TOUT EST DIT

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samedi 2 juin 2012

Hébergement d’urgence : les premiers couacs de Cécile Duflot

Une trêve hivernale des hébergements d’urgence qui dure toute l’année… Voilà le genre de grandes idées que les écologistes, Cécile Duflot en tête, n’ont jamais eu peur de proposer. Et la nouvelle ministre du Logement, d’affirmer qu’avec elle « on ne mettrait plus personne à la rue » après le 31 mai, date officielle de fin de la trêve hivernale. Sauf que…
L’ancienne patronne des Verts n’avait pas réalisé que dire des banalités généreuses quand on est dans l’opposition est une chose, mais qu’il faut mettre en oeuvre ses propositions une fois qu’on a intégré le gouvernement. Et c’est là que les choses se corsent pour la ministre au denim.
Les associations qui luttent pour le droit au logement, avec lesquelles Cécile Duflot et les grandes âmes vertes n’ont jamais rechigné à défiler, s’en prennent désormais à la ministre du Logement qui tarde trop selon eux à passer des paroles aux actes. Depuis dix jours que Cécile Duflot a fait ses belles promesses, aucun arbitrage gouvernemental n’est intervenu… et la date fatidique du 31 mai est passée.
« On est dans le flou », « on ne sait pas quel est son projet politique », regrette d’ailleurs Matthieu Angotti, le président de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars).
La ministre du Logement, qui a remisé son blue jeans (bio ?) après un probable recadrage présidentiel, réalise-t-elle enfin qu’il y a une différence entre la démagogie de l’opposition et la réalité du pouvoir ? A-t-elle pris conscience qu’elle ne pourra pas tenir cette promesse faite à la hâte ?

