Comment se portent le latin et le grec?
Mal. De plus en plus mal. Je suis plus inquiète que jamais.
Que se passe-t-il?
Vous souvenez-vous du premier vers de ce poème de Baudelaire: «Andromaque, je pense à vous...»? Eh bien, nos administrateurs n'ont pas les mêmes pensées! Et je me demande si les élèves, dans quelques années, sauront encore qu'Andromaque n'est pas un personnage contemporain... Cela fait déjà longtemps que le latin et le grec sont maltraités. Mais la catastrophe est arrivée quand une réunion de recteurs a décidé de faire des coupes sombres et de ne maintenir l'enseignement des humanités classiques dans le secondaire que dans un ou deux établissements par académie. Ce qui, évidemment, condamne, à terme, ces enseignements car il n'y aura qu'un nombre de plus en plus limité d'élèves qui pourront les choisir. Il se passe donc que, à la rentrée scolaire de septembre 2004, l'enseignement du latin et du grec risque tout simplement de disparaître des lycées et collèges: il y aura encore moins de classes qu'aujourd'hui et elles seront localisées. C'est un coup terrible porté aux enseignements littéraires. Et c'est pourquoi je lance un appel à l'aide. Je l'ai fait il y a quelques semaines dans les colonnes du
Figaro, je persiste et je signe dans
Lire: il faut que le public nous aide.
«La Grèce a inventé l'histoire, la démocratie, le sens du tragique et de la beauté, la philosophie, la justice.» De quelle façon?
En soutenant les lettres et, au besoin, en signant la pétition que nous avons mise en ligne sur le site
www.sel.asso.fr. L'enjeu est capital, il en va de l'avenir de notre culture.
En réponse à ce cri d'alarme, que vous lancez depuis plusieurs années à travers vos livres et vos articles, le ministre de l'Education, Luc Ferry, a écrit (Le Figaro du 4 mars 2004) que vous étiez «de bonne foi» mais «égarée par la rumeur»; il a affirmé qu'il n'existait «aucun programme d'extermination insidieuse» et assure qu'il fera «tout ce qui est en son pouvoir pour les sauver d'un déclin». Etes-vous rassurée?
Non, pas vraiment. Il est très possible qu'il n'y ait pas de plan délibéré pour tuer les études classiques. Je suis prête à l'admettre. Mais l'attitude actuelle consiste à fermer les yeux, à développer l'idée selon laquelle faire du latin ou du grec est devenu un problème et à décourager les élèves de s'engager dans ces voies considérées (évidemment à tort) comme inutiles. Quant à dire que nous sommes égarés par la rumeur, c'est parfaitement faux: je m'occupe depuis longtemps de l'association Sauvegarde des enseignements littéraires* où nous recevons un volumineux courrier de parents et d'élèves accablés car les proviseurs refusent les classes de latin et de grec en arguant que les effectifs ne seront pas assez nombreux... Et quand ces cours existent déjà, ils sont placés à des horaires intenables pour les élèves qui finissent par abandonner faute d'un emploi du temps cohérent mais aussi parce que les niveaux sont mélangés... Ce dernier point est fondamental. Dans ce calcul, on oublie dans trop de cas qu'il existe deux séries d'options de grec: l'option de détermination (qui consiste à présenter cette matière au bac) et l'option facultative (qui consiste à dire que l'on aimerait bien avoir fait un peu de ces langues). Mais les élèves se retrouvent dans la même classe avec les mêmes professeurs! C'est une erreur qu'il faut absolument réparer. Il semblerait que ce soit en cours: dans l'académie de Bordeaux, par exemple, il y aurait déjà eu treize rétablissements de classes sur vingt-huit qui furent supprimées. Mais il faudrait vérifier ce chiffre. J'ajoute que ces suppressions brusques, en cours d'études, sont semblables à une rupture de contrat et achèvent de décourager les élèves: quelle confiance peut-on avoir dans des cours qui sont supprimés, rétablis, supprimés de nouveau? C'est comme un médicament que l'on retirerait puis remettrait en vente puis retirerait encore, et ceci à l'infini... on finit par abandonner et passer à autre chose. Le manque d'argent et de place pour enseigner les humanités classiques, telle est la réalité concrète. Quoi qu'il en soit, fermer les classes de latin et de grec uniquement en fonction des chiffres (qui ne sont d'ailleurs pas si bas que cela), sans se préoccuper des conséquences de la valeur formatrice de ces langues ni de la place dans l'histoire de cet enseignement, est fatal et absurde. Ce principe est choquant; il est ici clairement avoué. Dans un pays, on ne peut pas organiser l'enseignement pour les jeunes uniquement en fonction du nombre. Pas assez de candidats inscrits, donc adieu! Mais si l'on veut absolument faire des économies, que l'on choisisse d'autres critères: pourquoi ne pas remplacer tous les cours des autres matières par l'initiation sexuelle? Voilà qui connaîtrait un succès beaucoup plus grand! Là, le nombre est assuré... Derrière cela, je vois un danger beaucoup plus grand: le plus grand nombre ne doit en aucun cas devenir un critère d'enseignement.
