L’animateur radio américain ultra-conservateur Rush Limbaugh a
traité une étudiante de «salope» car elle défendait la contraception
gratuite. Et si cette polémique donnait l'opportunité d'une réforme de
la loi américaine sur le viol?
Sandra Fluke a fait remarquer que Rush Limbaugh essayait de la réduire
au silence en
la traitant de salope et de
prostituée la semaine dernière. Mais le plus vieux truc utilisé pour faire taire
les femmes n’a pas fonctionné cette fois.
Forte de son expérience d’activiste et de l’impeccable coup de fil de
soutien du président Obama, Fluke a persévéré dans sa tentative de convaincre
l’université de Georgetown d’inclure la contraception dans sa formule de
couverture santé.
Elle a 30 ans, pas 14, et à chacune de ses interventions
télévisées aussi sobres qu’intelligentes, Sandra Fluke en fait plus que la
plupart d’entre nous pour
désamorcer la force des insultes
visant la sexualité des femmes.
C’est sa force de persuasion qui a poussé
Limbaugh à s'excuser pendant le week-end, excuses
vaseuses et inappropriées s’il en fut. Comment peut-il prétendre n’avoir pas eu
l’intention d’attaquer Fluke personnellement alors qu’il l’avait pilonnée trois
jours durant, allant jusqu’à la suggestion débile que les femmes utilisant une contraception
devraient mettre les vidéos de leurs ébats en ligne «
pour que nous puissions tous en profiter.»
Puissent les annonceurs qui ont
déserté l'émission de Limbaugh,
rejoints lundi par AOL, en rester le plus éloignés
possible.
Les SlutWalks et Sandra Fluke, même combat?
Le SlutWalks, mouvement de protestation né au printemps dernier au
Canada et qui s’est étendu à plus de 70 villes du monde entier, cherche
entre autres à se réapproprier le mot de salope (
slut).
Inspirées dans leur colère par un policier de Toronto qui avait déclaré
que la meilleure façon d’éviter de se faire violer était «
de ne pas s’habiller comme des salopes», les femmes qui rejoignent
les SlutWalks ont défilé en soutien-gorge, guêpières et autres parures
affriolantes.
Cela leur a valu à la fois
l’approbation enthousiaste et des réactions ambivalentes de la part de la blogosphère
féministe. SlutWalks, et la projection de reconquête au sens plus large que ses
membres et Sandra Fluke défendent, représente un virage culturel qui place la
sexualité des femmes sur le devant de la scène au lieu de la draper d’un voile pudique.
Ce changement pourrait-il aussi être la clé qui permettra une réforme
de la loi sur le viol à l’ère moderne?
Le tournant féministe de la «positivité sexuelle»
C’est la thèse que défend Deborah Tuerkheimer, professeur de droit à DePaul
University, l’une des premières universitaires à synthétiser le phénomène des SlutWalks.
Dans un
récent article, Deborah Tuerkheimer avance
que «
l’émergence de la positivité
sexuelle», comme elle l’appelle, est «
l’initiative
féministe la plus significative de ces dernières décennies».
Le trait distinctif de cette reconquête est que les femmes insistent à
la fois sur le droit au sexe sans viol
et
à la sexualité sans jugement. Et c’est cette insistance, souligne Tuerkheimer, qui
défie directement la loi traditionnelle sur le viol.
Take Back the Night, le mouvement de
protestation de mes années d’étudiante, prenait la forme de manifestations de
femmes revendiquant le droit de se déplacer à pied à la nuit tombée sans
risquer d’être agressées. Le principal sujet de préoccupation était le viol par
des inconnus et la sécurité physique.
Aux Etats-Unis, difficile de faire reconnaître un viol sans violence
SlutWalks est davantage concerné par le viol commis par une
connaissance ou lors d’un rendez-vous—viols qui représentent 90% de l’ensemble
des agressions sexuelles.
Quand des femmes (ou des hommes) accusent une connaissance de viol, la
police ou les procureurs ont davantage de difficulté à gérer le problème car la
légalité de la relation porte sur la question du consentement plutôt que sur l’usage
de la force.
Traditionnellement, c’est sur cette dernière que se concentre la loi
sur le viol. Cela paraît rétrograde, je le sais bien, mais comme nous le
rappelle Tuerkheimer, dans la majorité des états américains «
le non-consentement d’une femme ne suffit
donc pas à lui seul à établir le viol».
