Une bribe de conversation dans les transports ou la lecture de n’importe quel quotidien montre que l’Europe a un problème, et avant tout un problème avec elle-même. Tous les médias nous rapportent le psychodrame quotidien d’une Europe qui peine à sortir de l’adolescence. Si on la considère dans le temps long, l’Europe politique sort à peine de l’enfance. Soixante ans d’histoire, ce n’est même pas la durée du règne de Louis XIV. Et cette Europe adolescente prend soudainement conscience que son corps a changé depuis la petite Europe des six, il a grandi et fait d’elle une adulte mondiale, avec ses responsabilités. Cette crise d’adolescence est l’une des causes du divorce entre les citoyens et le projet européen.
L’Europe peine à s’aimer dans ses nouvelles dimensions. Elle n’a pas eu vraiment le choix de grandir, elle y a été poussée par l’histoire et par la Chute du Mur. Aujourd’hui, elle se trouve trop grande, trop compliquée. D’un côté, elle a la tentation d’annuler cet élargissement rapide. Certains intellectuels français comme Max Gallo défendent l’idée d’un "putsch franco-allemand" et d’une alliance avec la Russie par-dessus la tête des petits Etats membres. De l’autre, elle se débat dans des querelles interminables pour savoir de combien de fonctionnaires sera composé son nouveau service européen d’action extérieure, au lieu de parler des missions de ce nouveau service. Tout débat sur l’action est rapidement plongé dans les méandres d’un débat sur les moyens. L’Union semble avoir perdu confiance en elle et tout goût de l’avenir comme l’a montré la cacophonie sur l’Europe 2020.
Pourtant l’Europe est bien la seule à se trouver si moche. Partout dans le monde, il y a des intellectuels pour dire leur amour de ce modèle européen et la place que ce continent devrait prendre dans la nouvelle gouvernance mondiale. En Europe même, notre nombrilisme maladif nous prive de toute avancée. Quand la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, le Brésil et l’Afrique ont confiance en leur avenir, l’Europe parait paralysée par la peur. Elle regrette presque l’Europe naine qui vivait à l’abri du Mur, protégée par les Etats-Unis.
La crise a grippé les deux moteurs de la construction européenne : la solidarité et la recherche de l’efficacité. D’une part, les chefs d’Etats se demandent à Bruxelles s’ils doivent aider tel ou tel pays en difficulté. De l’autre, ils n’envisagent de le faire que par des mécanismes compliqués, tentant de préserver l’indépendance de chaque organe. Or, quand un membre est attaqué, c’est tout le corps qui est en danger. Mais la tête (le Conseil européen) se demande si il est sage d’intervenir et le cœur (la Commission) semble avoir cessé de battre et d’envoyer des idées nouvelles, de l’impulsion dans le corps engourdi de l’Europe. Il faudrait cesser de se regarder le nombril et penser de nouveau l’Europe comme un "nous". La crise continentale du "moi" est provoquée par la crise de 27 petits "moi".
Parce que l’Europe entretient un rapport compliqué avec elle-même, elle vit une relation complexée avec les autres. Pourtant, elle n’a aucune raison de s’excuser d’être elle-même. Y compris avec ceux qui toquent à sa porte. Au lieu de répondre par le réflexe de peur – "C’est qui ?" – on voudrait entendre : "Oui, c’est pour quoi ?". En effet, les Européens obsédés par eux-mêmes, leur fonctionnement, leurs problèmes monétaires en oublient que l’on peut très bien construire quelque chose avec quelqu’un qui ne nous ressemble pas tout à fait. Or, on ne demande jamais aux Turcs, aux Serbes, aux Islandais quel est leur rêve d’Europe. Quelles seront leurs priorités une fois dans le club ? Comment imaginent-ils l’Europe dans le monde dans 50 ans ? Rien de tout cela pour l’instant.
Ce qui manque aujourd’hui aux Européens, c’est un grand projet. On pourrait même dire une utopie. Les défis ne manquent pas : pacifier les relations internationales comme on a pacifié les relations européennes, être un acteur majeur du développement durable ou bâtir la grande économie solidaire de la connaissance de demain. Mais pour cela, il faudrait se secouer un peu.