La gauche ne sait plus à quel diable se vouer
Dolorisme et indignation : la campagne présidentielle 2012 aura été
une longue suite de variations sur ces deux registres – le dolorisme
pour câliner le citoyen, l’indignation pour gagner le concours de la
plus belle âme. En d’autres termes, on n’a pas franchement rigolé –
Cheminade et Mars, il n’y avait tout de même pas de quoi se rouler par
terre. Les dix candidats en quête d’électeurs n’ont pas chanté la même
chanson, mais ils ont tous sorti les violons, s’adressant presque
exclusivement à notre désir d’être plaints – en clair, à nos pulsions
infantiles. Comme vous êtes malheureux ! Comme vous êtes maltraités !
Comme vous êtes méprisés ! La compassion appelant la consolation, tous
ont juré qu’eux, ils n’étaient pas comme les autres, menteurs et
volages, et promis de nous aimer pour toujours. C’est gentil, mais je me
demande si je ne préférerais pas être traitée en adulte. D’égal à égal.
Une mère, j’en ai déjà une et elle me convient parfaitement.
Il faut croire que nous aimons qu’on s’apitoie sur notre sort. De
fait, il est délicieux de récriminer auprès de ses amis parce qu’on
travaille trop, qu’on entend trop de bêtises à la télé, qu’on a perdu
deux points de permis, que c’est toujours les mêmes qui se crèvent à
bosser et que l’État leur prend tout – ça c’est mon marchand de
journaux. En même temps, à la longue, ça peut agacer. Après le premier
tour, beaucoup d’électeurs de Marine Le Pen enrageaient d’être décrits
comme des malheureux, déboussolés par le changement, égarés par
l’angoisse et abêtis par la pauvreté.
Admettons qu’il nous arrive à tous de penser que les autres ont trop
(d’argent, de pouvoir, de bonheur, de robes) et nous pas assez.
D’ailleurs, c’est souvent vrai. Reste qu’entendre répéter chaque jour
qu’on n’a pas le moral, ça finit par casser le moral. À force
d’apprendre par voie de sondages que les Français sont pessimistes, on
le devient presque par solidarité. De temps à autre, au lieu de flatter
ces penchants victimaires, les princes qui nous gouvernent pourraient
tenter de stimuler les affects héroïques ou ce qu’il en reste chez des
Occidentaux désenchantés.
Alors, à tout prendre, le messianisme kitsch inscrit dans les
appellations ministérielles de l’ère nouvelle est plus attirant que la
communion dans la lamentation de ces derniers mois : ministère du «
Redressement productif » ou de la « Réussite scolaire », cela évoque des
joyeuses cohortes de prolétaires marchant vers l’usine où ils gagnent
dignement leur pain, ou encore des théories de collégiens impatients de
contribuer à l’édification d’un monde plus juste – et tout ça sans le
moindre goulag en vue. Fernand Léger sans Staline.
J’en vois qui bondissent de colère. Et les huit millions de pauvres,
et les jeunes condamnés à des stages à répétition, et les cités ravagées
par le chômage, et les banlieusards dont le train est en rade pour la
vingtième fois de l’année, et les agriculteurs qui se suicident, et les
SDF qui meurent – tout ça pendant que quelques-uns se goinfrent de
profits mal acquis ? Et les Grecs écrasés par le « fascisme » des
marchés (ça s’est entendu), et les Palestiniens humiliés par la férule
israélienne, et les Syriens massacrés – avez-vous remarqué que, depuis
quelques années, on invoque beaucoup moins les petits Indiens et Chinois
?
Tout cela est vrai. Mais la terre ne se résume pas à ses damnés, et
l’existence de la majorité des gens ne se réduit pas à leurs difficultés
– en France en tout cas. Ou alors, vous ne regarderiez pas les images
du Festival de Cannes à la télévision. Même les plus pauvres ont une vie
en dehors de la pauvreté. D’accord, nous souffrons. Mais nous ne
faisons pas que ça. C’est pourtant la seule chose qui fasse consensus,
le seul constat partagé de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce qui
change, d’un locuteur à l’autre, c’est le « nous » – donc le « eux »,
c’est-à-dire les coupables.
