Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas sur le taramc de l'aéroport de Bordeaux le 15 juin 1969. C/ BRUNO BARBEY MAGNUM PHOTOS
Mais d'abord, pour saisir la variété de ces écrits, cette mise en
bouche: août 1928, Georges Pompidou, 17 ans, écrit à son condisciple
Robert Pujol: «Mon vieux, parle-moi de toi et de ce que tu fais ; moi,
je cours, je pêche, chasse avec fureur ; je deviendrai un athlète si je
continue. Mais le grec et le latin passent un peu au bleu. D'où le
courroux paternel...»
Janvier 1930, à propos d'une jeune fille:
«Si tu l'avais vue au théâtre en robe du soir, elle était merveilleuse.
Elle a un chic très personnel, un corps divinement souple, ferme,
voluptueux (...) je souffrirais de ne pas la posséder.» Mars 1943,
toujours à l'ami Pujol: «Pauvre France! Il faudra un effort énorme pour
la rétablir... quel boulot après la guerre...»
Septembre 1952, au
Général de Gaulle: «Mon instinct me dit que vous n'avez pas le droit
d'abandonner la France à sa décadence...» Juillet 1968, réflexion sur sa
fonction de Premier ministre: «En politique, le but n'existe pas ou
plutôt s'éloigne au fur et à mesure qu'on croit avancer.»
Automne 1968, note intime: «Rien, tout au long de ma vie, ne m'a plus importé que ma femme...»
Telle
est la palette multiple de ce livre qui court sur près d'un
demi-siècle. Les extraits que nous avons choisis font partie d'une
galerie de portraits rédigés par le chef de l'Etat quelques mois avant
sa mort. Ignorant si les «circonstances», autrement dit sa maladie, lui
permettraient d'aller au bout de ses Mémoires, il a utilisé quelques
loisirs durant la période électorale de 1973 pour dire comment il voyait
certains hommes politiques.
«Si ces textes devaient être publiés un
jour tels quels, il faut savoir qu'ils ont été écrits au courant de la
plume et qu'il s'agit là d'un premier jet, qu'on ne me reproche donc pas
les faiblesses de forme. Je revendique par contre la sincérité de mes
jugements. On les trouvera sévères, mais n'est-ce pas leur intérêt?
Chacun de mes personnages saura faire valoir ses qualités et n'a nul
besoin de moi pour cela. Et puis, il faut bien le dire, quand on occupe
la première place, on est surtout sensible aux lacunes et aux faiblesses
des hommes qui vous aident et de ceux qui vous combattent ou aspirent à
vous succéder.»
Lettres notes et portraits, 1928-1974, de Georges Pompidou. Avec les témoignage de son fils Alain Pompidou.Edition Robert Lffont, 24€.
EXTRAITS
Le grand prédécesseur: Charles de Gaulle
De
Gaulle était né pour les grandes aventures. Lorsqu'il eut terminé le
premier tome de ses Mémoires de guerre, il nous le remit, à Malraux et à
moi, pour que nous le lisions. Puis il nous convoqua, ensemble, et nous
demanda «si cela valait la peine d'être publié». Je laissai à Malraux
le soin de répondre. Puis j'osai une remarque: il me semble, dis-je, que
dans le récit du départ pour Londres et de l'appel, on ne sent pas
assez le moment où le Général de Gaulle est devenu l'homme du 18 Juin.
Le récit rapporte les faits. Mais à quel moment s'est fait en vous, mon
Général, le changement, à quel moment avez-vous senti que, désormais,
vous incarniez la France? Le Général me répondit: «Pour vous dire la
vérité, depuis toujours.» Parole où certains verront la preuve d'un
immense orgueil, mais où je vois le signe de la prédestination.Dans les
rapports individuels, de Gaulle passait pour difficile. Il n'était bruit
que des «savons» passés aux aides de camp, comme aux ministres.
Avec
moi, il fut toujours d'une courtoisie parfaite. (...) En vingt ans de
collaboration étroite, il ne se mit pas une seule fois en colère à mon
égard, en ma présence. Son attitude changea néanmoins quand je devins
Premier ministre. Jusqu'alors je m'identifiais à lui et il me parlait
avec une entière liberté. A partir de ce moment-là, j'existais par
moi-même, d'où une certaine réserve, avec l'art de mentir pour savoir le
vrai, de tenter pour voir les réactions, de dissimuler certaines
arrière-pensées. Malgré tout, et jusqu'en juin 1968, nos rapports furent
extrêmement confiants. Je savais qu'il m'estimait, il savait que je lui
étais tout dévoué.