À l’heure du pacte, l’Europe en souffrance


N’en déplaise à François Hollande, on ratifie à tour de bras, ces derniers temps, le pacte budgétaire européen. Et, pour certains aussi, le Mécanisme européen de stabilité qui en est le corollaire.
Ainsi, le Parlement du Danemark (qui ne fait pas partie de la zone euro) a-t-il ratifié jeudi le pacte budgétaire européen (et donc son dispositif de discipline économique), tout comme le Parlement letton, ou le Sénat polonais.
La veille, la Suède avait, elle, adopté le
MES, destiné à soutenir les pays de la zone euro en difficulté financière, et qui devrait entrer en vigueur en juillet, un an avant la date initialement prévue, et avoir une capacité de prêt initiale de 500 milliards d’euros.
Plus attendu, parce qu’il était le seul référendum européen, le vote irlandais s’est déroulé sans enthousiasme jeudi, nombre d’Irlandais boudant manifestement le scrutin.
Bien que le dépouillement ne soit pas encore terminé à l’heure d’écrire, le gouvernement n’en estimait pas moins, vendredi matin, que le « oui » l’emporterait avec quelque 60 % des voix. Tout en n’excluant pas, par ailleurs, le risque d’un vote-sanction. Autant dire que, ce vendredi matin, il n’en savait rien… Il espérait simplement que le risque grec joue en sa faveur.
Quoi qu’il en soit, le risque, pour Bruxelles, était assez mince, puisqu’il suffit que douze Etats-membres de l’Union européenne se proposent en sa faveur pour que ledit pacte entre en vigueur.
François Hollande, qui espérait donc inscrire un peu de croissance dans ce pacte, et qui devra trouver un autre biais, s’est montré étrangement silencieux sur le sujet ces derniers temps. Il faut dire que voter tout à la fois croissance et rigueur aurait quelque chose d’un grand écart un peu difficile à avaler, et qu’il convient de se montrer prudent à la veille d’un nouveau scrutin national, même si le jeu trouble de la droite le rend désormais moins incertain.
En attendant, cette adoption du pacte budgétaire nous fait avancer toujours davantage dans la perspective probable d’un gouvernement économique européen. Ce qui doit apporter une certaine satisfaction au
FMI, qui s’est prononcé ce jeudi aussi en faveur des principes d’une future « union bancaire » de la zone euro.
Dans un discours prononcé à Bruxelles à l’occasion du Brussels Economic Forum, Nemat Shafik, sa directrice générale, a ainsi estimé qu’il fallait faire « des avancées décisives en direction d’une intégration financière plus complète ».
Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, s’est lui aussi prononcé jeudi pour une « union bancaire » européenne, dont les modalités encore à définir iraient cependant dans le sens de la rigueur budgétaire chère notamment à l’Allemagne. Une rigueur qu’on peut certes comprendre face à l’idée d’une mutualisation des dettes avancée par le président français, mais qui réduirait encore, dans l’esprit des technocrates bruxellois, la souveraineté, déjà fort tronquée, des Etats-membres de l’UE.
L’opposition de moins en moins larvée sur le sujet entre Paris et Berlin devrait décider de l’avenir aussi de l’Eurogroupe dont Jean-Claude Juncker quitte, le 17 juillet, la tête, et qui semblait devoir revenir au ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble.
Le ministre allemand est en effet jugé trop rigide, trop favorable à l’austérité ; et cela pose quelques problèmes à la nouvelle équipe française à l’heure où, par exemple, la Lituanie manifeste toujours sa volonté de rejoindre la zone euro en 2014, en manifestant le souhait qu’elle soit « alors dans un meilleur état qu’aujourd’hui ».
Mais surtout cela paraîtrait délicat à l’heure où la Grèce appelle une nouvelle fois à l’aide. Jeudi, le Premier ministre grec par intérim, Panayiotis Pikrammenos, a en effet appelé la zone euro à aider la Grèce à sortir de la crise en œuvrant en faveur de la croissance.
Situation difficile, dont il n’est pas sûr – si l’on veut bien me permettre cet euphémisme… – que les propositions du gouvernement français soient plus à même d’empêcher l’Europe de continuer à se diriger dans le mur…
Au lendemain du gel des fonds de cohésion pour la Hongrie par la Commission européenne, le ministre hongrois de l’Economie a d’ailleurs critiqué la Commission pour sa gestion de la crise dans la zone euro.
« La centralisation de l’Union européenne à partir de 2008 n’a pas porté ses fruits, au contraire : la Commission européenne a pris de mauvaises décisions politiques et financières en série », a lancé György Matolcsy dans les colonnes de l’hebdomadaire Heti Valasz.
« La centralisation d’un Empire européen, c’est-à-dire le renforcement supplémentaire de Bruxelles, poursuit-il, est contraire à nos intérêts, car elle ronge l’indépendance de l’Etat hongrois, qui est nécessaire à son développement économique. »
Et de dénoncer l’action de la Commission qui a « mal géré la crise de la zone euro et a été incapable d’arrêter le déclin de l’influence européenne sur la scène internationale ».
Et de conclure, en forme de proposition pour régler cette difficulté :
« Ainsi, l’Empire européen est mort avant même d’être créé, retournons à l’idée de l’Europe des nations. »

