Le
deuxième plan de sauvetage de la Grèce soulagera le pays d’une partie du fardeau de la dette mais ne résoudra pas ses problèmes structurels. Ceux-ci ne relèvent pas de la comptabilité nationale. Ils sont le résultat de l’Histoire, relativement courte, de la Grèce moderne. L’Etat indépendant existe depuis moins de 200 ans et les brassages de l’empire ottoman qui ont mélangé les populations des Balkans. Les Grecs d’aujourd’hui, quoiqu’ils affirment, ne sont que des lointains descendants des Grecs de l’Antiquité.
Pour l’avoir rappelé peu de temps avant sa mort en 2007, l’écrivain
Jacques Lacarrière, grand voyageur et grand admirateur de la Grèce, s’est brouillé avec ses meilleurs amis. Les problèmes structurels sont aussi la conséquence des expériences d’après la deuxième guerre mondiale,
la guerre civile,
la dictature des colonels de 1967 à 1974, puis du retour à la démocratie. Comme l’Egypte de la Bible, la Grèce souffre de sept plaies.
Un Etat hypertrophié et inefficace
1 Depuis l’indépendance en 1821, l’Etat est la principale source de revenu des dirigeants et des élites. Dès la fin du XIXe siècle, la bureaucratie grecque était, relativement, la plus nombreuse des Etats d’Europe. Elle compte aujourd’hui «environ» un million de fonctionnaires pour 11 millions d’habitants, soit un salarié sur quatre actifs (1 pour 5 en France). «Environ», parce que le gouvernement lui-même ne sait pas précisément le nombre de ses employés.
Le gouvernement de George Papandréou a lancé une enquête peu de temps après son arrivée au pouvoir à l’automne 2009 pour recenser les fonctionnaires, priés de se faire connaître. La masse salariale de la fonction publique a été multiplié par deux en dix ans. Elle représentait 85% du budget de l’Etat avant les dernières mesures d’austérité.
Mais l’Etat est moins là pour gérer des services publics souvent vétustes ou déficients – avec quelques exceptions comme le métro d’Athènes, développé au moment des Jeux olympiques de 2004 – que pour assurer des sinécures, accorder des privilèges à quelques groupes professionnels ou verser des rentes aux autres. La Grèce ne compte pas moins de 136 professions «protégées», des chauffeurs de poids lourds, aux coiffeurs, boulangers, pharmaciens, masseurs, avocats, etc. Les licences sont distribuées au compte goutte selon des critères assouplis par l’appartenance politique et/ou un coup de pouce sonnant et trébuchant.
Un clientélisme généralisé
2 Les partis politiques, y compris ceux qui proposent un programme très «idéologique», sont d’abord et avant tout des machines à distribuer des faveurs contre un bulletin de vote. C’était déjà le cas avant la période des colonels où la vie politique était dominée par deux grandes forces, centre et droite (la gauche, assimilée au communisme, était marginalisée). Les partis étaient des associations de notables locaux, réunis au niveau national autour de quelques personnalités.
Avec la modernisation de la société, l’apparition d’une classe moyenne nouvelle, ces stéréotypes se sont peu à peu transformés. Les affiliations politiques traditionnelles tendent à laisser place à une mobilité électorale plus grande, caractéristique des démocraties occidentales. Toutefois, la coexistence d’un Etat distributeur de prébendes et d’un système politique fondé encore largement sur un échange de services rendus, renforce ce clientélisme.
La domination des grandes familles
3 La vie politique grecque est dominée depuis des décennies par trois grandes familles dont les
rejetons se succèdent au pouvoir, mises à part quelques périodes exceptionnelles. Au centre et à gauche, la famille Papandréou: le patriarche,
George, était le chef de l’Union du centre avant la dictature. Son fils,
Andréas, a repris le flambeau après 1974, en créant le Pasok, le parti socialiste panhellénique, après des années d’exil. Le petit fils, dit Giorgaki – le petit Georges —, est l’actuel Premier ministre. Né et grandi aux Etats-Unis, sa première langue est l’anglais, alors qu’il parle grec avec un accent étranger. Sa vocation première n’était pas la politique mais sa mère, une Américaine, l’a poussé à poursuivre la tradition familiale.