La rhétorique de l’indignation, déclinée en disqualification morale de
l’adversaire, sert précisément à faire le partage entre les uns et les
autres. Dans ce domaine, on pensait avoir tout entendu ces cinq
dernières années, inutile d’y revenir. L’entre-deux-tours a été un feu
d’artifice, le même message ayant été martelé sur tous les tons : « Nous
sommes les bons, ils sont les salauds ». En fin de campagne, c’est
devenu plus lapidaire : « Ils puent. » Cette gauche-là (que j’ai appelée
« gauche olfactive ») a les narines délicates et elle trouve souvent
que ceux qui ne pensent pas comme elles sentent mauvais. Qui aurait pu
hésiter un instant entre un sortant cupide, raciste, sans foi ni loi,
bref une sorte de Néron, et un type qui dit bonjour à sa boulangère et
respecte les feux rouges – 48,3 % des électeurs, pardi !
Enfin, ça, c’est fait. Nous avons voté pour la lumière contre
l’ombre. Le premier discours du « président rassembleur » était
vaguement inquiétant. Après avoir insulté son prédécesseur, il a
inauguré devant un parterre presque exclusivement socialiste l’ére de la
Justice et de la Dignité. On aurait dit qu’il venait de prendre
possession d’un couvent que les précédents occupants avaient transformé
en lupanar. Mieux vaut s’amuser de cette rhétorique comme de la
désopilante propagande sur la moralisation/normalisation du pouvoir. Le
Président a été formel : finis les frasques, les impairs, les
manquements aux bonnes manières, les coups de gueule. Qu’on se le dise :
sous le nouveau régime – car c’est bien ainsi que se pensent les
dirigeants du pays –, l’Élysée sera la maison des bisounours. Seulement,
on risque de découvrir très vite que la normalitude, en plus d’être
forcément mensonger, c’est très ennuyeux. Le Président déjeunant d’un
steak dans un restaurant de quartier, le Président respectant les feux
rouges, le Président qui aime les gens et pas l’argent, on ne va pas
tenir cinq ans. Si les Français attendaient de leurs gouvernants qu’ils
aient les mains blanches, ils ne supporteraient pas une seconde les
niaiseries sentimentales débitées au sujet de François Mitterrand et de
Jacques Chirac. Et s’ils voulaient qu’ils n’aient pas de mains, ils
adoreraient Lionel Jospin.
Nicolas Sarkozy a quitté – définitivement ou pas, je l’ignore – la
scène politique, mais l’anti-sarkozysme semble avoir un bel avenir. Il
était devenu si habituel de l’injurier et de lui imputer les pires
turpitudes que beaucoup semblent déjà orphelins. La politique et le
comportement de l’ex-Président ont été souvent critiquables, parfois
condamnables. Ce que les Français lui reprochaient n’était pas d’être
monstrueux, comme on se le racontait à gauche, mais d’être comme eux.
Narcissique, superficiel, présentiste, toujours prêt à reprocher aux
autres ses propres insuffisances, épaté par le fric plus que par le
savoir, instinctivement sensible aux hiérarchies médiatico-sociales :
Sarko, c’était moi. Et même vous et moi. Notre face cachée. Notre part
non pas maudite mais honteuse. Gil Mihaely explicite les ressorts de ce
sacrilège dans un texte pénétrant.
Il faudra s’y faire : Sarkozy, c’est fini ! Nous savons qui gouvernera
la France dans les cinq années qui viennent. Ce que nous ne savons pas
vraiment, c’est ce qu’est la France. Ou plutôt, chacun a sa petite idée
sur la question et chacun est convaincu que la sienne est la bonne.
Assurément, on a agité des drapeaux tricolores à foison et chanté La
Marseillaise à tue-tête, mais à l’évidence les trois couleurs et le
chant de guerre des révolutionnaires n’ont pas le même sens pour tous.
Il faut dire que l’Histoire a l’humour vache. Pendant tout le
quinquennat, la gauche brailleuse s’est déchaînée contre la discussion
sur l’identité nationale. Un débat nauséabond, grognait-elle. La
question elle-même était indigne, disait-elle. Or, cette question
indigne d’être posée a surgi métaphoriquement le soir même de l’élection
de François Hollande avec la polémique sur les drapeaux de la Bastille.
