La flèche avait été soigneusement affûtée pour le
duel télévisé de l'entre-deux-tours de la présidentielle, le 2 mai
dernier. Trop soigneusement peut-être. Elle alla se ficher dans le décor du studio, loin de sa cible. "Ce n'est pas le concours de la petite blague, Monsieur Hollande", lança Nicolas Sarkozy,
allusion transparente au surnom que lui avaient accolé ses rivaux
socialistes. Mais la caricature du "Monsieur petites blagues" du PS
avait dépassé depuis longtemps sa date de péremption : avant de se lancer dans la bataille de la primaire, François Hollande ne s'était pas seulement délesté d'une quinzaine de kilos, il s'était aussi mis à la diète humoristique. "Il est arrivé à la conclusion qu'en France l'humour ne forge pas une présidentialité", raconte la journaliste Hélène Jouan, auteur du livre Le Petit Hollande illustré par l'exemple (1). Car pour "faire président" sous la Ve République, il faut se conformer à l'image gaullienne du "premier de tous les Français" élevé, par la grâce du suffrage universel, au rang de divinité. "La charge suprême garde une dimension presque jupitérienne. Et Jupiter ne rit pas, il lance la foudre", analyse Aquilino Morelle, le conseiller politique du chef de l'Etat.
De fait, la pompe républicaine n'incite guère au relâchement des
zygomatiques. Vu des Etats-Unis, habitués à une plus grande
décontraction dans l'exercice du pouvoir, l'extrême solennité de nos monarques républicains n'apparaît pas drôle, mais risible : "Si Obama se mettait à se conduire de cette manière-là, les gens commenceraient tout de suite à se moquer de lui, observe Ed Cody, correspondant du Washington Post à Paris. Aux yeux des Américains, il ne faut pas que le président se prenne pour un roi alors qu'en France, il est censé se distinguer comme le roi." Difficile d'imaginer, en effet, un candidat à la présidentielle se moquer de lui-même comme l'a fait le 7 octobre Barack Obama. "Ils ont été parfaits soir après soir. Je ne peux pas toujours en dire autant",
a lancé le président américain à l'attention de stars du show-biz, dans
une allusion pas du tout voilée à son débat raté contre Mitt Romney. Les 6 000 personnes présentes dans l'assemblée ont éclaté de rire.
En comparaison, la tradition hexagonale du prix Humour et politique, remis par le Press Club le 8 octobre dernier, apparaît bien pâlichonne. C'est l'ex-député UMP François Goulard qui l'a emporté pour sa phrase : "Etre ancien ministre, c'est s'asseoir à l'arrière d'une voiture et s'apercevoir qu'elle ne démarre pas." Drôle certes, mais c'est bien longtemps après avoir quitté son poste de ministre de la recherche du gouvernement Villepin que le lauréat l'a prononcée. Gageons qu'il ne se serait pas autorisé une telle sortie lorsqu'il était encore en exercice.
GRAND ÉCLAT DE RIRE
On est loin, bien loin, des sorties du Britannique Tony Blair, qui savait lui aussi mettre les rieurs de son côté. Placé dans une situation embarrassante par son épouse – la veille, au congrès des travaillistes, Cherie avait traité de "menteur" Gordon Brown, son grand rival –, le premier ministre britannique démina le terrain au moyen d'une jolie pirouette : "Au moins, je n'ai pas à m'inquiéter de voir ma femme partir avec le voisin d'à côté" (la résidence du ministre de l'économie, en l'occurrence Gordon Brown, jouxte le 10 Downing Street). Cette mise au goût du jour d'une vieille blague anglaise – "ma femme est partie avec le voisin d'à côté, il va beaucoup me manquer" – étouffa l'affaire dans un grand éclat de rire. "L'autodérision fait partie de la culture britannique, explique Lance Price, un ancien spin doctor de Tony Blair. Les hommes politiques voient tout le potentiel de l'humour. Savoir l'utiliser de façon subtile est une très grande qualité. Il vous rend plus humain et gomme un peu l'image du politicien poussiéreux en costume qui se prend trop au sérieux."