La seule crise fut celle de l'exécution
projetée du général Jouhaud . A la suite de la condamnation de Salan à
une peine de prison, je trouvai le Général des mauvais jours, le teint
gris, l'oeil féroce. Sa proie lui échappait. Il lui fallait une victime
de substitution. Le garde des Sceaux s'époumonait à inventer des
arguments juridiques que je ne discutais pas et même qui m'aidaient,
mais qui ne pesaient pas lourd. Finalement, le Général me garda seul et
me dit:- Je vais faire exécuter Jouhaud.- Mon Général, je ne puis m'y
associer et je ne signerai pas le décret.- Dans ce cas, il faudra me
remettre votre démission.- Bien mon Général.Notre dialogue s'arrêta là.
Mais, à la stupeur du Général devant ma réponse, je compris que j'avais
gagné. Il devait me dire plus tard: «Entre deux inconvénients, votre
démission et la grâce de Jouhaud, j'ai choisi le moindre.» Sur le
moment, il m'en a peut-être voulu.
Je pense que je n'ai pas nui à
sa mémoire, ni à la situation politique du moment.Des innombrables
conversations que j'ai eues, je retiens ceci: d'abord sur les hommes,
une extraordinaire sévérité, un mépris peut-être encore plus affiché que
réel. Il est frappant de voir que dans ses Mémoires, il se montre au
contraire excessivement indulgent. En réalité, c'est une réaction
d'orgueil. Il n'a pu se tromper, donc les gens qu'il a utilisés avaient
des mérites. Ainsi l'éloge qu'il fait d'Edgar Faure à l'Education
nationale, alors qu'il m'en avait dit «pis que pendre» en janvier 1969
et sa ferme intention de s'en débarrasser. Avait-il du coeur? A coup sûr
beaucoup d'égards et d'affection pour Madame de Gaulle, vis-à-vis de
ses enfants et petits-enfants (...)
Tout cela à l'actif. Au
passif, sans aucun doute, la conviction que les hommes ne sont mus que
par l'intérêt, et qu'il faut se garder de s'attacher à eux dès qu'ils ne
vous sont pas indissolublement liés. La conviction aussi que la loi de
l'Homme d'Etat est la dureté. «Soyez dur, Pompidou», me fut dit à
maintes reprises. D'où cette impression d'homme dénué de sensibilité
qu'il a donnée à beaucoup. Sa conduite à l'égard de ma femme lors de
l'affaire Markovic va, hélas, dans le sens de cette interprétation que
je corrigerai en disant qu'avec l'âge, l'égocentrisme était devenu si
fort qu'il étouffait toute manifestation sentimentale.Devant
l'événement, je n'ai certes pas connu d'homme aussi exceptionnel. Il se
trompait bien sûr parfois. Mais sa faculté de prévision, de vue sur
l'avenir était vraiment géniale. Et sa réaction à l'événement lui-même
plus remarquable peut-être encore.
«De Gaulle? Vivre, pour lui, c'était sans aucun doute faire l'histoire...» (Georges Pompidou)C/ COLLECTION ALAIN POMPIDOU/DR
Il
a montré au maximum ses capacités dans la politique étrangère. Et s'il a
quelquefois fait des fautes, c'est dans la mesure où, instruit à
l'école d'une diplomatie fondée sur l'éclat mais aussi sur le secret, il
a été parfois trompé par l'indiscrétion calculée des autres. (...)
Quand je revois sa vie politique, je me dis qu'il a réussi dans les
grandes circonstances et dans ses rapports avec les êtres exceptionnels,
Roosevelt mis à part. Il a manqué le but chaque fois qu'il a eu affaire
à l'hostilité des médiocres. (...) Alors il se trouvait dépourvu des
armes appropriées et usant du marteau-pilon pour écraser des mouches, il
finissait enchaîné comme Gulliver.Grande question enfin, que pensait-il
de la vie? Croyait-il en Dieu?
Vivre, pour lui, c'était sans
aucun doute faire l'Histoire. Il croyait à la postérité. Il voulait
nourrir le mythe qu'il lui laisserait. Mais l'au-delà? Claude Guy, son
aide de camp, longtemps intime, m'a dit, avec fureur, au moment de sa
disgrâce: «Cet homme ne croit pas en Dieu.» Tout dans son comportement
religieux disait le contraire. Rien dans son comportement quotidien ne
permet de dire qu'il ait jamais agi par pur intérêt personnel.
Le challenger: François Mitterrand
Comment
peindre quelqu'un que je ne connais pas? Je ne puis formuler que des
impressions liées à son comportement physique et politique. L'homme est
intelligent, calculateur mais aussi, me semble-t-il, aventureux, orateur
inégal mais souvent brillant, surtout dans l'attaque. Il a sans aucun
doute assez de ressort pour ne jamais se décourager et pour rétablir
inlassablement une situation personnelle dégradée.