Pourquoi l'Espagne est au fin fond de l'abîme


Aujourd'hui, l'Espagne pourrait mourir de sa double crise de solvabilité. Il y aurait bien trois remèdes, mais leur coût serait immense, et le pire, une sortie de l'euro, fait froid dans le dos.
Le cas espagnol est extrêmement inquiétant. C'est le seul grand pays de la zone euro incapable de rembourser ses dettes. Car il est empêtré dans une double crise de solvabilité. D'abord au niveau budgétaire, avec un déficit public plus important que jamais et qui ne cesse de s'aggraver. Ensuite au niveau externe, avec un déficit extérieur chronique et un taux d'endettement très élevé. Cette perte de solvabilité externe est la plus grave des deux: le Japon ou les Pays-Bas, qui ont un déficit public mais un excédent extérieur, peuvent compter sur l'épargne des particuliers pour financer l'Etat. Ce n'est pas le cas de l'Espagne. En outre, dans ce genre de situation, c'est habituellement le FMI qui opère, avec une forte dévaluation à la clé. Ce n'est bien sûr pas possible pour l'Espagne de par sa présence dans la zone euro. Pour rétablir sa solvabilité extérieure, seules trois possibilités s'offrent à elle.
La première est un ajustement réel. C'est la solution actuellement mise en oeuvre, sous la pression de l'Allemagne et de la Banque centrale européenne. Le retour à la solvabilité se fait via des politiques budgétaires très restrictives (encore près de 3% du PIB économisés en 2012) et une baisse des coûts salariaux. Ce dernier point permet de relancer un peu la compétitivité. Mais la baisse des prix ne suivant pas, les salaires réels chutent, la consommation et le PIB s'effondrent, et le taux de chômage explose (près de 30% prévu en 2013, plus de 60% pour les jeunes!). L'ajustement réel est donc très coûteux en emplois et accentue les tensions sociales.
Deuxième piste: un peu de solidarité. L'Europe, en particulier l'Allemagne, pourrait adopter une stratégie coopérative et aider les Espagnols à se financer à des taux d'intérêt plus bas. Car, aujourd'hui, plus personne ne veut prêter à l'Espagne, ce qui fait grimper les taux à dix ans sur la dette publique à plus de 6%, un niveau insupportable compte tenu de la récession (- 2% cette année). Cela étrangle l'économie, puisque cette hausse des taux se transmet aux coûts de financement des banques et des entreprises, et fait reculer le crédit. La stratégie coopérative permettrait aussi de favoriser le développement du secteur exportateur en Espagne, par exemple en subventionnant le capital qui accepterait d'y investir. Pour l'instant, les autres pays de la zone euro sont hostiles à cette piste.
La troisième solution fait froid dans le dos, car il s'agit ni plus ni moins de sortir de l'euro et de dévaluer pour résoudre la crise de solvabilité. Le coût serait immense, mais il faut bien voir que l'ajustement réel ne débouche sur rien, et que la trajectoire suivie par l'Espagne n'a pas de sens.

L'analyse des votes montre que la gauche a perdu le combat idéologique sur un tiers du territoire : les zones périurbaines. Faute de militants et cadres PS, le Front national a réussi à y faire ses meilleurs résultats. Pour garder une majorité électorale, la gauche devra parvenir à s'adapter à cet électorat, plutôt que de s'enfermer dans les villes.

Dans leurs travaux, plusieurs politologues comme Jérôme Fourquet ou Mathieu Vieira montrent que la gauche est en difficulté dans de grandes partie du territoire. Vous-même expliquez que le Parti socialiste est absent de certaines zones. Où se situent-elles ?

Gaël Brustier : Il s'agit des zones périurbaines, situées entre 30 et 80 kilomètres des métropoles de plus de 200 000 habitants. Elles concentrent un tiers de la population, majoritairement des employés et des ouvriers. Ce ne sont pas des zones vieilles, au contraire, on y trouve surtout des actifs de 35-80 ans. Nicolas Sarkozy y a résisté de manière vigoureuse et le Front national y est très fort.
On observe dans les zones périurbaines la naissance d'un imaginaire collectif très à droite. La confrontation politique n'y passe plus par la gauche, mais par la droite. Pourtant, ce sont des zones où les classes populaires sont massivement présentes.
Outre ce côté périurbain, on peut aussi ajouter le fait que certaines régions sont plus ou moins conservatrices : le périurbain du nord-est est plus sensible au FN que le périurbain du grand ouest. Mais on peut néanmoins diviser la France entre trois grandes zones : les métropoles, les zones périurbaines et la ruralité. Les métropoles sont très majoritairement à gauche ; les zones périurbaines massivement à droite et les zones rurales sont des zones d'affrontement. Le Front national y progresse fortement, mais la gauche arrive à être à l'offensive, notamment en s'impliquant dans la défense des services publics.

Comment s'explique cette désaffection des classes populaires pour la gauche ?