Les chiffres fournis par le ministère de l'Education montrent que si 135 761 élèves choisissent le latin en 5e, ils ne sont plus que 10 468 en terminale. Et pour 14 750 jeunes gens qui choisissent le grec en 3e, il n'en reste que 2 343 en terminale. Comment expliquer cette érosion?
Au lieu de se fonder sur les chiffres actuels, il faut regarder de près la façon dont tout cela est arrivé.
C'est-à-dire?
C'est-à-dire que tout est fait, depuis longtemps, pour écarter le latin et le grec. Or tout prouve que là où il y a un bon professeur, il y a aussitôt une classe assez nombreuse qui s'ouvre. Je ne défends pas l'ouverture des classes pour trois élèves, mais il me paraît indispensable que l'on puisse laisser un professeur créer sa classe là où six, sept ou huit élèves veulent étudier. Mais pour qu'un professeur soit passionné par son travail, il faut qu'il y croit, qu'il se sente un peu aidé. Or, aujourd'hui, les professeurs de latin et de grec se sentent abandonnés et menacés par l'absence de parole politique forte et claire: nous ne pouvons pas, nous autres enseignants, être les seuls à dire aux familles et aux élèves que le latin et le grec sont importants. Et s'il existe la moindre propagande contre ces enseignements, les élèves se démobilisent et ne les choisissent plus. Mais pour répondre à votre question, rappelons que c'est François Bayrou qui, lorsqu'il était ministre de l'Education, a réintroduit le latin en 5e, ce qui est une excellente initiative. L'érosion, comme disent les ministres, a toujours existé, dans tous les systèmes. Mais depuis que le latin et le grec sont des matières à option, les élèves ne les choisissent plus car ils ont en vue leur bac, leur emploi plus tard, etc. Et ils abandonnent ce qui leur paraît n'être qu'un luxe car ils estiment, à juste titre, que ces matières ne paieront pas suffisamment lors de l'examen du bac.
«Notre époque voue un culte à la rentabilité et ne se pose que deux questions: "A quoi ça sert?" et "Qu'est-ce que ça rapporte?"» Mais comment encourager, concrètement, les jeunes à choisir en option le latin ou le grec?
En oubliant les pieuses déclarations d'intention et en publiant des circulaires. Il faut donner du courage et de l'espérance. Je ne veux pas critiquer la personnalité de nos deux ministres, Luc Ferry et Xavier Darcos, mais ils n'ont, concrètement, rien fait pour prouver leur attachement aux humanités classiques: aucune déclaration, des établissements laissés à eux-mêmes et encombrés de la difficulté de placer une option, aucune mesure pour que les proviseurs ne finissent pas par se dire que s'ils ne parviennent pas à mettre ces enseignements en place «tout cela n'a pas d'importance» ... Je vais avoir 91 ans. Autant dire que j'ai connu bien des ministres! Il est arrivé, même récemment, que les choses se passent beaucoup mieux. Il suffirait de proposer une meilleure rétribution de ces options au baccalauréat: que le latin et le grec rapportent plus de points et d'avantages. On ne peut pas demander aux jeunes d'être purement désintéressés... Surtout si, en plus, on ne leur explique pas que choisir l'option latin ou grec, c'est être intéressé à long terme. Ce travail, c'est aux pouvoirs publics de le faire, non?