Ce que personne n’a vu, dans l’euphorie (ou dans la tristesse) du
moment, c’est que cette affaire d’identité était déjà l’enjeu d’une
bataille idéologique interne à la gauche : elle n’oppose pas d’aimables
partisans de l’ouverture à de sinistres défenseurs de la fermeture, mais
ceux qui croient qu’une nation doit avoir des frontières à ceux qui n’y
croient pas. Les électeurs, eux, ont compris qu’il n’y avait pas une
mondialisation heureuse qui serait celle de la circulation des hommes et
une mondialisation affreuse qui ferait migrer les usines et les
emplois, mais un phénomène à deux dimensions, économique et culturelle.
Ce clivage s’est en quelque sorte incarné au soir du 6 mai : au
moment où, place de la Bastille, les uns brandissaient des drapeaux
occitans ou tunisiens, communistes ou homosexuels (ce qui est étrange
quand on y pense), rue de Solferino, une marée tricolore saluait la
victoire. Le symbole vaut ce qu’il vaut. Mais il montre que, même à
gauche, il y a au moins deux façons (en fait beaucoup plus) de se sentir
français, donc de concilier l’universel et le particulier – problème
particulièrement compliqué pour la France et plus encore pour la gauche
qui doit tenir ensemble l’amour de l’égalité et le respect de la
différence, deux préoccupations hautement légitimes. Deux façons, cela
ne signifie pas une bonne et une mauvaise, une vraie et une fausse – et
pas non plus une de droite et une de gauche, cher Laurent Bouvet. Il
devrait cependant être permis de se demander pourquoi un gamin né en
France et instruit en France, célèbre l’élection du Président de la
République française en agitant le drapeau d’un pays où, au mieux, il se
rend une fois par an. (Je me poserais la même question à propos de
juifs arborant le drapeau israélien). Tous ont chanté La Marseillaise et
tous se sont proclamés, au moins pour un soir, fiers d’être français.
Mais ils ne disaient pas tous la même chose. Pour les uns la définition
de la France est d’être accueillante à toutes les identités, pour les
autres l’appartenance nationale doit primer sur les appartenances
particulières. Chacun a sa préférence. Mais personne ne devrait se
boucher le nez devant les idées des autres.
En réalité, tout est affaire de dosage entre l’Histoire et le code,
le sang et la loi. Le véritable enjeu de cette bataille, c’est
l’héritage, ou plus précisément sa place dans ce qui fait de nous un «
nous ». Dans un appel publié la veille de l’élection sur le site du
Monde, des « Français d’origine étrangère » proclamaient: « Nous sommes
des immigrés, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, et nous
n’avons ni l’intention de nous “intégrer” ni celle de nous “assimiler” à
un pays qui est déjà le nôtre. » Pour eux, le passé n’existe pas :
notre seul code, c’est l’égalité devant la loi – que bien sûr nul ne
conteste. À l’autre extrémité, on pense que la France est contenue tout
entière dans ses racines – chrétiennes – et qu’être français, c’est
adopter intégralement le passé commun en laissant le sien à la porte.
Pour les uns, il n’y a pas d’héritage, pour les autres il n’y a que de
l’héritage. Ce n’est pas seulement parce qu’elle s’apprête avec
gourmandise à faire feu sur le quartier général de la Droite que nous
avons interrogé Marine Le Pen, mais pour en savoir un plus sur sa France
et sur ce qui nous sépare d’elle. Nous n’avons pas besoin de lancer des
anathèmes pour marquer une différence qui, dans le fond, tient dans le
slogan « On est chez nous ! », scandé par ses partisans. Toute la
question, encore une fois c’est de savoir qui est ce « nous ». On lui
rendra cette justice qu’en théorie, elle accorde à tout individu la
possibilité d’intégrer pleinement la communauté nationale. Mais les
exigences qu’elle pose à cette intégration, qu’elle compare à une
adoption, sont telles qu’il est presque impossible d’y satisfaire, sauf à
changer radicalement ce qu’on est. Cette conception radicale de
l’assimilation n’est pas raciste, elle est irréaliste.
Entre les Indigènes de la République et le Front national, il y a
tous ceux – notamment à Causeur – qui croient que le monde commun ne
peut résulter que d’une négociation, d’un compromis, entre ce qui
demeure et ce qui change, entre la « vieille France » et le sang neuf,
et qu’il s’agit de décider où on place le curseur.