A droite, les Karamanlis et les Mitsotakis.
Constantin Karamanlis, le premier chef du gouvernement après la chute des colonels et le président de la République pendant dix ans (1980-1985 puis 1990-1995), a été ministre dès 1947. Il a ensuite cumulé les postes gouvernementaux, déjà comme premier ministre de 1955 à 1963. Son amitié avec Valéry Giscard d’Estaing, nouée alors qu’il était en exil à Paris, a permis à la Grèce d’entrer dans le Marché commun en 1981, malgré des performances économiques et sociales insuffisantes. Son neveu, Costas Karamanlis, a été aussi chef du gouvernement grec de 2004 à 2009.
Quant à
Constantin Mitsotakis, Premier ministre de 1990 à 1993, il est le neveu du grand dirigeant grec de l’entre deux guerres, Elefteros Venizelos (l’actuel ministre des finances, Evangelos Venizelos, n’a aucun lien de parente avec lui). Sa fille, Dora Bakoyannis, a été ministre des affaires étrangères dans le cabinet de Costas Karamanlis. A la faveur de la crise financière, elle a quitté la Nouvelle Démocratie, pour fonder son propre parti.
L’évasion fiscale
4 Considérée comme un sport national, elle est difficilement chiffrable. Les évaluations varient entre 15 et 40 milliards d’euros pour des recettes fiscales de quelque 50 milliards. Elle concerne tout le monde, les petits comme les gros contribuables, les premiers ne comprenant pourquoi ils devraient payer à la place de ceux qui ont des facilités ou des connivences pour échapper à l’impôt. Elle est aussi favorisée par un système de perception vétuste – les premiers ordinateurs permettant de centraliser les données viennent de faire leur apparition dans l’administration fiscale – et par le peu d’empressement des fonctionnaires des impôts, mal payés, à faire leur travail. Ils arrondissent d’ailleurs souvent leur salaire en conseillant les contribuables sur le meilleur moyen de frauder le fisc.
Résultat, les professions libérales déclarent moins de revenus que les ouvriers. Quant aux armateurs, ils sont exemptés d’impôts, sauf pour leurs activités locales, officiellement à cause de la «contribution» qu’ils apportent à l’économie globale du pays (7% du PIB). Sans doute les professionnels du tourisme pourraient en dire autant, mais contrairement aux armateurs, ils ne peuvent pas menacer l’Etat de délocaliser leurs activités et de se présenter sous des pavillons de complaisance.
La corruption
5 Selon Transparence International, la Grèce se classe au 74e rang sur 180 pays considérés, au voisinage de la Jordanie, de la Corée du sud et du Costa Rica, pour le niveau de corruption. En Europe, elle est pratiquement au dernier rang, en compagnie de la Roumanie et de la Bulgarie.
Les sommes versées en pots de vin sont évaluées à plus de 700 millions d’euros par an, dont un tiers dans les hôpitaux. Dans le système de santé, la pratique des «fakelaki», les petites enveloppes, distribuées aux médecins, est, si l’on ose dire, monnaie courante. C’est une garantie de qualité des soins.
La corruption explique en partie pourquoi la Grèce n’a pas profité, comme elle l’aurait pu, des aides versées depuis trente ans par les communautés européennes. L’équivalent de 240 milliards d’euros ont été dévolus à la Grèce, soit l’équivalent d’un an de son PIB. C’est la plus forte moyenne par habitant dans un «ancien» membre de l’Union européenne. Ces fonds ont servi à améliorer les infrastructures et à financer un Etat-providence généreux mais aussi à enrichir quelques intermédiaires.
