Comment définir la stratégie du Qatar en France ?
Karim Sader : A l’instar de ses autres terrains d’investissements en Europe, la stratégie de placement du Qatar en France se caractérise par son approche pragmatique et utilitariste. Comme on le sait, ce minuscule émirat dispose d’importantes richesses liées à ses réserves gazières et sa production de gaz naturel liquéfié (GNL) dont il est le premier producteur mondial avec 77 millions de tonnes par an. Mais ses richesses sont inversement proportionnelles à sa situation géostratégique qui l’expose aux grandes tensions régionales qui se cristallisent dans un Golfe arabo-persique théâtre des tensions entre le grand frère saoudien sunnite et l’Iran chiite.
De ce constat découle la nécessité pour le Qatar de contracter une sorte d’assurance-vie en plaçant son surplus de liquidités à l’étranger, et ce, tout en diversifiant ses sources de revenus par rapport au secteur des hydrocarbures dont il demeure fortement dépendant.
Dans ses ambitions, le Qatar rencontre ainsi une zone euro en pleine récession et fortement désireuse d’investissements étrangers ; une situation qui permet aux dirigeants de l’émirat d’y effectuer des placements fortement attractifs misant sur une reprise prochaine de l’économie européenne qui lui permettra d’engranger d’importants bénéfices à moyen et long termes.
Yves Bonnet : Il est clair que les investissements du Qatar en France suscitent de nombreuses interrogations tant par leur importance qu'en raison des domaines qu'ils intéressent. D'une manière générale, deux observations liminaires doivent être formulées. En premier lieu, il semble que ce soit à la suite de difficultés rencontrées par l'émirat pour la réalisation d'un complexe sidérurgique, et pour la solution desquelles la France de Georges Pompidou a été le seul pays à manifester un soutien constant à son gouvernement que ce dernier ait choisi de témoigner sa reconnaissance à notre pays.Cette dette est passée sous silence ou ignorée et cette lacune nuit, quoiqu'on pense, à la lisibilité de la politique qatarienne. En second lieu, les investissements qatariens en France ne sont pas si récents puisque dans les années soixante-dix, en 1975 exactement, un partenariat avec "Charbonnages de France" a débouché sur la construction de deux vapocraqueurs, l'un à Doha, l'autre à Dunkerque, à l'inauguration duquel j'ai personnellement assisté.
Poste par poste d'investissement, quels sont les principaux bénéfices qu'en tire aujourd'hui la France ? Et quelles en sont les principaux inconvénients ou contreparties ?
Karim Sader : Dans le cas de la France, qui bénéficie d’une aura de prestige dans l’esprit des Qataris, ceux-ci se sont focalisés sur les grands fleurons du CAC 40 (Total, Veolia, Lagardère, Areva, etc.) où ils constituent une sorte de "silent partner". Viennent ensuite les secteurs de l’immobilier ainsi que celui du luxe (notamment au sein de LVMH). Sans compter l’investissement sportif à travers le rachat du Paris Saint Germain mais également en associant le nom du Qatar à la prestigieuse course hippique du "Prix de l’Arc de Triomphe".
Sur le plan des bénéfices qu’en tirerait l’Hexagone, l’injection de capitaux par les Qatariens en cette période de récession est certainement bienvenue pour ces grandes entreprises du CAC 40. Mais force est en revanche de constater qu’il s’agit là de placements purement financiers qui profitent avant tout à l’Émirat et j’avoue avoir du mal, pour l’heure, à en mesurer les bénéfices en termes d’économie réelle pour la France, à commencer par la création de nouveaux emplois…
Il faut donc être clair là-dessus, ça n’est certainement pas le Qatar qui va redresser le secteur de l’industrie en France ! La principale obsession des Qatariens est d’assurer son avenir en plaçant ses capitaux dans des "secteurs sûrs" et avant tout rentables sur le long terme.