Les humanités classiques seraient donc victimes d'une idéologie de l'utilité?
Ah, oui! Sans l'ombre d'un doute. Et cela remonte à bien des années. Nous vivons à l'âge du matérialisme: ce dont on ne peut tirer un avantage immédiat - même s'il est beaucoup plus grand pour l'avenir - est perdu. Allumez la radio et vous tomberez sur les dernières nouvelles de la Bourse ou la compétition sportive... Notre époque voue un culte à la rentabilité, à la réussite pratique et ne se pose que deux questions: «A quoi ça sert? Qu'est-ce que ça rapporte?»
Pour le dire dans le langage matérialiste de notre époque: «A quoi ça sert?» et «Qu'est-ce que ça rapporte?»
Rappelons que ces langues sont étroitement liées au français: elles sont le point de départ de notre langue et de notre culture. Ce sont nos racines. Mais la réponse à votre question tient en deux points. Tout d'abord, cela sert - et énormément - parce que l'effort pour apprendre ces langues demande une grande attention, obligeant par conséquent les jeunes élèves à regarder de près les mots ainsi qu'à comprendre les fonctions grammaticales (ce que l'on n'explique plus tellement, y compris pour le français), à utiliser leur jugement pour savoir si telle phrase fait sens, comprendre pourquoi ils se sont trompés... Bref, c'est une formation extraordinaire pour l'apprentissage de la langue française ainsi que pour l'exercice de l'esprit critique. Le problème est que les élèves se rendent rarement compte de ces bienfaits puisqu'ils ne sont pas toujours immédiats. Le second aspect, ce sont les textes, la culture, la merveille du contact... On découvre, dans l'étude de ces langues, le point de départ des principales idées contemporaines. C'est vrai pour la démocratie, dont on parle beaucoup en ce moment, mais aussi de tous les mots qui, aujourd'hui, désignent les grands principes et les grandes valeurs de la vie quotidienne: ces mots partent du grec où l'on peut les contempler et les comprendre dans toute leur simplicité. Mais, surtout, les Grecs racontaient à travers des personnages et des mythes des choses concrètes que les jeunes élèves peuvent ressentir mieux que personne. C'est le b.a.-ba des valeurs, sous une forme très concrète (celle d'histoires et de mythes), ouverte à tout le monde, par-delà les clivages et les difficultés. Le latin et le grec relèvent donc de la formation intellectuelle. Tout comme, pour le sportif, l'entraînement (qui n'a aucun rapport direct avec la compétition finale) relève de la formation physique. Par l'enseignement de ces deux langues, nous donnons aux jeunes gens les moyens de penser et de sentir. Tout un vocabulaire de l'esprit. Suspendez cet enseignement et vous coupez les jeunes du passé - ce qui est déjà largement le cas.
C'est une assez bonne réponse à tous ceux qui pensent que le latin et le grec relèvent de l'élitisme...
Je pense, tout au contraire, que l'enseignement du latin et du grec, qui permet une meilleure adaptation au français et donne des exemples de textes qui ne sont pas nationaux, est un chemin d'accès vers la culture pour des gens qui ne sont pas des privilégiés. Les expériences faites dans des pays étrangers ont montré que c'étaient souvent des élèves venus de milieux modestes, un peu perdus, n'ayant pas de repères, qui se montraient les plus doués et les plus contents de cette aide. Prenez l'exemple de la méthode Assimil pour le grec ancien. C'était une idée inattendue, mais tout a été vendu: 3 000 exemplaires en quelques semaines... Il y a donc une véritable curiosité pour ces langues.
