C'est un sondage qui fait du bruit, à en croire l'écho médiatique qu'il suscite : l'étude Harris Interactive publiée dans Le Parisien samedi 5 mars donne Marine Le Pen en tête du premier tour de la présidentielle, avec 23 % d'intentions de vote si le scrutin avait lieu aujourd'hui. Si ce sondage génère autant de réactions, c'est parce qu'il suggère qu'un nouveau "21 avril" n'est pas exclu, mais aussi parce que sa méthode est critiquée. D'abord, bien sûr, parce qu'il ne teste qu'une hypothèse de candidat socialiste, Martine Aubry, oubliant notamment Dominique Strauss-Kahn, mieux placé dans les sondages de premier tour précédents (d'ailleurs, mardi sera publiée une nouvelle étude, avec François Hollande et "DSK").
Aujourd'hui, avec l'arrivée de Marine Le Pen, à qui on prête une stratégie de "dédiabolisation", l'image du vote FN semble plus acceptable pour certains. Les sondeurs sont donc confrontés à un nouveau problème : certains estiment qu'il faudrait adapter les critères de redressement, de peur de la surestimer. Interrogé lundi, alors que ses méthodes sont dénoncées notamment par un confrère, Jean-Daniel Lévy, de Harris Interactive, nuance : "Nous avons des techniques de redressement similaires mais nous les appliquons de façon moins ferme pour Marine Le Pen que pour son père." Pourtant, d'une manière générale, s'ils reconnaissent qu'il y a une part d'appréciation, dans ce domaine sensible, les sondeurs interrogés défendent leurs méthodes, les jugeant toujours adaptées.
La reconstitution de vote : le souvenir du vote Jean-Marie Le Pen. La "reconstitution" des votes antérieurs reste le principal mécanisme de redressement des sondages, qu'il s'agisse de Marine Le Pen ou de son père, ou d'un autre candidat. L'idée est de corriger le fait que les sondés, quand on leur demande aujourd'hui ce qu'ils ont voté à la dernière élection, donnent des réponses décalées par rapport aux résultats réels du scrutin. C'est particulièrement vrai pour le vote FN. La reconstitution de vote reste pertinente, pour Marine Le Pen comme pour Jean-Marie Le Pen, explique Edouard Lecerf, de la Sofres. "Certains des sondés ont oublié leur vote, d'autres le dissimulent. Le vote Front national est plutôt moins bien ‘reconstitué' que les autres. C'est pour cela qu'on applique un correctif : si on obtient 8 % de réponses et que le score réel de l'élection pour ce candidat était 12 %, on accorde un poids plus important à ces individus dans les calculs, pour rétablir l'équilibre." Pour que l'échantillon reflète mieux l'électorat, l'intention de vote exprimée par ceux qui disent avoir à l'époque voté pour le candidat FN pèse alors un peu plus, qu'elle soit favorable à Marine Le Pen ou à un autre candidat, poursuit le sondeur, qui précise que le correctif ne s'applique donc pas directement sur les intentions de vote.
Eric Bonnet, de BVA, indique que le "taux de reconstitution" du vote Le Pen, certes assez bas, est le même aujourd'hui qu'en 2007 : à l'époque, lors de la dernière présidentielle, 50 % de ceux qui avaient voté Jean-Marie Le Pen en 2002 le déclaraient dans les sondages, selon lui. A la fin de l'année 2010, 5 % environ des sondés disaient avoir voté pour le candidat du FN à la présidentielle de 2007, précise-t-il. Or, Jean-Marie Le Pen a obtenu un score deux fois plus important : 10,4 % des voix au premier tour.
La sûreté de choix : un électorat moins "intense politiquement" ? "L'arrivée de Marine Le Pen en remplacement de son père pose toutefois une question : celle de la dicibilité de ce vote ", estime Stéphane Rozès, ancien directeur de l'institut d'études CSA. La "dicibilité" est la facilité à dire qu'on a voté pour un candidat, et il n'est pas impossible que celle-ci soit plus grande pour Marine Le Pen que pour Jean-Marie Le Pen, car celle-ci "a renoncé à utiliser certains éléments provocants comme les références à la seconde guerre mondiale ", rappelle le politologue.