Quant à l’investissement spécifique du football l’on peut toutefois dire que les Qatariens – quelles que soient les critiques que l’on peut attribuer à leurs méthodes – sont parvenus à donner au PSG les moyens sportifs et financiers dignes du club d’une grande capitale européenne. Cette stratégie émane d’une véritable "politique sportive" menée par ses dirigeants qui ont compris que le sport pouvait constituer le miroir de la puissance d’un État en dépit de sa minuscule superficie. C’est l’un des piliers du "soft power" qatarien.
Yves Bonnet : Il apparaît que c'est moins l'ampleur des investissements qatariens en France que les destinations qu'ils prennent qui suscitent des interrogations. Ainsi, les investissements dans les banlieues pour lesquels un partenariat franco-qatarien a été mis sur pied posent un problème de souveraineté, récurrent avec les interventions des ONG de toutes origines, que le gouvernement français ne tranche pas, comme c'est son rôle. Les sommes investies par ailleurs dans un club de football peuvent étonner dans la mesure où le sport ainsi "aidé" est de nature professionnelle. Mais le fait n'est ni nouveau, ni plus étonnant que l'ampleur et l'origine des sommes englouties dans d'autres grands clubs européens, certains d'origine douteuse. Ainsi, le club monégasque dont le siège n'est même pas localisé en France se voit sponsorisé par des financiers russes sans que cela ne soulève d'interrogations. En revanche, les achats immobiliers et a fortiori les investissements économiques créateurs d'emplois ne peuvent qu'être encouragés, surtout en période de récession.
Doit-on rechercher des intentions cachées derrière les investissements en apparence généreux de l’émirat dans notre pays ? Lesquelles ?
Karim Sader : Il convient d’abord de tordre le cou au cliché qui concerne la prétendue "générosité" des Qataris. L’Émirat est loin d’être la "vache à lait" pour des économies occidentales en pleine crise. Bien au contraire, le contexte de crise est une aubaine pour un Qatar affichant une croissance économique insolente et qui se voit accueilli à bras ouvert en Europe pour des placements attractifs. D’autre part, en ce qui concerne la France, la part des investissements qataris y demeure bien inférieure qu’en Allemagne ou bien au Royaume-Uni où l’émirat investit deux fois plus que dans l’Hexagone.
En ce qui concerne les réelles intentions de Doha il faut là aussi nuancer un certain nombre de fantasmes qui entourent l’investissement qatarien. Il est en effet courant de prêter aux placements qatariens un certain nombre de velléités hégémoniques. Or, comme je l’ai déjà dit, la boulimie financière du Qatar émane avant tout d’un sentiment de vulnérabilité (position géopolitique, faible démographie,…) qui le pousse à investir hors de ses modestes frontières.
Je concentrerais en revanche mes réserves sur le volet diplomatique. Le partenariat privilégié qui s’est noué entre Paris et Doha – essentiellement sous le mandat de Nicolas Sarkozy – dans le cadre de la "nouvelle politique arabe" de la France est, à mon sens, une erreur stratégique. En faisant de l’Émirat le partenaire incontournable de la diplomatie hexagonale dans les grands dossiers chauds de la région, Paris a fini par fâcher un certain nombre d’alliés dans la région, à commencer par l’Arabie saoudite et les Émirats, rompant le traditionnel équilibre qui caractérise la politique étrangère de la France au Moyen Orient. Sans compter que l’issue des "Printemps arabes" a révélé l’agenda panislamique du Qatar dans la région, soutenant activement l’émergence des pouvoirs issus des Frères musulmans.