Cela signifie-t-il que, pour enseigner et captiver les élèves, les professeurs devraient recourir aux mythes plus qu'à la grammaire?
Je ne sais pas où vous avez pris que les professeurs s'enfermaient dans la grammaire... Aujourd'hui, cela fait bien longtemps que je n'enseigne plus, mais je n'ai jamais connu de professeur qui ne soit pas transporté par le texte qu'il expliquait. Il est vrai, cependant, que les directives dont on leur bourre désormais le crâne peuvent fausser le jeu mais je suis absolument contre cette idée que si ça ne va pas c'est de la faute des professeurs. Ils font ce qu'ils peuvent dans la mesure où on leur donne des élèves! Et les élèves adorent ces enseignements! Que l'on nous facilite l'existence de cet enseignement; après, on verra s'il y a tant de difficultés que cela...
Vous êtes toujours aussi batailleuse: d'où tirez-vous cette énergie?
Pas batailleuse, convaincue! La conviction donne beaucoup de force, vous savez. Je suis aveugle depuis maintenant six ans. Je vis seule, sans enfants et sans famille. J'ai donc tout mon temps pour mener ce combat, puisque que je ne peux plus écrire ni relire mes chers Grecs.
Pourquoi les Grecs écrivaient-ils des choses si fortes et si belles? Comment cette littérature est-elle née?
Ecrire, à cette époque, était toute une affaire! C'était difficile, incommode, la plupart des gens ne lisaient pas mais possédaient une grande mémoire. Les Grecs écrivaient donc avec soin parce qu'ils sentaient que c'était un acte important.
Aujourd'hui, on écrit vite et n'importe quoi?
C'est ce que je ressens parfois, quand je constate la multitude de fautes de syntaxe ou d'orthographe dans un roman ou un courrier ministériel. Les Grecs étaient fiers de ce qu'ils faisaient et de ce qu'ils découvraient; nous le sommes sans doute moins.
Que répondez-vous à ceux qui jugent que ce combat pour la sauvegarde du latin et du grec est passéiste?
C'est agaçant et absurde. Bien sûr que non, nous ne voulons pas retourner au passé. Ni à Athènes, ni à Rome! Ni à aucun mode de pensée antique, comme s'il n'y avait pas eu de progrès après! Ce que nous voulons, à travers l'enseignement de ces langues, c'est retrouver l'élan intérieur, la simplicité première et l'éveil.
En lisant votre livre d'entretiens avec Alexandre Grandazzi, Une certaine idée de la Grèce, où vous évoquez quelques souvenirs, on se demande pourquoi vous n'avez jamais écrit vos mémoires ou une autobiographie?
Parce que je n'ai pas de biographie.
Ah, non! Ça, ce n'est pas vrai...
Mais si, je vous assure. Qu'ai-je fait de ma vie? Uniquement mon métier. J'ai enseigné. Et j'ai écrit, et j'écris encore, des petites choses sur Thucydide, Homère, Hector ou Alcibiade...
Des «petites choses» qui ont révolutionné notre compréhension du monde grec et émerveillé des milliers de lecteurs... Ce n'est pas rien, quand même?
C'est vous qui le dites. Une biographie, c'est plus que cela. Il faudrait raconter les rencontres avec telle ou telle personne... Quel intérêt? Ça ne regarde que moi.
Et puis, j'estime qu'au cours de ma vie j'ai beaucoup plus rencontré Périclès et Eschyle que mes contemporains. Ils peuplent ma vie, de mon réveil jusqu'à mon coucher. J'aime les contacts humains, ceux que procurent l'enseignement ou l'Académie française, mais je ne suis jamais aussi heureuse que lorsqu'on me lit une page de grec.
Vous vous intéressez donc à l'Histoire mais pas à votre propre histoire?
