Au secours, l'inflation revient ! En 2010, la hausse des prix en zone euro (+ 2,2 %) a dépassé le seuil (2 %) autorisé par la Banque centrale européenne (BCE). Mais cette progression ne traduit pas une flambée de la "bonne" inflation : celle des salaires, liée au plein-emploi et à une économie en surchauffe. Dans un tel cas, il faut bien refroidir la croissance par une remontée des taux d'intérêt pour éviter que la hausse des prix se nourrisse d'elle-même et dégénère en hyperinflation.
A contrario, la "bosse" actuelle d'inflation, terme employé par la BCE, reflète principalement la flambée du cours des matières premières, énergétiques et alimentaires, elle-même en grande partie nourrie par la spéculation et la demande des pays émergents.
Pour le reste, rien ou presque ne bouge : dans la zone euro, la hausse des prix dite "sous-jacente" - hors alimentation et énergie - fut en 2010 de 1,1 %, comme en 2009 Aux Etats-Unis, elle s'est limitée à 0,8 %, son plus faible niveau depuis la création de cette statistique (1958).
"MAUVAISE" OU "BONNE"
Cette "mauvaise inflation", celle des prix alimentaires et énergétiques, est durement subie par les plus pauvres, pour qui il s'agit de la part prépondérante de la consommation. Elle frappe particulièrement les pays importateurs de matières premières, comme en témoignent les révoltes sociales au Maghreb, même si la structure de l'économie y est aussi en cause.
La bonne inflation ne se décrète pas. Mais derrière le tohu-bohu fait aujourd'hui autour d'un éventuel "retour" de la cherté de la vie se cachent plusieurs questions.
La phobie de l'inflation ne risque-t-elle pas de conduire la BCE à tuer dans l'oeuf à la fois la croissance et la hausse des prix ? Ne serait-il pas sain d'accepter davantage cette dernière pour alléger le fardeau de la dette ? Enfin, un nouveau régime de croissance plus inflationniste, moyen de sortir de la crise, n'est-il pas en train de se dessiner ?
Dans les pays développés, lorsque l'inflation est limitée aux matières premières et à l'énergie, les banques centrales surveillent ses effets dits de "second tour" : comment elle est répercutée par les industriels ; comment elle agit sur les salaires.
Il s'agit de guetter l'arrivée de la "bonne" inflation, celle qu'il ne faut pas laisser s'emballer. Mais les salaires - à l'exception du salaire minimum - ne sont plus indexés sur la hausse des prix dans la quasi totalité des pays européens. Et l'Etat du marché du travail ne laisse pas présager une envolée des rémunérations.
La faiblesse de l'inflation sous-jacente valide le choix de la Réserve fédérale américaine (Fed) de maintenir une politique non conventionnelle de "monétisation" de la dette et de refinancement des banques à 0 %. Il s'agit d'éviter un scénario de déflation tel que l'a connu le Japon depuis l'éclatement de sa bulle boursière et immobilière dans les années 1990.
L'injection de liquidités dans le système financier comporte des inconvénients - elle gonfle les bulles spéculatives -, mais elle pare au risque de dépression, le plus grave pour l'économie américaine. "On dit traditionnellement (qu'elle) créée à terme de l'inflation. Cette analyse est insuffisante, voire simpliste. Même si les marchés semblent parier sur une "reflation", la hausse récente des taux d'intérêt à long terme n'est pas due seulement à des craintes inflationnistes. Elle trouve aussi sa source dans l'intégration d'un risque de crédit sur les grands débiteurs publics", c'est-à-dire les Etats très endettés, note Hubert de La Bruslerie, professeur à l'université Paris-Dauphine.
L'ERREUR DE JUILLET 2008
Lors de la dernière réunion de politique monétaire de la BCE, le 13 janvier, ses gouverneurs ont laissé ses taux d'intérêt inchangés, le principal se situant à 1 %. Ils ont indiqué que la hausse des prix, liée aux matières premières, ne changeait pas leur évaluation de la situation, mais qu'ils restaient en alerte.