Il y a deux pistes d'explications. D'une part, la mutation de l'imaginaire collectif des classes populaires. Cette question là passe notamment par la modification sur les vingt ou trente dernières années de la consommation culturelle des milieux populaires, de l'influence d'un certain nombre de médias qu'ils utilisent et de la représentation du monde qu'ils en tirent.
Le deuxième grand aspect touche à la question de la droitisation de manière générale, notamment de la classe ouvrière et populaire. On constate en Europe qu'elle est enrayée dans les zones où l'encadrement traditionnel des forces de gauche est très fort. Ainsi, on trouve deux forces qui résistent très bien : le Parti socialiste de Wallonie et le Parti démocrate suédois, qui conservent un encadrement de base très fort.
Le problème pour la gauche, c'est que ces zones qui concentrent un certain nombre de difficultés sociales et économiques, qui ne sont ni la banlieue, ni la campagne, ni la ville, et qui concentrent un tiers de la population, reforment leur imaginaire sur une vision de droite.

Le PS est pourtant implanté localement : il dirige la majorité des départements et des régions. D'où viennent ces victoires ?

Il faut regarder qui vote à chaque élection. Aux Européennes de 2009, il y avait 40% de taux de participation, 50% aux régionales de 2010. Ce taux de participation n'est pas réparti uniformément dans la société. Un cadre supérieur des beaux quartiers de Paris a beaucoup plus de chance de voter qu'un ouvrier ou un employé qui habite à 80 kilomètres de là.
Sur toutes les élections intermédiaires, il y a un fort discriminant social concernant la participation au vote sur les élections intermédiaires. Or, l'électorat du PS est d'avantage un électorat de villes et de proche banlieue, plutôt éduqué, qui vote plus aux élections intermédiaires que l’électorat de droite.
De plus, il y a eu une inversion totale au niveau local depuis 20 ans. La droite avait depuis très longtemps un encadrement notabilier de la société française. Cet encadrement s'est effondré, il n'y a aujourd'hui plus d'élus locaux de droite coordonnés. Les socialistes, à l'inverse, se sont pleinement investis dans la gestion locale, en particulier depuis les élections de 1977. Ils ont donc développé des gestions locales cohérentes.

Qu'est-ce qui leur a fait défaut ?

Ce qui leur a longtemps fait défaut, c'est leur manque de vision nationale, visionnaire. Ils ont été capable d'avoir une projection dans l'avenir au cadre locale, mais une réelle difficulté à expliquer le monde, la mondialisation, la géopolitique.
Aujourd'hui se pose une question : si on fait la bonne analyse du résultat des élections, la mère de toute les batailles va être le combat que la gauche devra mener pour reconquérir les classes populaires, qui ont massivement adhéré à la droite.
Dans ces zones périurbaines, le PS ne dispose ni des ressources culturelles pour séduire cet électorat, ni d'un encadrement et de militants suffisant pour partir à leur reconquête. Ce n'est pas une affaire d'élus locaux, c'est une affaire de terrain.

N'est-ce pas un choix conscient du PS ? On a beaucoup parler notamment de la note de Terra nova, qui actait le divorce entre PS et classes populaires...

La note de Terra nova ne fait aucune prescription, elle ne fait qu'entériner une situation qui est défavorable à la gauche. Elle n'est ni plus ni moins que la théorisation de la rétractation progressive de la gauche sur les métropoles, où elle finira par être cantonnée et où elle disparaîtra.
Suivre cette voie, c'est prendre le risque majeur et inéluctable d'être vaincu par ses propres conquêtes. C'est à dire d'adhérer à un imaginaire, qui est celui des métropoles, qui entraînera le PS et la gauche en général sur la pente de l'incapacité à comprendre l'évolution culturelle des milieux populaires dans leur ensemble. Ils se reporteront à une somme de catégories plutôt qu'à l'ensemble du pays, et de fait se retrouveront minoritaires très vite, dès 2014 ou 2015. Le risque stratégique majeur est là. Croire que Terra nova prescrit quelque chose de viable, c'est faux. Terra nova fait un constat, celui de l'électorat socialiste actuel. Mais il ne peut être majoritaire que sur un malentendu.

Le Front national peut-il, dans ces zones, prendre la place laissée vacante par la gauche ?