Je ne m'intéresse pas à l'Histoire mais à la littérature. La différence est fondamentale. Récemment un de mes collègues de l'Académie des belles-lettres et inscriptions est tombé des nues lorsque je lui ai dit que je n'aimais l'histoire que dans la mesure où elle expliquait la littérature. Il m'a répondu que lui ne s'intéressait à la littérature que dans la mesure où elle était un document pour l'historien... Ce sont deux points de vue opposés, et j'ai depuis toujours choisi mon camp. Ce qui m'exaspère le plus, c'est ce point de vue sociologique et anthropologique qui prétend que l'on retiendra surtout de l'étude de la civilisation grecque l'existence de l'esclavage, la faible place faite aux femmes, etc. Cette approche est réductrice et n'offre aucun intérêt. Ce qui est encore vivant dans la Grèce ancienne, c'est la littérature.
Comment définiriez-vous cette «certaine idée de la Grèce» qui vous anime depuis votre enfance?
Je dirai que c'est une façon particulière de regarder la Grèce. Je la regarde du point de vue de l'élan d'invention qui est encore présent et fécond aujourd'hui: la Grèce a inventé l'histoire, la démocratie, le sens du tragique et de la beauté, la philosophie, la justice... Le fait, par exemple, que paraissent beaucoup d'ouvrages sur Homère et le trajet exact d'Ulysse me paraît relever d'une saine curiosité mais je dois avouer que ça m'est un peu égal. Ce qui m'émeut, c'est l'?uvre.
Récemment, des historiens ont prétendu détenir la preuve qu'Homère n'avait jamais existé, et l'on tient pour sûr qu'il n'a pas rédigé l'Odyssée: cette révélation change-t-elle quelque chose?
Franchement, quelle importance? Voilà qui m'intéresse beaucoup moins que d'essayer de comprendre les textes. La vraie question n'est pas «Est-ce qu'il y a eu un Homère?», mais «A-t-il été l'auteur des premiers éléments ou l'auteur de la synthèse?» La réponse ne change strictement rien à la beauté de l'
Iliade et de l'
Odyssée, et ne fait absolument pas progresser notre compréhension de l'oeuvre.
Au cours de votre vie, vous vous êtes beaucoup intéressée à l'histoire et à la littérature grecque, mais assez peu à la mythologie, laissant ce champ à d'autres de vos collègues, comme Jean-Pierre Vernant. Pour quelles raisons?
C'est vrai. Il y a d'ailleurs eu une division officielle entre Jean-Pierre Vernant, qui est un ami et que j'estime infiniment, et moi: nos deux chaires au Collège de France étaient différentes.
Un Yalta de la pensée grecque?
Si vous voulez... Disons plutôt une division des centres d'intérêt, mais en fonction du critère suivant: le rapport aux textes grecs. Vernant s'intéresse surtout à la question «Qu'y avait-il avant?» et a entrepris de retrouver l'élément primitif, les modes de pensée, l'anthropologie... Je me suis surtout posée la question «Qu'y a-t-il après?» Or chaque grande ?uvre grecque présente les deux points de vue. Cela dit, je rattrape le temps perdu: je travaille en ce moment à un livre que je n'aurai plus le temps d'écrire, mais qui m'aurait beaucoup intéressée, et que j'appellerai
Le miroir des mythes.
De quoi s'agit-il?
Chaque époque - y compris la nôtre - traite le mythe d'une façon qui nous renvoie l'image de cette époque. Or, je me suis aperçue que la tragédie grecque avait été construite afin de dégager de l'élément mythique quelques problèmes humains qui pourraient être ceux de n'importe qui. Les protagonistes de la tragédie grecque se débattent en devoirs, en passions, en problèmes, etc., et laissent de côté presque tout ce qui est mythique. Et pourtant ils traitent les mythes. Comment? Ils sont évoqués (rejetés, même) dans les ch?urs, c'est-à-dire autour et non au centre. La question traitée dans la tragédie tire toujours une sorte de grandeur de ce fond mythique, mais elle est écartée de l'action elle-même.
La tragédie aurait donc congédié la mythologie?