Un patrimoine foncier mal connu
6 La Grèce était encore récemment le seul pays européen avec l’Albanie à ne pas avoir de cadastre. L’occupation ottomane, des catastrophes naturelles, comme des incendies ou des tremblements de terre, avaient détruit les quelques données foncières existantes. Depuis les années 1990, une administration cadastrale se met péniblement en place, avec l’aide de l’Union européenne. Trois milliards d’euros de fonds communautaires devaient être consacrés à cette tâche entre 2000 et 2015, soit le coût de la construction du nouvel aéroport d’Athènes avant les Jeux olympiques. L’entreprise est gigantesque, étant donné le nombre de parcelles dans tout le pays (évalué à 15 millions).
Et là encore, le soutien européen a été détourné de ses objectifs. La Grèce a dû rembourser 60 millions d’euros d’aide à cause des «dysfonctionnements» constatés dans l’établissement du cadastre, un euphémisme pour détournements de fonds. Le coût de l’opération sera deux fois élevé pour une couverture cadastrale trois moins étendue que prévue, ont constaté les fonctionnaires de Bruxelles.
L’absence de cadastre favorise évidemment la corruption et l’évasion fiscale, voire la criminalité. Comment contrôler et taxer un patrimoine foncier inconnu de l’administration? Exemple, les incendies qui ravagent la Grèce presque tous les étés. Tous ne sont certes pas d’origine criminelle. Mais les soupçons sont renforcés quand les incendies touchent des terrains non constructibles qui le deviennent après que la forêt a été détruite.
Autre exemple: la vente en cascade de terrains à la propriété douteuse. Il suffit que le premier vendeur d’un terrain qui n’«appartient à personne» le cède, moyennant la complicité intéressée de l’administration concernée, à un intermédiaire qui lui-même le revendra à un acheteur de bonne foi pour que le dit terrain devienne «légalement» constructible avec la plus-value afférente.
L’exception orthodoxe
7 L’Eglise orthodoxe est un des fondements de l’identité grecque. Son rôle est ancré dans la Constitution de la République. Ce facteur identitaire a une conséquence patrimoniale et économique. L’Eglise est le premier propriétaire foncier et immobilier de la Grèce, avec environ 10% du patrimoine national. Pourtant elle ne payait pratiquement pas d’impôts. C’est un privilège qui remontait au milieu du XIXe siècle.
L’Eglise avait été amenée alors à céder des terres distribuées à des paysans pauvres. En contrepartie, elle avait été exemptée d’impôts. Cette situation a duré jusqu’en 1945. L’Eglise a alors été taxée, faiblement, sur ses revenus. Comme ceux-ci étaient difficilement contrôlables, l’impôt était devenu si dérisoire que le gouvernement socialiste de Costas Simitis l’a supprimé au tournant des années 2000. Il couvrait à peine 5% des 300 millions d’euros que l’Etat verse chaque année à l’Eglise orthodoxe pour le salaire des prêtres.
Victime elle aussi de la crise, l’Eglise orthodoxe a été priée par le gouvernement Papandréou de s’acquitter d’un impôt de 20% sur ses revenus. Elle proteste en menaçant de couper dans ses œuvres caritatives.
Les moines du mont Athos qui jouissent d’un statut spécial ne sont pas touchés par la nouvelle législation.
Exemptions, corruption, clientélisme, hypertrophie et inefficacité bureaucratiques, tout se conjugue pour entraver une modernisation équilibrée de la Grèce. Cependant, les raisons d’optimisme ne manquent pas. Si au lieu de multiplier les obstacles à l’initiative individuelle, l’Etat encourageait l’esprit d’entreprise, beaucoup de Grecs sont prêts à relever le défi et à s’engager pour une transformation économique et sociale. La diaspora a montré que les Grecs ne manquaient pas de dynamisme quand les conditions de leur épanouissement étaient réunies.