Du toujours plus au bientôt moins
Comment les Français découvrent-ils soudain la réalité de leur état, sinon dans "d'étranges défaites", celles jadis de nos armes et aujourd'hui de nos finances ? Pour un de Gaulle, un Barre, les Français ne voient clair que tombés au fond du puits. Ils ne s'en sortent qu'avec la vérité.
Derrière les crises enchaînées de la dette, de l'euro et de l'Europe gît encore l'essentiel : la révolution d'un monde globalisé qui entre, chez nous, par portes et fenêtres. Un monde où des milliards de pauvres sortent peu à peu de leur mélasse, s'enrichissent et bousculent un ordre ancien où perduraient nos privilèges. Les agences de notation, comptables de l'économie de marché, sont, ce coup-ci, devenues oracles de notre destin. Pourquoi, sinon que son effarante dette publique a jeté la France sous leurs calculettes ?
En vérité, le seul déclassement qui devrait nous convaincre, c'est celui d'un double A : celui des "avantages acquis". Car ils ne sont plus acquis.
Le couple franco-allemand, avec une obstination méritoire, vient d'imprimer à l'Europe un pas réputé décisif en ce qu'il aborde avec son pacte de stabilité budgétaire les rudiments d'une gouvernance économique sans quoi l'euro n'existera plus.
Historique, alors ? Attendons ! On sait que la France fut plusieurs fois incapable d'ajuster ses dépenses à ses jactances. Et constatons que la défection insulaire de Londres aura, pour nous réconforter, bénéficié au concours de quelques pays qui, hors même les 17 de la zone euro, épousent le processus de peur de rater le train d'une nouvelle Europe.
Mais ce train lui-même ira-t-il à bon port ? Il rencontre d'emblée deux gros obstacles. On doute d'abord que les pays du Sud supportent une très sévère cure de désendettement. On craint que, privés de croissance, ils ne tombent de léthargie en catalepsie. Or, la récession menace. Devant elle, l'encadrement prescrit à Bruxelles n'abolira pas les diversités culturelles, et donc politiques, des nations. L'Allemagne, avec une industrie très exportatrice et, depuis 2003, de bonnes réformes accomplies, rallie à ses vues - et tant mieux ! - une approche vertueuse de l'Europe en confection. Mais la France, elle, n'est toujours pas réformée et se complaît encore dans des aménités sociales uniques au monde.
Contre l'accord de Bruxelles, l'opinion française se verra travaillée par la tentation souverainiste qui se déploie sur le Front de gauche et le Front national : elle fera de l'euro un bouc émissaire, porteur de tous les virus de régression sociale. C'est encore miracle de constater qu'avec Sarkozy, Hollande et Bayrou la triplette pro-européenne tient bon. Mais le monde - et les marchés - reste - on le voit - sceptique sur notre capacité politique (et syndicale) à réformer le panier percé de nos dépenses publiques. À passer sans drame du toujours plus au bientôt moins. Dans l'accablement de la crise, jamais, depuis la guerre, nos politiques n'auront affronté un si redoutable défi démocratique.
Le second obstacle tient à l'affaiblissement mental et moral de nos vieilles nations. Le conservatisme nationaliste, le mirage souverainiste y sont autant de rétractions, de replis hors de la planète où nous vivons. Au sein des pays riches, nous peinons encore à considérer la révolution qui travaille le monde depuis que les pauvres ont abandonné, avec le communisme, la condamnation marxiste de l'économie de marché.
À mes yeux, le jour qui, symboliquement, a tout changé est celui où Deng Xiaoping quitta le chat noir de l'anticapitalisme pour rallier le chat blanc de l'économie de marché. "Peu importe sa couleur, disait-il, pourvu qu'il attrape les souris." Depuis, la Chine ne cesse d'en attraper. La quasi-unanimité de ce qui fut le tiers-monde vogue dans ce sillage et devient le "tiers état" du monde nouveau.
S'y détachent les "émergents". Ils ont, dans leur enfance, vu arriver l'eau courante, l'électricité, la télé et la médecine. Ils trouvent la science généreuse et l'avenir prometteur. Ils se voient comme la jeunesse du monde. Ils tiennent nos nations pour autant de vieilles dames indignes, hypothéquant leur patrimoine aux pétromonarchies arabes et à la Chine. Le terrain où ces jeunes malabars nous entraînent, c'est celui de la compétitivité et de l'innovation. Nous n'y sommes pas infirmes, mais engourdis.
"Dans l'optimisme des émergents, il y a la griserie d'un pouvoir ascendant. Dans notre pessimisme, il y a la déprime d'un pouvoir déclinant" (Marc Ullmann) 1. Car les émergents devront, eux aussi, affronter un jour l'aspiration libertaire et la revendication sociale, comme on le devine déjà en Russie et en Chine. Mais nous connaîtrons, nous, un défi plus pathétique : celui de voir périr cette illusion que l'Histoire s'assoupirait avec nous.
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Claude Imbert
1.Lettre, toujours fertile, du Club des vigilants.