Cela rend la tâche très difficile dans le cas d’un viol lors d’un
rendez-vous où c’est la parole de l’un contre celle de l’autre. Et cela
signifie également qu’un juge ou un jury peut estimer qu’une femme totalement
passive parce qu’elle dort ou qu’elle est droguée, par exemple— n’a pas pu être
violée, même si elle affirme le contraire.
Si vous ne baisez pas «moralement», vous ne pouvez pas être violée
La loi sur le viol considère encore que certains types de
comportements féminins sont inacceptables en les excluant de la loi empêchant
d’utiliser l’histoire sexuelle d’une femme à ses dépens lors d’un procès pour
viol.
La loi sur la protection des victimes de viol interdit normalement aux
personnes accusées d’agression sexuelle de se servir du passé d’une femme pour
la décrédibiliser.
Mais les tribunaux permettent encore le recours à ce genre d’éléments
si le juge estime que cela démontre, d’une certaine façon, des comportements
caractéristiques.
Dans de nombreux cas il est estimé que ce sont des déviances qui caractérisent
l’histoire intime d’une femme, ce qui permet au tribunal de donner au jury une
chance de conclure que la plainte pour viol est alors moins légitime.
«
Les femmes qui ont eu dans le passé,
de manière consensuelle, des rapports sexuels que la morale réprouve sont
supposées impossibles à violer», écrit Tuerkheimer. «
Les plus réprouvés étant les actes de prostitution, de sexe collectif
et de sadomasochisme».
Pour la reconnaissance du viol par une connaissance
Les manifestantes de SlutWalks réfutent bien évidemment tout cela. Elles
estiment que ce sont les femmes, et non des jugements obsolètes rendus par
l’État, qui doivent définir le type de relations sexuelles qu’elles désirent et
celles qu’elles n’autorisent pas.
Tuerkheimer voit dans cet emportement féministe un moyen de modifier
le paradigme du viol une bonne fois pour toutes. Elle veut que les juges
cessent de traiter certaines femmes comme si elles ne pouvaient pas être
violées en se basant sur le genre de pratiques sexuelles auxquelles elles ont
consenti dans le passé.
Et elle veut que soit créé un nouveau crime, celui de viol par une
connaissance, qui fasse tomber la règle selon laquelle le viol n’est légalement
reconnu que s’il y a recours à la force.
On constate un progrès sur ce front dans la nouvelle définition du
viol
annoncée par le département de
la Justice en janvier dernier dans le cadre de la collecte des statistiques
locales sur les agressions sexuelles.
Ce ministère définit dorénavant le viol comme «
la pénétration, aussi superficielle soit-elle, du vagin ou de l’anus»
qui se produit «
sans le consentement de
la victime.»
Tuerkheimer considère la rébellion à plus grande échelle contre les insultes
sexuelles comme cruciale pour imposer un plus grand nombre de changements de ce
genre à la fois dans les tribunaux et chez les législateurs.
La sexualité, part intégrante de notre personnalité
La conscience féministe, affirme-t-elle, pourrait «
permettre une modification de la loi qui ne
serait pas possible autrement.» Ce n’est pas mon genre d’imaginer les
féministes investies de ce genre de pouvoir, mais dans le contexte de la tempête
déclenchée par Limbaugh, pourquoi pas?
Tuerkheimer presse les manifestantes des SlutWalks de commencer à
dialoguer avec les professeurs de droit et les juristes, et vice versa.
Il faut être professeur de droit pour pouvoir dire ça bien sûr, mais
peut-être Tuerkheimer a-t-elle mis en évidence une qualité du féminisme musclé
qui rejette fièrement les injures sexuelles, ce que les féministes elles-mêmes
ont manqué de faire jusqu’à présent.
Sandra Fluke joue aussi un rôle dans cette affaire. En argumentant que
les femmes ont besoin d’une assurance santé englobant la contraception —pour
protéger leur santé dans certains cas, et dans d’autre, oui,
pour avoir une
vie sexuelle tout simplement— elle nous rappelle
qu’évidemment cela fait partie intégrante de notre personnalité.
Nous n’avons pas à détourner chastement les yeux de cette réalité ou à
garder le silence sur le sujet. C’est ce qu’a compris le président Obama lorsqu’il
a affirmé à Sandra Fluke que ses parents pouvaient être fiers d’elle.
Les féministes ont un tas de bonnes raisons d’être fière de Sandra
Fluke, elles aussi. Parce qu’elle a tenu tête à Limbaugh, bien sûr, mais aussi
pour avoir contribué à faire de la révolte contre les injures sexuelles un
combat aussi populaire qu’elle l’est devenue elle-même.