Le journaliste-écrivain publie un portrait fouillé d'Ernest Hemingway. Une biographie tellement "à l'américaine" qu'une centaine de pages sont directement inspirées d'un ouvrage paru en 1985 aux Etats-Unis. Révélations.
Il est plutôt rare, en matière de biographie, que le nom de l'auteur figure en caractères plus visibles que celui du "portraituré". C'est pourtant l'honneur fait à Patrick Poivre d'Arvor pour la volumineuse biographie (414 pages) de Hemingway, qu'il publie, le 19 janvier, à l'occasion du cinquantenaire de la mort de l'écrivain américain, disparu en 1961. Après tout, justifie le communiqué envoyé à la presse par l'éditeur, Arthaud, "Patrick Poivre d'Arvor livre ici une vision très personnelle" de l'auteur du
Vieil Homme et la mer. En fait de "vision très personnelle", L'Express peut révéler que l'ancien présentateur du 20 Heures a plagié une biographie signée Peter Griffin, parue aux Etats-Unis, en 1985, aux éditions Oxford University Press. Traduite en France, chez Gallimard, en 1989, elle est aujourd'hui quasiment introuvable en librairie. PPDA, lui, en a déniché un exemplaire. PPDA, comme Patrick Plagiat d'Arvor.
Les "emprunts" opérés par le journaliste-écrivain sont manifestes, massifs, et comme portés par un étonnant sentiment d'impunité. Selon notre enquête, ce sont près de 100 pages de son
Hemingway, la vie jusqu'à l'excès qui sont directement inspirées de l'ouvrage de Griffin, sans qu'aucuns guillemets le signalent. Des dizaines et des dizaines de paragraphes s'apparentent à des "copier-coller", souvent grossièrement maquillés par des inversions de phrases ou l'usage effréné de synonymes (
voir fac-similés). On s'amusera de voir le "lait condensé" de Griffin devenir du "lait concentré" sous la plume de PPDA, un "maréchal-ferrant" se transformer en "forgeron" et l'"opulente chevelure auburn ramassée en chignon" de la future épouse de Hemingway se muer en "beaux cheveux auburn ramenés en chignon"... Mais on pourrait citer des centaines d'autres exemples.
Bien sûr, PPDA saute des passages et des scènes secondaires du Griffin ou ne garde parfois qu'une formule saillante dans une longue lettre. Mais, au-delà des emprunts directs, le plus troublant est que la structure même des deux biographies, les enchaînements, les incises sur la grande Histoire (l'évolution du front italien, en 1917, par exemple), les descriptions de paysages (où les différentes essences d'arbres sont citées exactement dans le même ordre) ou encore les extraits de correspondance retenus coïncident parfaitement.
Une bibliographie qui n'est qu'un leurre
Contacté par L'Express, Patrick Poivre d'Arvor assure : "J'ai passé un an et demi à écrire ce livre et trouve très désobligeant ce soupçon de plagiat. Je me suis naturellement documenté auprès des nombreuses biographies existantes, au nombre desquelles celle de Griffin me semble la meilleure sur le jeune Hemingway. Mais je n'allais pas lui réinventer une vie !" Or, justement, il existe autant de manières de raconter la vie de l'écrivain américain que de biographes, comme suffit à le prouver la lecture des deux ouvrages de référence, "le" Carlos Baker (en deux volumes) et "le" Jeffrey Meyers, tous deux très différents du Griffin.
Ces deux dernières bios, comme huit autres, font d'ailleurs partie de la très longue - 63 titres ! - bibliographie publiée par PPDA en annexe de son Hemingway. En revanche, c'est en vain qu'on y chercherait le livre de Peter Griffin... Ce dernier n'est cité que dans les notes, à la fin du volume, à une quinzaine de reprises, noyées au milieu de centaines de références, mais uniquement pour des extraits de lettres que PPDA y aurait glanés...
Un mot, au passage, sur cette bibliographie. Sous ses apparences pseudo-universitaires, cette longue liste n'est qu'un leurre. On y trouve une ribambelle d'ouvrages pointus tels que
The Story of American Red Cross in Italy ou
Philippe Soupault, voyageur magnétique, sans parler de
Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, dont on chercherait en vain comment ils ont nourri l'ouvrage de PPDA. Après tout, l'ex-présentateur du 20 heures aurait pu écrire une vie romancée du géant des lettres américaines, nourrie de ses propres évocations des hauts lieux "hemingwayiens" - le Kenya, Cuba, le Ritz - où sa longue carrière de journaliste l'a mené. Mais il a préféré faire le choix d'une biographie "à l'anglo-saxonne", fourmillant de dates, de noms propres, de citations. Une "bio" à la Peter Griffin...
