Au cœur du paradigme dominant de la science économique, se
trouve une hypothèse qui fait rire : l'homme, homo oeconomicus, serait
rationnel.
Au cœur du paradigme dominant de la science économique, se trouve une
hypothèse qui fait rire : l’homme serait rationnel. N’en déplaise aux
économistes, ceux d’entre nous qui ne vivent pas la tête dans les
nuages, font ici-bas l’expérience quotidienne de la bêtise et des
passions irraisonnées de la plupart de leurs semblables.
Pourtant, depuis la fin du XIXème siècle, les penseurs
néoclassiques raffinent notre intelligence pour faire des échanges
librement consentis le principe organisationnel de l’économie. Depuis
plus d’un siècle au cœur de la microéconomie, qui étudie la manière dont
agissent les individus, le modèle néoclassique s’est étendu à la
macroéconomie, qui étudie l’économie à l’échelle des grands agrégats. Et
même l’essentiel de la pensée keynésienne en a largement adopté les
méthodes.
En généralisant les modèles fondés sur l’hypothèse de rationalité des
individus, l’économie académique s’est coupée du grand public, et d’un
grand nombre de ses étudiants. L’individu qu’elle décrit comme l’humain
type semble si mal décrire l’expérience de la vie quotidienne qu’il
attire les sobriquets sarcastiques : homo œconomicus, Robinson Crusoé…
Les moqueries ont deux origines. Tout le monde a une opinion sur
l’économie, mais bien moins nombreux sont les gens comprenant ce qu’est
une dérivée. Si cette première origine n’est pas de la responsabilité
des économistes, la seconde l’est bien davantage. Confortés par leur
formalisme mathématique, les économistes ont totalement négligé leur
sémantique et le choix des mots décrivant leurs hypothèses…
Les individus sont rationnels
Le choix du mot « rationnel » est une de ces négligences de langue. « Cohérent » eut-été bien meilleur pour décrire l’homo œconomicus. Le mot « rationnel » chez les néoclassiques décrit une réalité bien plus humble que dans le sens courant :
Définition
Un individu est « rationnel » si et seulement si :
1) Complétude : entre deux choix, A et B, il est capable de dire si 1) il préfère A à B ou 2) il préfère B à A ou 3) il est indifférent.
2) Transitivité : s’il préfère A à B, et B à C ; alors il préfère A à C.
Vous avez sans doute des connaissances dont les capacités de
raisonnement vous paraissent assez limitées. Pour autant, si ces
personnes ont des préférences complètes et transitives, vous ne pourrez
pas vous en servir de contre-exemple aux hypothèses du modèle standard
de la science économique.
Ces dernières années, la psychologie a beaucoup apporté à l’économie
en montrant que parfois les préférences n’étaient pas « rationnelles »
au sens néoclassique. Complétude et transitivité restent pour autant un
point de départ relativement modeste et convaincant pour décrire des
généralités au risque d’omettre quelques paradoxes.
Notez que la « rationalité » ne prétend pas expliquer vos
préférences. Aussi ne peut-on dire que quelqu’un est irrationnel au sens
néoclassique du seul fait qu’il ait des préférences qu’on juge
déraisonnées.
La collectivité n’est pas rationnelle
Que vous soyez ou non convaincu que les individus soient
« rationnels », vous devrez admettre que les décisions collectives ne le
sont pas.
Dans le cadre d’un vote majoritaire, Nicolas de Condorcet démontre,
par exemple, que la décision collective peut ne pas respecter le
principe de transitivité. Imaginons une société de trois individus (1,2
et 3), devant choisir entre trois alternatives (A,B et C). Les
préférences des individus sont les suivantes :
Individu 2 : B>C>A
Individu 2 : C>A>B
B>C
C>A
Le résultat est généralisé au XXème siècle par le théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow, qui démontre l’inexistence d’un système de décision collective rationnel.
Au fond, la critique de l’homo œconomicus néoclassique est assez amusante. Au prétexte de l’absurdité de l’hypothèse de rationalité, cette critique justifie une préséance de la collectivité sur l’individu. Pourtant, une fois la rationalité définie, son applicabilité aux individus est une hypothèse assez convaincante, tandis que l’irrationalité du groupe est une certitude mathématique !
