Qu’est-ce qu’un leader ? Cette question a toujours obsédé les chercheurs
en management et les avis restent partagés. En 1974, dans une étude
comparative de la littérature managériale, Ralph Stogdill relevait
ainsi
350 définitions différentes (1). Aujourd’hui, la recherche
s’accorde quand même à associer au leader-type un certain nombre de
caractéristiques : il s’agit en général d’une personnalité qui jouit
d’une grande autorité, qui sécurise ses proches et inspire confiance.
Populaire, il a du charisme, sait donner du sens aux actions et créer de
la valeur collective. Il possède une aptitude réelle à influencer un
groupe et à le transformer. Tandis que le manager se contente d’être un
bon gestionnaire, le leader guide, c’est un visionnaire. Notons que nul
ne peut s’autoproclamer
leader : c’est à l’entourage de juger si une
personne possède l’aura nécessaire. La notion de leadership est
indissociable de celle de groupe. En clair, on ne peut être leader
qu’aux yeux d’autrui.
Syndrome Superman. Voilà pour la définition consensuelle. Reste
cependant une question qui continue à diviser la recherche : quelles
sont les causes ou les origines du leadership ? Historiquement, trois
thèses s’affrontent. La première défend l’idée du «leader né» (2). Les
chercheurs ont longtemps été convaincus que les leaders étaient des
êtres supérieurs dotés de dispositions naturelles pour montrer la voie,
et que pour avoir la destinée d’un Alexandre le Grand, d’un Winston
Churchill, d’un Charles de Gaulle ou d’un Franklin D. Roosevelt, il
fallait posséder dès la naissance un certain nombre d’attributs non
modifiables : haute taille, intelligence supérieure, forte person
nalité, humour, charisme, vision, courage, etc. C’est la théorie du
«grand homme» ou «syndrome Superman». Ancrée dans les principes du
darwinisme et flirtant dangereusement avec l’eugénisme, elle a connu son
apogée dans les années 1930, avant d’être supplantée dans les années
1970 par l’école du «leader contextuel» (3).
Au bon endroit au bon moment. Cette approche considère, à
l’inverse de la précédente, que nul ne naît leader : chacun peut le
devenir à condition de se trouver au bon endroit, au bon moment, afin de
révéler ses qualités et ses compétences. Charles de Gaulle, par
exemple, aurait-il pu se démarquer sans les événements tragiques de la
Seconde Guerre mondiale ? Les passionnés d’histoire savent qu’il
n’obtenait pas de notes exceptionnelles à l’Ecole militaire. De même, on
n’est pas forcément leader dans toutes les situations. Ainsi, un
tatillon rationnel ne deviendra peut-être jamais directeur des ventes,
mais pourrait faire un excellent directeur financier. Un créatif
émotionnel, de son côté, aura plus
de chances de briller au marketing
qu’à une direction de la production. En résumé, pour les adeptes du
relativisme, le leadership est avant tout une question d’adéquation et de compatibilité entre une personne et une situation.
Rites de passage. Il y a une dizaine d’années, une troisième
école de pensée – dite «processuelle» – a fait son apparition. Elle
s’intéresse pour sa part à l’importance de l’expérience accumulée par un
individu (4). Vu sous cette optique, le leadership s’apprendrait tout
au long d’un parcours exigeant, parfois linéaire, le plus souvent
chaotique, au cours duquel certaines expériences jouent un rôle
d’accélérateur et dont le manager ressort transformé. Parmi ces rites de
passage figure l’opportunité
de partir travailler à l’étranger, ou dans
une petite unité distincte et prospère qui conférera au manager un
maximum d’autonomie et de responsabilités. Participer à des projets
complexes (comme une restructuration ou une fusion-acquisition), essuyer
une grosse crise ou, au contraire, gérer une période de boom intense
sont également des défis qui peuvent se révéler déterminants sur le
chemin du leadership, à condition de recevoir des «feedbacks» positifs
et constructeurs (5).
Se forger une légitimité. Inutile de choisir votre camp entre ces
trois écoles. Des travaux très récents ont montré que dans les faits,
le leadership est le fruit de la combinaison de ces trois approches, ces
qualités innées ne pouvant se révéler et s’épanouir que dans un
contexte propice et à travers un processus de développement précis (6).
Prenez le cas de Barack Obama. Il est né avec une intelligence, un don
oratoire et un charme indéniables. Il a ensuite eu la chance de se
présenter à un moment où les Américains, échaudés par la présidence
controversée de George W. Bush, ressentaient un profond désir de
changement. Enfin, son éducation dans les prestigieuses universités de
Columbia et de Harvard, son début de carrière dans le social à Chicago,
son autobiographie à succès puis son discours remarqué à la convention
démocrate de 2004 lui ont offert autant d’occasions de se forger une
légitimité. Les chercheurs Micha Popper et Ofra Mayseless ajoutent à ce
cocktail gagnant un facteur clé de succès : la motivation. Un individu
peut très bien avoir le profil et l’expérience rêvés d’un leader, mais
sans réelle envie de consentir les sacrifices qui s’imposent pour
réussir, sans faire du leadership sa priorité, il n’ira pas très loin.
Réseautage et résilience. Le sociologue Pierre Bourdieu, pour sa
part, insistait déjà en 1990 sur l’importance des réseaux. A l’heure des
LinkedIn et Viadeo, on ne peut que lui donner raison. Aujourd’hui, dans
le contexte économique tendu freinant la mobilité, les relations d’un
individu comptent presque plus que ses qualités et ses compétences.
Résumons : vous êtes doué, motivé, expérimenté, bien placé et connecté ?
Vous avez toutes les chances de devenir un leader ! Reste, selon les
travaux de Jean-François Chanlat, une variable qui pourrait tout faire
capoter : la dimension politique (7). Le monde de l’entreprise est
truffé de médiocres et de jaloux prêts à tout pour torpiller les bons.
En cas d’attaque, il faudra savoir faire preuve de résilience, cette
capacité à encaisser les chocs pour en ressortir plus fort. Une preuve
de plus qu’en matière de leadership, rien n’est joué d’avance.
(1) R.M. Stogdill, “Handbook of Leadership : A Survey of the Literature”, New York Free Press, 1974.
(2) A. Bandura, “Self-Efficacy : Toward a Unifying Theory of Behavioral
Change”, “Psychological Review”, vol. 84, p. 191-215, 1977.
(3) R. A. Mangi, I. A. Ghumro, A. R. Abidi, “A View on Leadership
Skills
and Qualities with Reference to Crisis, Change and Employee
Relationship”, “Interdisciplinary Journal of Contemporary Research in
Business”,
novembre 2011, vol. 3, n° 7, p. 398-408.
(4) D. Cristol, “L’enseignement des sciences de gestion s’oppose-t-il à
l’apprentissage du management ?”, “Revue internationale de
psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels”,
2009/37, vol. 15, p. 307-325.
(5) C. Voynnet-Fourboul, “La Spiritualité des dirigeants en situation
de
passage de leadership”, “Management et Avenir”, 2011/8, n° 48,
p. 202-220.
(6) M. Popper & O. Mayseless, “The Building Blocks of Leader
Development “, “Leadership and Organization Development Journal”, vol.
28, n°7, 2007,
p. 664-684, vol. 87, n° 18, juillet, 2011.
(7) J.-F.
Chanlat, “Emotions, organisation et management :
une réflexion critique
sur la notion d’intelligence émotionnelle“,
“Travailler”, 2003/1, n° 9,
p.113-132.