La réponse, qui va rassurer tout le monde, c'est que le Front national ne dispose pas de cadres. Nous nous trouvons donc dans des zones où il y a une ébullition culturelle, mais personne pour y répondre. Le PS a une chance, c'est que même s'il a des faiblesses d'encadrement, le FN qui est fort dans ces zones là a aussi un déficit d'encadrement, tant en terme qualitatif que quantitatif.
Le PS a donc une opportunité majeure d'investissement dans ces zones là. Mais cela suppose qu'ils s'attachent à deux choses : développer une vision alternative du monde et qu'ils fassent le choix d'un investissement militant massif dans ces zones. Si Hollande le fait, il pourra s'assurer une majorité stable assez longtemps dans le pays.

Qu'en est-il du Front de gauche ?

C'est plus difficile, car il a une géographie électorale très peu périurbaine. C'est la France de la fierté d’être socialiste, il prospère grandement dans le sud-est et le sud-ouest, mais est en perte de vitesse dans les bastions communistes, comparé à Robert Hue en 1995.

Dans ces zones périurbaines, le vote de gauche est touché dans l'ensemble. 
Le Front de gauche n'est pas mieux placé que le PS pour aller les reconquérir.
ET C'EST TANT MIEUX 


Cinq cents ans d’occasions manquées

La crise bancaire actuelle puise ses racines dans la pensée anti-économique qui domine dans le pays depuis la Reconquista et la découverte de l’Amérique, et qui en a empêché le développement. Un état d’esprit auquel l’adhésion à l’Union européenne en 1986 n’a rien changé. Extraits.


Que se passe-t-il en Espagne ? Sous le mandat de premier ministre de José María Aznar (1996-2004), le pays faisait encore figure d’élève modèle de l’UE en matière de croissance. Les fonds structurels européens affluaient dans la quatrième économie de la zone euro à hauteur de 150 milliards d’euros.

Mais ce ne sont pas des entreprises florissantes qui sont sorties de terre sur les sols pauvres d’Andalousie et de Castille, mais des projets d’investissement ruineux dont les vestiges sont aujourd’hui aussi délabrés que les châteaux de l’époque du Cid. Les uns et les autres sont l’expression d’un modèle social anti-économique qui caractérise l’Espagne depuis un demi-siècle.
L’Espagne a vécu la période des temps modernes dans un isolement volontaire qui n’a pris fin que dans les années 1960, lorsque le dictateur Francisco Franco a ouvert le pays au tourisme. L’Espagne est donc entrée tard et laborieusement dans la modernité, "agitée et pressée comme un invité qui arrive dernier à un banquet et qui tente comme il peut de rattraper ce qu’il a manqué", écrivait Juan Goytisolo en 1969 dans un essai qui reste d’actualité, "L’Espagne et les Espagnols".
C’est avec le même empressement que l’Espagne a commencé, vingt années plus tard, à dépenser la manne tombée du ciel sous la forme de fonds structurels européens. Mais au lieu d’investir dans une société productive, elle a voulu faire partie de l’Europe le plus vite possible et se moderniser, ce qui voulait surtout dire avoir l’air moderne. L’argent a été utilisé avec discernement au départ, mais plus tard avec une précipitation nourrie par la politique foncière ultralibérale de José María Aznar.

Ruineuses latifundias

La marche triomphale de l’anti-économisme avait toutefois débuté dès 1492. A l’époque, l’Espagne n’avait pas seulement découvert l’Amérique, mais avait aussi conquis le dernier vestige de la domination arabe à Grenade, avant de chasser du pays les Juifs et les Maures dans les siècles qui suivirent. Or, les deux communautés tenaient les rênes de l’artisanat et du commerce. Alors que l’hidalgo chrétien, lui, avait le labeur en horreur : tout travail lui était interdit en vertu d’un étrange code d’honneur et il ne voyait de mission divine que dans la soldatesque.
Les richesses des colonies glissaient entre les doigts des Espagnols comme de l’or liquide. L’Europe centrale s’enrichissait de l’or inca pendant que la noblesse espagnole se reposait passivement sur les revenus de ruineuses latifundias.
Pendant trois siècles, tout ce qui s’apparentait à une activité productive faisait l’objet de poursuites pour hérésie de la part de l’Inquisition. Quiconque s’aventurait à faire de la recherche, à lire ou à bricoler courait le risque de finir sur le bûcher.
A la disparition de l’Inquisition, le flambeau de l’immobilisme a été repris par le catholicisme espagnol. La laïcisation du pays elle-même n’est pas parvenue à en briser la carapace. Ce n’est qu’au Pays Basque et en Catalogne que l’on a vu apparaître des sites industriels. On créait certes des liaisons de transport, mais tout en les entravant. Ainsi, il existait un réseau ferroviaire, mais l’écartement des rails n’était pas le même qu’en France pour ne pas approcher trop près de l’Europe. L’Europe s’arrête aux Pyrénées, disait-on désormais.