Cet homme qui résout des lagrangiens
Dans les modèles de microéconomie, les individus modélisés résolvent des problèmes mathématiques impliquant des dérivés, des Lagrangiens, des matrices hessiennes… Or l’essentiel de la population – et peut-être vous chers lecteurs – ne maîtrise pas ces concepts. Aussi paraît-il délirant de modéliser les agents économiques comme s’ils avaient les capacités analytiques de mathématiciens.
Pourtant, les sciences naturelles utilisent des mathématiques avancées pour modéliser le comportement d’objets dénués d’intelligence. Quand vous calculez la longueur de l’hypoténuse d’un triangle rectangle, vous n’attribuez pas à l’hypoténuse la capacité cognitive d’élever au carré la longueur des autres côtés du triangle.
Dans le cadre de la microéconomie standard, l’utilisation de méthodes de l’analyse mathématique est permise par l’utilisation des fonctions d’utilité. Une fonction d’utilité est une application mathématique qui attribue à chaque décision d’un individu une valeur de « bien-être » (ou d’utilité).
Une incompréhension fréquente des fonctions d’utilité est de croire que les économistes prétendent pouvoir mesurer l’utilité, c’est-à-dire mettre une valeur sur le bonheur. Si je fais cela mon bonheur sera de 3,197 alors qu’une autre option m’offre un bonheur de 7,352.
En vérité, une fonction d’utilité est un concept bien plus humble. C’est une fonction qui, si vous préférez A à B, associera une valeur supérieure à A qu’à B, formellement U(A)>U(B). Un même individu peut être représenté par une infinité de fonctions renvoyant des valeurs totalement différentes. Le seul rapport entre ces fonctions sera que si U1(A)>U1(B), alors on aura U2(A)>U2(B).
Similairement, les physiciens mesurent la chaleur à l’aide de fonctions différentes, par exemple la mesure Celsius et la mesure Fahrenheit. Pour un même niveau de chaleur, les deux fonctions renverront des valeurs différentes, mais elles donneront la même hiérarchie des niveaux de chaleur.
Les fonctions d’utilité classiques ne sont que des constructions « ordinales », elles ne mesurent pas le bien-être mais ordonnent les préférences. Il est simple de montrer que si un individu a des préférences transitives et complètes, alors on peut les ordonner par une fonction d’utilité.
Une fois qu’on sait ces fonctions existantes, on peut leur appliquer des instruments de l’analyse des fonctions, sans que cela signifie qu’on suppose que les individus soient capables d’effectuer de tels calculs. Ainsi, nombre de calculs si compliqués que doivent comprendre les étudiants en économie n’impliquent pas des individus modélisés davantage qu’avoir des préférences complètes et transitives.
Conclusion
A la différence des sciences naturelles, l’économie n’est pas seulement une science descriptive, elle a aussi une vocation normative. D’une certaine manière, c’est un art. Son objet est de conseiller les consommateurs, les producteurs, les investisseurs, les gouvernants. Aussi, ses modèles n’ont pas vocation à vous expliquer ce que vous devriez faire si on vous supposait stupide. Ce que vous attendez de l’économiste, c’est qu’il vous dise ce que la raison conseillerait.
Inversement, dans une économie compétitive, la stupidité est un handicap. Aussi, la rationalité, dans un sens plus étendu, trouve un fondement darwiniste. Sauf évidemment dans les pays où on offre l’argent public aux dirigeants médiocres.
Au cours du XXème siècle, la résolution de problématiques plus complexes que les résultats fondamentaux du néoclassicisme ont nécessité des hypothèses plus fortes sur l’intelligence des individus et leur clairvoyance.
En particulier, les efforts des théoriciens des anticipations dites rationnelles ont montré que le keynésianisme faisait l’hypothèse de l’incapacité des individus à anticiper une hausse d’impôt future pour rembourser les dépenses non financées présentes et leur incompréhension que la planche à billet provoquait l’inflation. Ces hypothèses de débilité généralisée sont-elles rationnelles ? Et si on les accepte, est-ce raisonnable de justifier une politique par les erreurs de jugements qu’elle provoquera chez les citoyens ?