Mais qui est ce Griffin ? Un défricheur passionné. Après une thèse consacrée à l'auteur de
Paris est une fête, cet Américain avait travaillé des années à son grand oeuvre sur Hemingway. Il avait eu, le premier, accès à la correspondance entre le grand "Ernest" et son épouse, Mary, retrouvé un témoin capital de ses jeunes années, Bill Horne, exhumé des nouvelles inédites, écumé des archives aux quatre coins des Etats-Unis. Le propre fils de Hemingway, Jack, ne cachait pas qu'il voyait là le travail le plus juste jamais réalisé sur son père. En ce sens, PPDA a bien choisi son "modèle". Mais Peter Griffin ne pourra goûter l'"hommage" d'un genre très particulier que lui a rendu l'ancien présentateur d'
Ex Libris : comme nous l'a confirmé son éditeur américain à la fin de décembre, il n'est plus de ce monde.
Archives, entretiens : aucune source directe n'est mentionnée
PPDA, lui, travaille plus vite. Contrairement à l'usage en vigueur chez tout biographe, l'ancienne star de TF 1 ne mentionne aucune source directe : ni archive consultée - un important fonds Hemingway est conservé à la John F. Kennedy Presidential Library, à Boston - ni entretien avec des témoins ou des spécialistes. Seule une discrète mention, étrangement placée sous les "crédits photographiques", en toute fin de sa biographie, intrigue : "Remerciements à Bernard Marck, grand spécialiste du Paris de l'entre-deux-guerres". Etrange mention, en effet, car Bernard Marck, ancien rédacteur en chef d'
Aéroports Magazine, est connu comme un historien de l'aviation, sujet auquel il a consacré de très nombreux ouvrages - il a par exemple publié un
Il était une foi Mermoz (éd. Jean Picollec), en 2002, un an avant que PPDA sorte lui aussi un ouvrage consacré au célèbre aviateur, en collaboration avec son frère, Olivier. En 2006, le présentateur de TF 1 fera même d'un autre livre de Bernard Marck,
Rêve de vol, son "coup de coeur" de l'émission littéraire qu'il présentait alors sur LCI.
Marck n'a en revanche, à notre connaissance, jamais publié le moindre livre sur le "Paris de l'entre-deux-guerres". Alors les "remerciements" de PPDA cacheraient-ils autre chose ? Bernard Marck aurait-il un peu "aidé" l'ex-présentateur du 20 Heures pour ce Hemingway ? Et lui ou un autre "collaborateur" aurait-il pillé le Griffin, sans le signaler à PPDA ? (On se souvient que Thierry Ardisson avait ainsi été "victime" d'un "nègre", qui avait recopié quelques pages d'un roman colonial, pour son
Pondichéry). Ou alors, dernière hypothèse, PPDA se serait-il lui-même livré au plagiat de la biographie de Griffin, "entre minuit et quatre heures du matin", moments où, comme il l'a souvent expliqué, il a coutume d'écrire ?
Il est vrai que ses journées ne lui laissent guère le loisir de travailler à de volumineuses biographies. Ces temps-ci, outre une émission hebdomadaire sur France 5 (
La Traversée du miroir), une chronique quotidienne dans
France-Soir, la direction, avec son frère Olivier, de la collection d'anthologies littéraires Mots pour mots aux éditions du Seuil et la mise en scène, l'été dernier, d'un opéra (
Carmen), PPDA continue à être un écrivain prolifique. Souvent avec succès : il a ainsi obtenu le prix Interallié en 2000, pour
L'Irrésolu, et s'est hissé jusqu'à la première sélection du Goncourt 2006, pour
Disparaître, cosigné avec son frère. Si l'on s'en tient à la seule année 2010, il a publié un roman, cosigné deux essais, réuni huit anthologies et rédigé six préfaces...
Cette biographie de "Big Ernest" était donc programmée pour devenir un best-seller. Les éditions Arthaud, département du groupe Flammarion, en ont d'ailleurs déjà imprimé 20 000 exemplaires, un premier tirage plutôt prometteur. Toutes les librairies de France l'attendent. A moins que l'éditeur ne se ravise au dernier moment. Et que ce plagiat ne sonne le glas d'une belle épopée littéraire.