En France, les politiques peinent à percevoir les bienfaits potentiels d'une dose homéopathique d'autodérision. Après sa malencontreuse "bravitude" sur la muraille de Chine, Ségolène Royal aurait probablement été bien inspirée de se moquer de son faux pas au lieu de laisser à d'autres le soin de railler sa supposée "cruchitude". Pour le journaliste Ed Cody, l'humour n'est pas absent de l'ADN de l'homo politicus français, mais il s'exprime de préférence sous la forme de "saillies sarcastiques, ironiques et même blessantes". Le correspondant du Washington Post garde en mémoire le duel télévisé de 1988 et le fameux "Vous avez tout à fait raison, Monsieur le premier ministre" lancé à la figure de Jacques Chirac par François Mitterrand, dans le but évident de rabaisser son adversaire. Ces sarcasmes de cour avec lesquels le président socialiste divertissait son entourage sont aux antipodes de "l'humour optimiste, bonhomme, simple" qui plaît tant à l'Amérique profonde. "Ronald Reagan avait des idées politiques arriérées, mais c'était quelqu'un de sympathique, qui aimait se moquer de lui-même, rappelle Ed Cody. Vous vous souvenez de la tentative d'assassinat contre lui ? Il est sur la table d'opération, une balle dans la poitrine, le chirurgien s'approche de lui : "Monsieur le président, on va s'occuper de vous." Réplique de Reagan : "Vous n'êtes pas démocrate au moins ?" C'est tout de même difficile de détester quelqu'un comme ça."
Convaincus depuis belle lurette des bénéfices de l'humour, dans les urnes comme dans les sondages, les hommes politiques anglo-saxons comptent sur leurs conseillers, les spin doctors et les speech- writers, pour pimenter leurs discours de quelques traits d'esprit. Si ceux-ci sont en panne d'inspiration, ils n'hésitent pas à frapper à la porte des professionnels du spectacle. "Avant chaque grand discours de Tony Blair à la conférence annuelle du Parti travailliste, nous appelions des comiques proches du Labour, comme Eddie Izzard, pour leur demander de nous trouver des blagues, se souvient le conseiller Lance Price. Et ils étaient vraiment déçus si leurs suggestions n'étaient pas intégrées au discours du premier ministre." A l'Elysée, Aquilino Morelle n'imagine pas décrocher son téléphone en quête de bonnes blagues pour égayer un discours présidentiel : "Ce n'est pas un problème que nous aurions avec François Hollande. Nul besoin d'aller demander à tel ou tel humoriste une plaisanterie, il en a à foison. Moi, ce que j'aime dans l'humour, c'est la spontanéité, ça montre une intelligence subtile, rapide et fine. L'usage qu'en font les Anglo-Saxons, notamment les Américains, est totalement artificiel et programmé. En France, on a une tradition du mot d'esprit qui doit jaillir." L'humour spontané accroît cependant la prise de risque, particulièrement à l'heure du tout-info et des réseaux sociaux. Arnaud Montebourg pourrait en témoigner, lui qui fut provisoirement écarté de la campagne de Ségolène Royal en 2007 pour cette repartie méchamment drôle sur le plateau de Canal+ : "Quel est le plus gros défaut de Ségolène Royal ? - Son compagnon."
François Hollande lui-même n'a pas toujours tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de blaguer. Aquilino Morelle, alors plume de Lionel Jospin, se souvient de ce trait d'humour hollandais qui avait "blessé" le premier ministre accueilli par ce message ironique en plein conseil national du PS : "Entre, Lionel, nous parlions de ton bilan mais nous n'en étions pas encore au droit d'inventaire." Quelques jours plus tard, l'austère Jospin, que certains trouvaient aussi drôle qu'un pasteur suédois, prophétisa : "François, un jour, ton humour te perdra." Finalement, c'est plutôt l'humour qu'il a dû perdre pour gagner.
