieux, on est bien obligé de constater qu'il ne parvient pas à poser la valeur universelle de l'être humain : si vous n'avez pas les mêmes dieux, vous n'avez pas la même valeur, vous n'êtes rien.
Quant à la tolérance des païens, les chrétiens l'ont expérimentée à leurs dépens, en trois siècles de martyrs. Il y a eu des martyrs dès le début et partout dans l'Empire, je pense, au-delà des apôtres à propos desquels on peut invoquer un dessein divin spécial, à saint Polycarpe à Smyrne ou à saint Justin à Rome. Les gens de Smyrne et les gens de Rome ne se sont pas donnés le mot entre 155 et 165 : ils ont spontanément manifesté leur vraie nature : intolérante. Il y en a un qui l'a éprouvé bien avant Jésus-Christ, il était monothéiste, mais à sa manière : il croyait à une loi unique pour tous les hommes : Socrate, condamné pour athéisme, parce que les dieux de la Cité ne lui suffisaient pas pour penser l'unité de l'humanité. Je pense aussi à Celse, ce grand ennemi des chrétiens que vous faisiez naguère profession d'admirer : quel vieux con ! Quel intolérant ! Il déteste les cultes orientaux et ajoute foi à l'anthropophagie des chrétiens, interprétant ainsi l'eucharistie d'une manière bien téméraire. Mais surtout, pour lui, les hommes au loin sont des sous-hommes. Ils peuvent être immolés à la gloire de Rome...
Non seulement l'intolérance religieuse ne remonte pas au monothéisme, mais c'est un monothéisme, le christianisme, qui invente la tolérance. Pourquoi ? Parce que contrairement au polythéisme, le christianisme est un universalisme. Les hommes sont tous concernés, qu'ils le sachent ou non, par la passion du Christ. On ne peut donc les traiter comme des sous-hommes, même si on en aurait bien envie, même s'il est arrivé que des chrétiens conservent quelque chose du vieil exclusivisme païen. Il faut penser une attitude intermédiaire, qui est d'ailleurs celle de Dieu d'après l'Evangile : "Il fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants". La parabole du bon grain et de l'ivraie représente comme une thématisation explicite d ela tolérance évangélique. Attention ! Cette tolérance n'a rien à voir avec l'indifférence. Il est vrai que les chrétiens essaieront toujours de convertir ceux qui ne le sont pas (sous peine de ne plus être chrétiens que de nom). Je ne dis pas que tous les chrétiens ont les défauts du prédicant baptiste, mais je dis que le salut de leurs frères leur importe et que d'une manière ou d'une autre, ils se considèrent comme des témoins de la foi véritable.
Mais n'est-ce pas de l'intolérance cela ?
Le mot tolérance a changé de sens Lorsque Cajétan ou Suarez le théorisaient aux deux bouts du XVIème siècle, il signifiait ce que porte son étymologie : un devoir de supporter l'erreur au nom de la dignité de celui qui est dans l'erreur. Mais aujourd'hui la tolérance, c'est l'agnosticisme obligatoire et la non-pensée comme apothéose de l'esprit. Quiconque affirme quelque chose dans l'ordre de la destinée humaine, devient pour cela, un intolérant. Il est bien évident cher Alain, que ni vous ni moi ne pouvons admettre cette tolérance-là qui mène droit à ce que vous vous avez appelé la pensée unique. Qu'est-ce que la pensée unique sinon l'impossibilité de penser, érigée en loi ? Fausse tolérance puisqu'elle engendre la plus terrible intolérance, celle de la non-pensée.