S'il avait à faire des sondages aujourd'hui, Stéphane Rozès envisagerait de "redresser un peu moins à la hausse pour Marine Le Pen que pour son père". Comment ? "Par exemple, à partir du critère de sûreté de choix du vote." Ce critère est un des deux autres paramètres utilisés pour redresser les votes : on demande aux électeurs s'ils sont sûrs de leur choix et s'ils sont sûrs d'aller voter. "Le principe serait que la sûreté du choix permet d'évaluer le caractère difficilement dicible du vote : le vote Jean-Marie Le Pen était réputé plus restreint, par rapport aux intentions de vote actuelles de Marine, et plus intense politiquement." L'hypothèse faite par le politologue est que les électeurs de Jean-Marie Le Pen seraient moins nombreux et plus convaincus que ceux attirés aujourd'hui par sa fille. Pour les sondeurs interrogés, les outils actuels restent pourtant adaptés, même si l'un d'entre eux, Jean-Daniel Lévy, de Harris Interactive, affirment que la "ligne de conduite" pour les appliquer a changé.
L'équilibre des critères : un redressement moins "ferme" ? Interrogé lundi, après la polémique suscitée par le sondage du week-end, Jean-Daniel Lévy précise : "Nous avons des techniques de redressement similaires mais nous les appliquons de façon moins ferme pour Marine Le Pen que pour son père. Nous sommes prudents." Concrètement, cet infléchissement est "plus complexe" qu'une simple baisse du coefficient tiré de la reconstitution de vote, ajoute le sondeur qui dit s'aider de questions parallèles. Ces questions, que le sondeur n'entend pas révéler, montreraient notamment la "porosité" des idées du FN dans l'opinion, aujourd'hui et à l'époque de Jean-Marie Le Pen. Et justifieraient en partie un redressement plus faible pour Marine Le Pen que pour son père.
L'élection de référence : la présidentielle et les régionales. Pour défendre leur méthode, les sondeurs pointent aussi les cas d'élections passées. Car avoir des points de comparaison est un des défis auxquels ils ont à faire face. Dans le cas de Marine Le Pen, il n'existe pas de précédent pour la présidentielle. "Nous utilisons comme référence la présidentielle 2007, car c'est l'élection la plus similaire, et les régionales 2010, car c'est l'élection la plus récente", explique Eric Bonnet, de BVA. Selon Jérôme Fourquet, l'IFOP a la "chance" d'avoir fait des sondages dans le Nord, le fief de Marine Le Pen, à l'occasion des européennes, des municipales et des régionales. Les résultats étaient jugés plutôt réalistes. "Jusqu'à présent, les évaluations du vote FN, lors des dernières régionales, notamment, alors que Marine Le Pen était présente dans le Pas-de-Calais, et médiatisée, n'ont pas posé de réel problème : il n'y avait pas eu de surévaluation", estime Jean-Daniel Lévy. Les cantonales, fin mars, vont permettre de comparer l'écart éventuel entre les scores réels et les intentions de vote mesurées, ajoute-t-il. "Nous pourrons voir si l'écart éventuel est dû à des dynamiques de campagne – auquel cas les scores de la plupart des candidats sont concernés – ou lié à un problème de mesure – si un seul candidat, par exemple celui du Front national, était touché."
Les tendances et les transferts : une porosité avec la droite classique. "On peut éventuellement discuter les niveaux exacts des intentions de vote, moins les tendances", relativise Stéphane Rozès, politologue. Et la progression de Marine Le Pen semble claire aux sondeurs : "Nous voyons une hausse dans les chiffres bruts", précise Jérôme Fourquet, de l'IFOP. Eric Bonnet, de BVA, juge aussi plutôt "rassurant", pour les méthodes des sondeurs, que Marine Le Pen ait progressé sans qu'il y ait eu de changement de technique d'évaluation.
"On voit une dynamique nouvelle et une grande porosité avec une partie de l'électorat de droite, des déçus du sarkozysme qui écoutent de façon bienveillante Marine Le Pen : en octobre, parmi ceux qui disent avoir voté Sarkozy en 2007, 3 à 4 % envisageaient de voter Marine Le Pen. En janvier, ils étaient 11 % et dans la dernière étude, 18 %", décrit Jérôme Fourquet, de l'IFOP. Ramené au score de Sarkozy au premier tour de 2007, 31 %, ces transfuges pèseraient 5 à 6 % de l'électorat.
"Une question qui se pose maintenant est : le fait que Marine Le Pen soit montée très haut très vite est-il lié à l'utilisation, pendant une période, de thèmes chers au FN par Nicolas Sarkozy ? Si c'est le cas, la tendance pourrait retomber. Ou sommes-nous au début de quelque chose de plus durable ?", demande Gaël Sliman, de BVA. "Dans le passé, on sait que le vote Front national a été instrumentalisé par des gens n'approuvant pas forcément les idées du FN, pour faire passer des messages aux politiques", rappelle Stéphane Rozès.