Je ne sais pas si l'on peut dire la chose aussi radicalement. En fait, Homère avait déjà fait la même chose avec l'
Iliade. En Grèce, on appelle mythes des choses très différentes: il y a les mythes primitifs, que l'on trouve chez Hésiode, avec la naissance du monde et des dieux, les massacres, les monstres et les Titans; puis viennent les mythes racontés par les épopées (pour la plupart perdues: il ne reste que l'
Iliade et l'
Odyssée). C'est dans ces épopées que les tragiques ont choisi leurs sujets. Mais nous ne possédons pratiquement aucun mythe grec à l'état pur. La force de ces mythes est précisément d'avoir été utilisés par des littérateurs et recueillis, des siècles plus tard, par des mythographes.
Dans la préface de votre dernier livre, De la flûte à la lyre, vous écrivez: «J'ai toujours tenté de déceler d'un texte à l'autre, d'une idée à la suivante, d'un auteur à son successeur, une évolution, une progression, qui se marque jusque dans les détails d'une oeuvre.» Quelle est l'évolution, la progression, de la pensée grecque. Et quelle est la vôtre, après toutes ces années?
Cette phrase résume en effet l'ensemble de ce que j'ai fait au cours de ma vie. J'ai toujours cherché ces évolutions. Elles arrivent très progressivement, et c'est ce qui m'a toujours fascinée. Au Ve siècle avant notre ère, on découvre les premières oeuvres dans lesquelles apparaissent ces évolutions: la démocratie, tout d'abord, l'idée d'un pouvoir à tous, où chacun pourrait s'exprimer sur une place publique. Puis on voit apparaître l'idée de démagogie. Se pose alors un nouveau problème: la parole est-elle bonne ou mauvaise? Avec ces discussions, la pensée se précise. Et quand on observe ces évolutions, on peut presque entendre les Grecs du Ve siècle discuter entre eux... Il est également passionnant d'observer le passage d'une oeuvre à l'autre, le dialogue des ?uvres entre elles. On découvre comment s'élabore une pensée neuve.
Quelle est l'idée grecque qui vous fascine le plus, encore aujourd'hui?
Je me suis occupée de tant d'entre elles que je ne peux en isoler une! Selon les jours c'est la justice, la loi, la douceur (j'ai consacré à cette idée un gros livre) ... Mais s'il fallait en élire une parmi toutes, ce serait le sens de l'humain. Tous les textes grecs parlent de l'homme et fondent les vertus sur l'idée suivante: «Je suis homme comme lui, et cela pourrait m'arriver.» C'est la phrase que prononce Ulysse lorsque Athéna lui propose de voir l'effondrement de son ennemi, Ajax. Ulysse refuse. Il pense: «Non, car je sais que je suis homme comme lui et qu'un tel malheur pourrait m'arriver un jour.» Ce qui est à l'?uvre, ici, ce n'est pas la charité du pardon mais bien le sens de l'humain.
Toujours dans De la flûte à la lyre, vous lancez: "Apprenez par coeur les chants des tragédies d'Euripide, comme l'on voit, ça peut toujours servir..."
Ce n'est pas seulement une plaisanterie. J'écris cela à propos de ce texte magnifique d'Euripide qui met en garde contre le chant des sirènes (une tentation bien contemporaine, non?). L'utilité pratique est toujours présente. Je pourrais rajouter qu'il y a toujours une grande utilité à apprendre par c?ur ces poèmes et ces tragédies: ça entraîne la mémoire qui est, croyez-moi, une des choses les plus utiles de la vie. Et puis, il y a une autre dimension que celle de l'utilité: le plaisir. Lorsque j'ai perdu la vue, savoir encore des petits morceaux de poésie et de tragédie m'a été d'un immense secours. Mais il faut apprendre jeune. A mon âge, c'est trop tard. Je tiens à raconter une anecdote, à l'usage des jeunes gens qui pourraient encore douter de l'utilité d'apprendre le latin et le grec et d'apprendre par c?ur certains passages magnifiques de ces grands textes. C'est le grand professeur de médecine Jean Bernard, membre de l'Académie française, qui la raconte dans son dernier livre. Il fut un résistant très actif pendant la guerre, fut arrêté et jeté en prison. Il confesse que ce sont les textes de poésie et de prose qu'il connaissait alors par c?ur qui lui ont permis de tenir, qui lui ont tenu compagnie, maintenant le contact avec une vie noble, plaisante et normale dont il était privé dans sa cellule. Voilà un argument qui, me semble-t-il, l'emporte sur tous les autres, même si je ne souhaite à personne de connaître cette situation. On peut profiter de cela aussi hors de prison.