Lors de sa conférence de presse, le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, a aussi durci le ton, rappelant par trois fois que la banque centrale n'avait pas hésité à relever ses taux en juillet 2008. Cette décision controversée paraîtrait encore plus incongrue aujourd'hui, alors que la crise de la zone euro est loin d'être réglée.
"Seule une baisse de l'euro peut restaurer la croissance et provoquer un peu d'inflation. La BCE ne doit pas réitérer son erreur de juillet 2008, lorsqu'elle a propulsé l'euro à 1,60 dollar en augmentant ses taux. La hausse des prix est principalement due, aujourd'hui comme à l'époque, aux matières premières. Il serait sain que les entreprises puissent exporter davantage, mais aussi augmenter leurs marges, investir, embaucher, augmenter les salaires", analyse Marc Touati, directeur de la recherche de la compagnie financière Assya.
"Une inflation d'environ 3 % par an ne serait pas un drame. Au contraire, l'augmentation de la croissance du produit intérieur brut (PIB) en valeur - c'est-à-dire en volume augmenté des prix - permettrait de payer les intérêts de la dette publique et stopperait l'effet boule-de-neige de l'endettement. En zone euro, la charge des intérêts de la dette publique absorbe 3,2 % du PIB. Or, cela fait quatre ans de suite que la croissance reste, en valeur, inférieure à la charge des intérêts : même si l'on taxait à 100 % la richesse créée, il faudrait continuer à s'endetter pour payer les intérêts", ajoute M. Touati.
"L'inflation ne menace pas dans les pays du "Vieux Monde". C'est dommage car cela aurait pu faciliter l'apurement de la dette. L'excédent de liquidités va s'investir dans les pays émergents et ne vient pas alimenter une inflation potentielle dans les pays développés", confirme M. de La Bruslerie.
"Même dans les pays émergents, il faut éviter de plaquer mécaniquement l'idée d'une inflation en forte expansion. Si on accepte de regarder au-delà des biens alimentaires, celle-ci reste limitée en Chine (5,1 % en glissement annuel global, en novembre 2010). Le rythme de croissance de la masse monétaire M2 (liquidités plus épargne à terme) et de l'encours de crédits y reste maintenu en dessous de 20 % en glissement annuel, ce qui est raisonnable compte tenu de la croissance économique", ajoute M. de La Bruslerie.
Mais les analystes perçoivent les prémices d'un changement d'environnement : "La hausse du prix des matières premières est généralement considérée comme devant perdurer et ce phénomène, déjà très étendu, touche aussi les matières agricoles à usage industriel, comme la fibre de coton, qui n'avaient que modérément augmenté en 200 8", souligne Véronique Riches-Flores, responsable de la recherche thématique de Société générale CIB.
CHANGEMENT DE PERCEPTION
"Les nouvelles sur les revendications salariales des travailleurs chinois renforcent ce changement de perception sur l'inflation. Enfin, la reprise en zone euro est plus forte qu'attendu et pourrait commencer à avoir des effets sur la croissance des salaires en Allemagne", ajoute-t-elle. Mme Riches-Flores se montre aussi plus optimiste sur la reprise dans les pays développés, car la compétitivité de leurs exportations est renforcée par la revalorisation des devises asiatiques ou du Brésil, et par l'inflation plus forte dans ces pays émergents.
Les enquêtes des directeurs d'achat montrent un allongement considérable des délais de livraison de l'industrie manufacturière dans la zone euro, les pays scandinaves, la Pologne ou la République tchèque.
Ils augmentent aussi dans les régions industrielles américaines comme Philadelphie ou Chicago. "Ces tendances sont inattendues et contraires à ce que suggèrent les statistiques sur le degré d'utilisation des capacités de production, toujours très largement sous-utilisées. Cela indique, sans doute, qu'une partie des capacités de production est obsolète et va disparaître. Les pressions désinflationnistes liées à la sous-utilisation présumée des capacités ne sont donc probablement pas aussi importantes que ça. C'est une bonne nouvelle pour les investissements de capacité et surtout pour l'emploi à court terme", commente-t-elle. Une "bonne" inflation pourrait donc finir, un jour, par se profiler...