Haoues Seniguer : Tout acteur social, qu'il soit individuel ou collectif, est mû par des intérêts, des stratégies ou des intentions, conscientes ou non. Ainsi, le Qatar recherche, par le truchement de ses investissements économiques ou financiers, des gratifications symboliques et/ou matérielles. Naturellement, à cette aune, l'émirat n'est certainement pas désintéressé, par exemple quand il finance, en France ou ailleurs, des édifices religieux, des groupes ou organisations, dans une espèce de logique du don et du contre-don. Qu'est-ce à dire ? Il provoque, notamment auprès de ceux qui bénéficient de ses largesses, une reconnaissance qui peut aller jusqu'à la mise en sommeil de la réflexion critique de certains de nos concitoyens musulmans à l'endroit de la nature réelle du Qatar, qui est une dictature oligarchique qui diffuse une vision de l'islam qui est tout sauf libérale.
Le Qatar est aujourd’hui le principal bailleur de fond d’une nébuleuse associée aux Frères musulmans. Plutôt que d’encourager la vision d’un islam piétiste et spirituel, le Qatar ne va-t-il pas de la même manière appuyer en France le modèle d’un islam-étendard revendicatif ? N’y-a-t-il pas là un risque de captation de l’islam de France (déclinable au pluriel et qui reste à définir) au profit d’une vision politisée de celui-ci ?
Karim Sader : Il faut éviter de tels raccourcis. Certes, le Qatar de par son système politique – une monarchie autoritaire – et son idéologie – le wahhabisme doctrine rigoriste de l’islam sunnite – est aux antipodes du modèle républicain et laïque que la France s’efforce de véhiculer. Mais s’ils appuient ouvertement les mouvements islamistes au Moyen Orient, les Qataris se montrent extrêmement prudent dès lors qu’il est question de l’Islam en France. Conscients qu’il s’agit là d’un sujet très sensible en France – surtout depuis la controverse suscitée par leur projet d’investissement dans les banlieues –, ils ont bien compris que toutes velléités religieuses pouvaient avoir un impact catastrophique pour leur image, ceux à quoi les Qataris accordent une très grande importance.
Je pense que le Qatar veut incarner aujourd’hui un nouveau pôle d’attraction de l’Islam du XXIe siècle capable de concurrencer l’Arabie saoudite dans ses prétentions islamiques. Cette ambition aurait notamment pour vocation à attirer les ressources humaines issues de l’immigration arabo-musulmane en Occident, ce qui aurait l’avantage de pallier le déficit démographique du Qatar, véritable talon d’Achille du minuscule émirat en quête de rayonnement.
Quant à la question concernant les liens entre le Qatar et l’islam de France, je pense qu’il s’agit là d’un débat qui dépasse de loin la seule présence de l’Émirat dans l’Hexagone. Dans un contexte de mondialisation qui remet clairement en cause les prérogatives de l’État-nation, l’encadrement et l’intégration de l’islam en France ne peut dépendre que de la capacité de l’État à se prémunir de multiples influences extérieures dont le Qatar n’est qu’une composante parmi tant d’autres…
Haoues Seniguer : Compte tenu de la nature du régime et des réalités sociales du Qatar, marquées par un fort conservatisme religieux, les officiels ou mécènes de l'émirat ont clairement un faible pour un islam très orthodoxe et orthopraxe, à l'instar de celui promu et arboré par la nébuleuse des Frères musulmans dans le monde musulman sunnite, lesquels comptent également des adeptes ou des sympathisants français, à l'image du président du Collectif des Musulmans de France (CMF), Nabil Ennasri, qui se présente aussi dans les médias en "spécialiste du Qatar". Ce n'est donc pas tout à fait un hasard, si ce dernier, en retour, du fait de sa très grande proximité spirituelle avec le mufti du Qatar, Yûsuf al-Qaradhâwî, a les yeux de Chimène pour l'émirat et cultive à son sujet un discours plutôt hagiographique, en dénonçant, sans ménagement aucun, "le Qatar-bashing". À une échelle un peu plus importante, l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) a de très bonnes relations avec des personnalités du Qatar (donateurs) et bénéficierait, à cet égard, de quelques faveurs dans la construction de mosquées ou dans le financement de certains projets.