Il l'a prouvé
après l'affaire des fuites, après 1958, après l'aventure de
l'Observatoire, après Mai 1968, il le prouve brillamment en ce moment
même. Une certaine fatalité et l'espoir qu'a fait naître en lui son
tête-à-tête avec le Général de Gaulle en 1965 l'ont écarté longtemps des
grands postes qu'il est, sans aucun doute, apte à occuper. Ce qui
m'étonne c'est la voie choisie, je veux dire la voie socialiste alors
qu'il suffit de le voir pour se rendre compte qu'il n'est pas
socialiste. Son goût de l'autorité, et je le crains de l'autorité sans
limite, l'apparente davantage au type «fasciste», j'entends par là
«autoritarisme de droite».
D'où cette impression d'insécurité que
laissent aux observateurs ses tirades artificiellement lyriques et que
livrent la voix et les plis de la bouche. Si le destin voulait qu'il
atteigne le but et dirige la France, que ferait-il, prisonnier de partis
qui veulent tous réduire le Président à un rôle de figurant? Vis-à-vis
de l'étranger, renierait-il les absurdités du «programme commun» pour
défendre les intérêts fondamentaux de la France?
On peut tout
attendre de quelqu'un qui fut un des premiers à pressentir la
décolonisation et qui n'hésita pas, pour autant, à s'engager dans la
guerre d'Algérie. Il s'intéresse, paraît-il, à l'histoire de Florence et
des Médicis. Je le crois, pour ma part, plutôt apparenté aux Borgia et
j'imagine qu'il a beaucoup lu Machiavel. Trop peut-être et finira-t-il
par échouer.
L'éventuel successeur: Jacques Chaban-Delmas
Au
moment où j'écris ces lignes, la carrière de Jacques Chaban-Delmas est
probablement loin d'être terminée. Vingt-six ou vingt-sept ans de vie
parlementaire n'empêchent pas qu'il soit plus jeune que moi et,
peut-être, mon successeur à l'Elysée. C'est, d'autre part, quelqu'un que
je connais peu. Si nous nous sommes vus bien souvent, au fil des
années, ce fut toujours dans le cadre de l'action politique et aucune
intimité ne s'est créée entre nous. Mais cela même a une signification,
qui traduit la différence, pour ne pas dire l'opposition de nos
tempéraments.Jacques Chaban-Delmas se veut jeune, beau, séduisant et
sportif.
Il refuse de vieillir, se livre pour cela à son sport
favori, le tennis, et assure la relève en se mettant au golf. Il aime
les femmes, toujours passionné, seul changeant l'objet de la passion. Il
travaille peu, ne lit pas de papiers, en écrit moins encore, préférant
discuter avec ses collaborateurs et s'en remet essentiellement à eux
qu'il choisit bien, pour ce qui est des affaires publiques s'entend.
Politiquement, il meurt de peur d'être classé à droite, il veut
néanmoins plaire à tout le monde et être aimé. Assez naïvement, il
s'étonne lui-même de ses succès.
Ainsi, lors d'une visite réussie
à Toulouse comme Premier ministre, grisé de l'accueil cordial qui lui
était fait, il disait au préfet Doueil qui l'accompagnait en voiture:
«Ah quel loustic ce Chaban, quel loustic!» Il y a dans tout cela
beaucoup d'aspects sympathiques parce qu'enfantins, mais aussi beaucoup
de légèreté. Et cette légèreté, il l'a parfois manifestée, dans
l'exercice de la fonction gouvernementale, de façon grave. (...) Comme
Premier ministre (3) il se méfiait de moi et ne prenait pas d'initiative
hasardeuse, sauf, et en demi-secret, dans quelques domaines où il avait
des attaches.
Il me laissait pratiquement le soin de tout
décider, plus que je n'aurais voulu, se contentant de soigner son «image
de marque» par quelques beaux discours que lui écrivaient Cannac et
Delors et par une cour permanente faite aux journalistes de tout bord.
Préparant la suite, il s'attachait, avec sa nouvelle jeune femme, à
donner l'impression du couple parfait, où les enfants de plusieurs lits
étaient mis à égalité. Tout cela, avec l'aide de la presse, et d'un
physique charmeur, réussit assez bien dans l'opinion.Ce qui m'inquiète
dans le personnage politique plus que ses habiletés, voire ses roueries
«florentines», comme disait le Général de Gaulle, c'est l'impression que
je ressens d'un homme, tout entier centré sur sa carrière, et qui
n'attache finalement que peu d'importance aux problèmes eux-mêmes.