ABSOLUE SOBRIÉTÉ
Le député centriste André Santini, triple lauréat du prix de l'humour politique, n'a jamais consenti à un tel sacrifice. Il ne regrette aucun de ses bons mots tout en se disant convaincu que sa langue trop bien pendue a nui à sa carrière ministérielle. Alain Juppé et Valéry Giscard d'Estaing, en particulier, n'ont jamais franchement rigolé en entendant ses saillies ("A force de descendre dans les sondages, Alain Juppé va finir par trouver du pétrole", "Je me demande si on n'en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand, je ne me souviens pas qu'on en ait fait autant pour Giscard"). Le député, maire d'Issy-les-Moulineaux, reconnaît volontiers que ses formules piquantes lui ont permis de sortir de l'ombre : "Si vous êtes à l'Assemblée parmi les obscurs, les sans-grade, vous n'êtes personne. L'humour vous permet d'exister, dès que vous balancez une vacherie, les journalistes viennent aussitôt vous chercher."
La Ve République n'a pas totalement anesthésié l'esprit en politique, mais le genre reste un art mineur réservé aux seconds couteaux et aux porte-flingues. Alors même que, pour dégainer le mot qui fait mouche, "il faut être cultivé", note André Santini, sans modestie excessive. Il voit dans cette incapacité des politiques français à prendre une distance amusée sur eux-mêmes l'influence de l'énarchie : "Pour entrer à l'ENA, il faut être tout sauf drôle. Il faut être classique, convenu, conventionnel. Les jeunes y sont formés à la langue de bois. Avant, il y avait chez les politiques bien plus d'avocats et de professeurs habitués aux amphithéâtres et aux plaisanteries de carabins." Autres temps, autres moeurs ? Sous la IIIe et la IVe République, on aurait parfois tué père et mère pour un bon mot. Le centriste Edgar Faure, deux fois président du Conseil, se moquait publiquement de son élasticité idéologique ("Ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent"). Un bon usage de l'autodérision que François Bayrou pourrait méditer. Quant à Georges Clemenceau, son verbe assassin reste l'une des grandes références de François Hollande ("Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République"), toutefois bien conscient qu'il ne pourrait aujourd'hui plus reproduire l'humour politiquement incorrect du vieux "Tigre".
L'avalanche de mauvaises nouvelles économiques ne justifie-t-elle pas une absolue sobriété dans la communication élyséenne ? La journaliste Hélène Jouan se demande si ce masque de gravité sied vraiment à ce "président normal" aujourd'hui en chute libre dans les sondages. A ses yeux, un zeste d'humour lors d'une prochaine conférence de presse ne serait pas forcément contre-productif : "Bien sûr, l'objectif n'est pas que la salle se gondole en l'écoutant. Mais il doit être capable de montrer qu'il n'a pas changé de nature, qu'il peut l'exprimer dans ce rôle particulier de président de la République. Ça montrera qu'il est bien dans sa fonction. Autrement, cela peut vouloir dire qu'il n'est pas tout à fait à l'aise dans son costume."
L'humour comme thermomètre de la force mentale d'un leader ? Que l'on songe à Churchill, prolifique auteur de bons mots, y compris dans les heures les plus sombres. Alors que Londres croulait sous les bombes, il répondait à l'agression nazie en ces termes : "Nous attendons l'invasion promise de longue date... Les poissons aussi !" Par ce trait d'humour bravache, Churchill montrait qu'il tenait fermement le gouvernail. Personne ne songea jamais à le traiter de plaisantin et encore moins – comme Jean-Luc Mélenchon le fit à l'adresse du candidat Hollande – de "capitaine de pédalo dans la tempête".
(1) Editions du Nouveau Monde, février 2012, 122 pages.
(2) George W. Bush, Instants décisifs, Plon, novembre 2010, 492 pages.