Mouvement anarchiste puissant 

Il a fallu attendre le XIXe siècle pour voir l’émergence timide d’une bourgeoisie dynamique, mercantile, politisée. L’Espagne est le seul pays du monde à avoir vu l’émergence d’un mouvement anarchiste puissant. Celui-ci revit aujourd’hui par le biais des indignés de la Puerta del Sol à Madrid, qui sont unis par la fronde anti-capitaliste mais qui ne parviennent pas à se fédérer.
L’anarchisme a triomphé dans les années 1930 avant d’être écrasé par Franco et son putsch pendant la guerre civile. Franco a brusquement ramené l’Espagne au temps de l’Inquisition. Pour faire régner le calme, il a délibérément promu l’immobilisme au lendemain de sa victoire. Le nombre de propriétaires a explosé grâce à la construction de logements et aux aides financières. Ce faisant, il posait la première pierre du boom spéculatif qui allait survenir plus tard.
Si elle a surmonté avec brio le bouleversement politique survenu à la fin de la dictature en 1975 et s’est dotée d’une société libérale, l’Espagne est en revanche restée bloquée à l’époque du bas moyen âge sur le plan économique.
Nombre de journaux et de blogs espagnols se caractérisent encore aujourd’hui par une rhétorique égocentrique et les chamailleries partisanes. L’esprit de clocher interdit à la Castille ou à l’Andalousie de prendre modèle sur le Pays Basque ou la Catalogne, deux régions pourtant plus productives et qui, à l’inverse, se refusent obstinément à faire partager leur savoir-faire au reste du pays.

Abattre la barrière des Pyrénées

Pour les Espagnols, écrit Juan Goytisolo, il s’agit moins de tirer un gain matériel d’une besogne que de s’y investir personnellement. Or, les marchés anglo-saxons, régis par la froide efficacité protestante, ne laissent pas le temps à une telle stratégie de porter ses fruits sur un plan commercial. Faute de budget, les mutations nécessaires pour refonder le système éducatif et la recherche en les axant sur la pratique sont impossibles aujourd’hui.
Tant que l’Europe ne se décidera pas à abattre la barrière des Pyrénées en débloquant des aides ciblées en faveur de la modernisation de l’économie et de l’éducation, l’Espagne se verra contrainte de se réfugier dans un de ses traits de caractère qui, d’après Juan Goytisolo, a toujours entravé son ascension : son manque d’ambition.
Les Espagnols savent endurer une crise. Ils l’ont fait pendant 500 ans.




Dieu nous garde de nos sauveurs

A en croire les sondages, le 17 juin, les électeurs grecs pourraient bien rejeter les partis proches de la technocratie et de la finance, qui sont en train de supplanter la démocratie. C’est pourquoi il faut les soutenir, affirme le philosophe Slavoj Žižek. 
Nous sommes dans un film d’anticipation américain qui dépeint une société pas si éloignée de la nôtre. Des hommes en uniformes patrouillent de nuit les rues désertes à la recherche d’immigrés, de délinquants et de vagabonds et brutalisent sans vergogne leurs victimes. Cette scène digne d’un film américain est pourtant une réalité en Grèce.