Depuis cinq ans, nous avons été condamnés à un dialogue de sourds. La
bonne nouvelle, donc, est que le débat traverse désormais la gauche. Le
nouveau Président devra arbitrer entre deux pôles : d’un côté, la «
gauche Terra Nova » – le think tank qui expliquait il y a un an que la
gauche devait définitivement renoncer aux catégories populaires,
franchouillardes et lepénisées, au profit d’une coalition arc-en-ciel
des femmes, des jeunes et des minorités ethniques ou sexuelles ; de
l’autre, la « gauche populaire », nom d’un groupe d’intellectuels et de
militants proches d’Arnaud Montebourg, ou point trop éloignés de lui,
qui plaident à la fois pour que la gauche renoue avec les prolos et pour
qu’elle en finisse avec le mythe d’une Europe fédérale permettant de
dépasser les nations.
François Hollande le sait : s’il a gagné, ce n’est pas parce que la
France est devenue socialiste, mais parce qu’une proportion inattendue
des électeurs de Marine Le Pen ont fait les pieds au mur. C’est bien à
ceux-là qu’il pensait, à Tulle, en évoquant « les banlieues et les zones
rurales » – ce qui signifie peu ou prou les « issus de » et les « de
souche ». La question du droit de vote des étrangers – dont lui-même ne
semble pas être un partisan acharné – sera un test de sa volonté de «
rassembler » : s’il veut parler à tous, il doit comprendre que tenir
cette promesse serait une erreur plus grave que de l’avoir faite.
Car on vient de découvrir avec effroi que les Grecs retirent 800 millions d’euros par jour de leur compte en banque, après avoir calculé qu’une sortie de la zone euro coûterait 55 milliards d’euros à la France. La Grèce retourne aux urnes au mois de juin dans l’espoir de dégager une majorité pour diriger le pays. Cette incertitude politique accentue l’incertitude économique. Face au risque de quitter la zone euro, les Grecs adaptent leur comportement et retirent l’argent des banques.
La vraie crainte des Grecs est plutôt liée à une sortie de la zone euro et un retour à une monnaie nationale. En effet, l’expérience argentine de 2001 offre un bon exemple de ce qui peut se passer quand un État décide de modifier sa politique monétaire (en Argentine le Peso était arrimé au dollar américain). Une sortie de la Grèce signifierait que l’Euro deviendrait une monnaie étrangère pour les Grecs. Dès lors, les avoirs en euros dans les banques grecs seraient convertis en monnaie locale à un taux de conversion déterminé par le gouvernement. Et là, en général, l’État choisit un taux de conversion qui l’arrange et qui lui permet de récupérer des euros à pas cher.
Car dans ce type de situation on assiste à une augmentation de l’inflation liée à la dévaluation de la monnaie, faisant que même si le pays fait de la croissance dans dix ans, au niveau individuel vous avez perdu vos économies et vous ne les reverrez jamais à cause du taux de conversion désavantageux et de l’inflation. Un second risque pour l’épargnant est ce que les économistes nomment « la répression financière », c'est-à-dire que l’État décide que vous ne pouvez plus disposer comme vous l’entendez de votre argent en devise (ce qui serait sans doute le cas si la Grèce sortait de l’euro et même peut-être si elle y restait, les ménages et les entreprises ne pourraient plus utiliser leurs euros comme ils l’entendent).
Ainsi, l’État peut utiliser ces réserves de devise à sa guise en les transformant en monnaie locale à un taux de change qui lui convient. Tous ces phénomènes mènent à la réduction du pouvoir d’achat des habitants et des entreprises. Face à ce risque que peuvent faire les administrés ? Et bien pas grand-chose… Une fois la machine lancée pas moyen de l’arrêter. Alors, les gens anticipent et préfèrent retirer leur argent des banques pour éviter cette capture. Ce comportement rationnel à l’échelle individuelle s’avère entrainer des effets négatifs d’un point de vue collectif. Cette situation déstabilise encore plus le système économique et financier du pays en provoquant ainsi un comportement de défiance vis-à-vis des banques au niveau national, mais aussi au niveau international à travers le risque de contrepartie (les banques grecques perdraient la confiance de leurs partenaires (autres banques et entreprises).