Je
ne conteste pas les mérites de Jacques Chaban-Delmas dans la Résistance
ni les risques qu'il a pu prendre. Je ne conteste pas le fait qu'il
soit resté, finalement, toujours fidèle au Général de Gaulle et au
gaullisme. Mais je ne puis me défaire de l'idée que rien de tout cela
n'était gratuit, que l'homme jouait une aventure personnelle et non
nationale, et que son intérêt politique, le scepticisme aidant, pouvait
l'amener, le cas échéant, à des imprudences, on l'a vu, ou même à des
abandons préjudiciables à l'intérêt français. Bien avec tout le monde,
toujours à la recherche du compromis, propre à satisfaire les uns et les
autres et à les réunir dans la reconnaissance à l'égard de Chaban,
sera-t-il, s'il est un jour responsable suprême, capable de tenir tête,
de se brouiller, d'affronter au besoin l'impopularité?
Ce souci
de soi-même, de son «parcours» comme il dit en termes de golf, je l'ai
vu se manifester dans l'affaire de la télévision, lorsqu'il a confié à
Desgraupes et à son équipe la direction des Informations de la 1re
chaîne. Cela nous a valu, pendant trois ans, un martèlement quotidien
qui, plus que tout, a contribué à créer, dans l'opinion, la mauvaise
humeur puis le désir de changement.Pourquoi m'en suis-je séparé? J'en ai
donné publiquement des raisons valables et parfaitement exactes, mais
il y en avait d'autres. Si je n'avais pas voulu l'humilier en
l'empêchant de demander un vote de confiance à l'Assemblée nationale,
j'étais bien décidé à changer de Premier ministre aussitôt après la fin
de la session, pour les motifs que j'ai dits et pour d'autres, d'ordre
privé.Je ne sais pas et n'ai pas voulu savoir jusqu'où tout cela pouvait
mener.
Il y avait suffisamment d'ombres pour que je saisisse
l'occasion de me séparer de J. Chaban-Delmas comme Premier ministre sans
porter, pour autant, un jugement définitif sur lui.S'il devait un jour
être candidat aux responsabilités suprêmes, je souhaite d'abord que ce
ne soit pas l'occasion de le traîner dans la boue, comme ne manqueront
pas de le faire certains de ses concurrents, à commencer par M. Giscard
d'Estaing (...). Je souhaite enfin, s'il est élu, qu'ayant atteint le
but auquel il pense depuis quinze ans au moins, il se dégage non
seulement de ses relations intimes et fâcheuses, mais de ses
préoccupations purement personnelles pour ne penser qu'à son rôle
national, et le remplir avec sérieux, fermeté et conviction.
Il
est malheureusement de ces hommes politiques (j'en connais peu d'autres)
qui à longueur de semaines ne se préoccupent que des éditoriaux d'une
douzaine de journalistes trop heureux d'être pris au sérieux, ce que je
n'ai jamais fait et dont ils m'en ont toujours voulu.
L'intérimaire: Alain Poher
Je
ne sais ce qu'il adviendra de ce personnage , mais j'ai rarement
rencontré quelqu'un de plus dissimulé, de plus tortueux, de plus
assoiffé d'honneurs et prêt à tout pour les obtenir. Son hypocrisie,
durant l'intérim de 1969, était odieuse. Bien décidé à se présenter dès
le premier jour, il a joué le rôle du brave homme arraché, malgré lui, à
sa tranquillité avec l'impudeur de celui qui sait que l'opinion est
dupe des apparences. Son attitude de père noble, au-dessus des
mesquineries et des compromissions politiciennes, dissimule un sens aigu
de ses intérêts et une claire perception de ses ambitions.
Il
remet, avec éclat, à la Croix-Rouge les fonds versés à l'Elysée chaque
mois, en oubliant de mentionner qu'il pouvait se payer personnellement
ce luxe, étant richement doté, hors impôt, comme Président du Sénat, et
en oubliant aussi que ces fonds ont pour but normal de «faire tourner»
l'Elysée et non de financer le Président. Quand on l'attaque en face, il
s'aplatit, on ne le voit ni ne l'entend plus. (...)
Enfin, on
l'a vu, durant la campagne électorale législative de 1973, à l'affût des
sondages, frétiller à l'idée que je pourrais être amené à me retirer et
déjà préparer intérim et candidature. «J'espère rester un arbitre.»
Pour le reste, il faut l'avoir été et il ne suffit pas d'un échec à
l'élection présidentielle pour être promu arbitre national. Il a cherché
par la suite à se rattraper, mais sans perdre de vue son dessein. Quel
interprète il aurait fait du rôle de Tartuffe!