La nuit, les milices vêtues de noir du mouvement néo-fasciste et négationniste Aube Dorée (qui a remporté 7% des voix lors des dernières élections et qui a le soutien d’environ la moitié de la police athénienne) arpentent les rues pour lyncher les immigrés qui ont le malheur de croiser leur chemin: Afghans, Pakistanais, Algériens. C’est ainsi qu’on défend l’Europe en ce printemps 2012. Le problème, quand on dit défendre la civilisation européenne contre une menace immigrée, c’est que la férocité de la défense est plus dangereuse pour la “civilisation” que les musulmans, quel que soit leur nombre.
Avec des défenseurs aussi sympathiques, l’Europe n’a plus besoin d’ennemis. Il y a cent ans, G. K. Chesterton avait formulé l’impasse dans laquelle se trouvaient les adversaires des religions : “les hommes qui commencent à combattre l’Eglise au nom de la liberté et de l’humanité finissent par se débarrasser de la liberté et de l’humanité pourvu qu’ils puissent combattre l’Eglise… Les partisans du sécularisme n’ont pas détruit les choses divines  mais ils ont détruit les choses du monde, si cela peut les rassurer.”
De nombreux défenseurs du libéralisme font preuve d’une telle détermination pour combattre le fondamentalisme anti-démocratique qu’ils finissent par se dispenser de la liberté et la démocratie, pourvu qu’ils puissent lutter contre le terrorisme. Si les “terroristes” sont prêts à détruire ce monde par amour du prochain, nos combattants contre le terrorisme sont prêts à détruire la démocratie par haine des musulmans. Certains d’entre eux ont tellement à coeur la dignité humaine qu’ils sont prêts à légaliser la torture pour la défendre. C’est l’inversion du processus par lequel les défenseurs fanatiques de la religion commencent en attaquant la culture contemporaine séculaire et finissent par sacrifier leurs propres convictions religieuses afin d’éradiquer ces aspects du sécularisme qu’ils exècrent.

Pour une fois, les Grecs face à un véritable choix

Mais les défenseurs de l’identité grecque ne sont pas les plus dangereux : ils sont simplement les fruits honteux d’une autre grave menace : les politiques d’austérité qui ont entraîné la ruine de la Grèce. Le prochain tour des élections grecques aura lieu le 17 juin. L’establishment européen cherche à tirer la sonnette d’alarme : non seulement le destin de la Grèce est en jeu mais peut-être même le destin de l’Europe toute entière. Un seul résultat  – le bon avancent-ils – permettrait au douloureux mais nécessaire processus de sauvetage du pays par l’austérité de continuer. L’autre choix – si le parti “d’extrême gauche” Syriza venait à l’emporter – conduirait le pays au chaos et verrait l’avènement de la fin du monde (européen) tel que nous le connaissons.
Ces prophètes de malheur ont raison, mais pas dans le sens où ils le pensent. Les critiques de nos actuels arrangements démocratiques regrettent que les élections n’offrent pas vraiment de choix : tous ce que la démocratie a à nous offrir consiste en un choix entre un parti de centre-droit et un parti de centre-gauche dont les programmes sont pratiquement les mêmes. Le 17 juin pourtant, les Grecs seront confrontés à un véritable choix : l’establishment (Nouvelle démocratie et Pasok) d’un côté et Syriza de l’autre. Et comme c’est généralement le cas quand la démocratie propose un vrai choix, nos élites sont en panique et nous promettent chaos, pauvreté et violence si les Grecs ne font pas le bon choix.