Est-il encore possible de découvrir des auteurs dont les oeuvres auraient été dispersées, comme ce fut le cas, il y a quelques années pour Ménandre, revenu au jour après vingt-quatre siècles?
De grands auteurs inconnus, cela m'étonnerait. Mais figurez-vous que l'on vient tout juste de découvrir une nouvelle pièce de Ménandre! Cela dit, Ménandre était un auteur à succès, très à la mode dans l'Antiquité. Ses textes circulaient en grand nombre. En ce qui concerne les textes rares d'auteurs moins populaires à l'époque, c'est beaucoup plus difficile, voire impossible. Les guerres ont fait de terribles ravages. Toutefois, récemment, un de nos collègues, Paul Bernard, a fouillé les ruines d'un palais d'Alexandre le Grand, en Afghanistan. Un jour, il a été intrigué par une petite fente dans le sable, a tiré dessus, prenant une motte de sable... sur laquelle figuraient partout des petites traces de papyrus détruits: les caractères avaient marqué le sable! Il s'agissait d'une page inédite d'un manuscrit d'un philosophe qui avait accompagné l'expédition d'Alexandre vers l'Indus. Mais il s'agit d'un miracle. Et le miracle ne s'est pas poursuivi: la guerre a achevé le travail du temps.
Vous avez consacré votre vie à l'enseignement et à la recherche, mais aussi à l'écriture. Vous êtes l'auteur d'ouvrages très savants mais aussi de livres très grand public ainsi que de quatre recueils de nouvelles et d'un roman - un seul... Pour quelqu'un qui est passionné par la littérature, c'est étrange: vous n'avez jamais été attirée par la fiction?
Si je n'ai pas écrit plus de fiction, ce n'est pas tellement que l'envie me manquait mais tout simplement la capacité. Ma mère écrivait des romans et des contes, elle travaillait pour la radio, faisait des adaptations de théâtre... J'ai beaucoup vécu avec elle puisque je n'ai pas connu mon père, tué pendant la Première Guerre mondiale. Elle écrivait le soir, après le dîner. En écrivant mon unique roman,
Ouverture à c?ur, à l'âge déjà avancé de 75 ans, j'ai tout de suite compris que je n'étais pas apte à cette forme d'écriture. C'était un effort. Il m'aurait fallu beaucoup plus d'entraînement. Or l'entraînement que j'ai pris pour le grec, je ne l'ai pas pris pour la littérature. En ce qui concerne les nouvelles, c'est différent: la distance est moins longue, on n'a pas besoin d'une grande construction ni d'une démonstration. C'est un exercice que j'aime beaucoup et qui m'est, hélas, interdit, depuis que j'ai perdu la vue. Je ne peux plus que mettre au point mes conférences: j'enregistre mes propos sur des magnétophones, une jeune fille les tape à la machine et me les relit, j'ajoute des corrections... C'est un travail lent et laborieux.
Aujourd'hui, que vous reste-t-il à accomplir?
Faire sauter les décisions du ministre! C'est un programme très précis. Je crois que, pour le reste, j'ai déjà beaucoup expliqué ce qu'était la Grèce à travers mes livres.
Etes-vous optimiste?
Oui, résolument. Je suis sûre que l'on sortira de ce maelström ministériel. On est bien sortis du Moyen Age! J'espère juste que ce sera moins long. Je ne crois pas que l'Histoire soit réglée ni qu'elle soit prévisible. J'ai une assez longue expérience, et j'ai toujours été surprise: la fin de la guerre m'a surprise, comme la chute du mur de Berlin, comme le désastre actuel de la langue française... Je crois qu'il y aura un sursaut.