Panique ou solidarité créatrice

La simple éventualité d’une victoire de Syriza ferait nous dit-on trembler les marchés. La prosopopée idéologique est à la mode : les marchés parlent comme s’il s’agissait de personnes, exprimant leurs “inquiétudes” au cas où les élections ne donneraient pas vainqueur un gouvernement soucieux de suivre le programme conjoint UE-FMI d’austérité budgétaire et de réformes structurelles. Les citoyens grecs n’ont pas le temps de s’inquiéter pour leur avenir : c’est leur quotidien qui les préoccupe car leurs conditions de vie ne cessent de se dégrader de manière inédite en Europe depuis des décennies.
Or il suffit de faire de telles prédictions pour qu’elles se réalisent immédiatement, entraînant la panique et le chaos contre lesquelles on voulait nous mettre en garde. Si Syriza venait à l’emporter, l’establishment européen espère que nous apprendrons dans la douleur combien il en coûte d’essayer de briser le cercle vicieux de cette complicité mutuelle entre la technocratie de Bruxelles et le populisme anti-immigrés. Alexis Tsipras, le dirigeant de Syriza, en est parfaitement conscient et a récemment déclaré dans un entretien que sa première priorité une fois élu serait d’enrayer la panique : “Les gens vont vaincre la peur. Ils ne se laisseront pas abattre, ils ne céderont pas au chantage.”
La tâche de Syriza est pratiquement impossible. Il ne s’agit pas de la voix “folle” de l’extrême gauche mais bien de la voix de la raison qui s’élève contre la folie de l’idéologie des marchés. En se portant volontaire pour assumer l’exercice du pouvoir, ils ont osé affronter la peur de la gauche de prendre le pouvoir, ils ont le courage de nettoyer les dégâts laissés par les autres. Il leur faudra faire preuve d’un formidable mélange de volonté et de pragmatisme, d’engagement démocratique et de rapidité d’action le moment venu. Même si leurs chances de réussite sont minces, ils auront besoin que toute l’Europe leur manifeste sa solidarité ; et pas seulement une solidarité de façade mais une solidarité créatrice, avec par exemple la promotion d’un tourisme solidaire cet été.

Une nouvelle “hérésie” pour sauver l’Europe

Dans Notes towards the Définition of Culture, TS Eliot faisait remarquer qu’il faut parfois choisir l’hérésie pour ne pas perdre la foi : c'est-à-dire quand le schisme est parfois la seule façon de garder en vie une religion. C’est ce qui se passe en Europe aujourd’hui. Seule une nouvelle “hérésie” (actuellement incarnée par Syriza) pourra sauver ce qui est digne d’être sauvé dans l’héritage européen : la démocratie, la foi en l’être humain, l’égalité et la solidarité etc. En cas de défaite de Syriza nous obtiendrons une “Europe avec des valeurs asiatiques” c'est-à-dire un capitalisme contemporain prompt à bafouer la démocratie.
La liberté de vote dans les sociétés démocratiques est paradoxale : tout le monde est libre de choisir à condition de faire le bon choix. C’est pourquoi, en l’absence de choix jugé éclairé (comme ce fut le cas quand l’Irlande a rejeté la constitution européenne), cette décision est considérée comme une erreur et nos élites réclament immédiatement que le processus “démocratique” soit réitéré afin de corriger cette regrettable erreur. Quand George Papandreou, alors Premier ministre grec, a proposé un référendum sur le plan de sauvetage de la Grèce fin 2011, son idée a été rejetée par crainte d’un mauvais choix.
La crise grecque nous est racontée différemment selon les médias : il y a l’histoire germano-européenne (les Grecs sont irresponsables, paresseux, ils dépensent trop et ne payent pas leurs impôts et il faut les surveiller de près et leur inculquer la discipline budgétaire) et l’histoire grecque (notre souveraineté nationale est menacée par la technocratie néolibérale imposée par Bruxelles). Mais quand il est devenu impossible d’ignorer le drame vécu par les Grecs, une troisième histoire a vu le jour : les Grecs sont désormais présentés comme des victimes humanitaires qui ont besoin d’aide, comme si une guerre ou une catastrophe naturelle avait frappé le pays. Si ces trois histoires sont fausses, la troisième est de loin la plus répugnante. Les Grecs ne sont pas des victimes passives : ils sont en guerre contre l’ordre établi économique de Bruxelles, et ils ont besoin que nous nous montrions solidaires de leur combat parce que c’est aussi notre combat.
La Grèce n’est pas une exception. C’est l’un des principaux terrains d’expérimentation d’un nouveau modèle socio-économique d’application potentiellement illimitée : une technocratie dépolitisée où les banquiers et autres experts sont autorisés à s’affranchir de la démocratie. En sauvant la Grèce de ses soi-disant sauveurs, c’est à l’Europe elle-même que nous portons secours.