Face à la crise et la révolte de jeunes, il n'y a qu'une solution : plus d'Europe. Une politique qu'Angela Merkel doit avoir le courage d'élever au rang de priorité, aussi importante que l'Ostpolitik des années 1970, estime le sociologue Ulrich Beck.
La politique européenne de l’Allemagne s’apprête à prendre un tournant aussi important que l’Ostpolitik [le réchauffement des relations avec le bloc soviétique] au début des années 1970. Le mot d’ordre était alors "le changement par le rapprochement", il pourrait être aujourd’hui "davantage de justice par davantage d’Europe".
Dans les deux cas, il s’agit de surmonter une division, entre l’Est et l’Ouest autrefois, entre le Nord et le Sud aujourd’hui. La menace existentielle qui pèse sur l’Europe, posée par la crise financière et la crise de l’euro, a fait reprendre conscience aux Européens qu’ils ne vivaient pas en Allemagne, ou en France, mais en Europe. La jeunesse européenne fait pour la première fois l’expérience de sa
"destinée européenne"
: mieux formée que jamais et nourrissant de grandes espérances, elle se trouve confrontée au déclin des marchés résultant de la crise économique et des menaces de faillite pesant sur les Etats. Un jeune Européen de moins de 25 ans sur cinq est sans emploi.
Là où ils ont planté leurs villages de tentes et donné de la voix, ces représentants diplômés du précariat réclament davantage de justice sociale – un appel qui a été pacifique, mais néanmoins ferme, en Espagne, au Portugal, mais aussi en Tunisie, en Egypte et en Israël (contrairement à la Grande-Bretagne). L’Europe et sa jeunesse se retrouvent dans la colère engendrée par une classe politique qui sauve les banques à coups de milliards mais galvaude l’avenir de sa jeunesse. Si la crise de l’euro ruine les espoirs de la jeunesse européenne, quel avenir restera-t-il à une Europe vieillissante ?
Vaincre ensemble ou perdre seul
La crise financière aura réussi au moins une chose : à catapulter tout le monde (experts et politiques compris) dans un univers que personne ne comprend plus. Du côté des réactions politiques, deux scénarios extrêmes entrent en concurrence. Un premier scénario hégélien qui offre une occasion historique à la
"ruse de la raison" au vu des menaces engendrées par le "capitalisme-risque" mondial. C’est l’impératif cosmopolite : coopérer ou sombrer, vaincre ensemble ou perdre seul.
Dans le même temps, notre incapacité à contrôler les risques financiers (et le réchauffement climatique, et les flux migratoires) permet aussi un scénario calqué sur la pensée de Carl Schmitt, un jeu de pouvoir stratégique qui, avec la normalisation de l’état d’urgence partout dans le monde, ouvre la porte aux politiques ethniques et nationalistes.
Paradoxalement, l’Union européenne est victime de son succès. Un grand nombre d’acquis sont devenus tellement naturels pour les Européens qu’ils ne les remarqueraient probablement que le jour de leur disparition. Il suffit d’imaginer un retour des contrôles aux frontières, la disparition d’une législation commune sur les produits alimentaires, la suppression d’une liberté d’opinion et d’expression fondée sur les mêmes critères dans tous les pays membres (que transgresse aujourd’hui la Hongrie, s’exposant ainsi aux remontrances de l’UE) ; ou d’imaginer que l’on soit à nouveau obligé de changer de l’argent et de mémoriser les taux de change quand on part à Budapest, Copenhague ou Prague, mais aussi Paris, Madrid et Rome. L’Europe est devenue comme une seconde peau, et c’est peut-être pour cela que nous sommes prêts à mettre son existence en jeu sans sourciller.
Il faut que nous regardions la réalité en face et que nous reconnaissions que l’Allemagne partage désormais le destin de l’Europe. Contrairement à la destinée commune imposée à deux rivaux comme les États-Unis et la Chine, le destin commun de l’Europe repose sur un droit commun, une monnaie commune, des frontières communes, mais aussi sur le principe du "plus jamais !" Au lieu de se retourner un passé prestigieux, l’UE veille à ce que le passé ne se répète jamais. Au lieu de se transformer en super-Etat ou en un mécanisme qui, dans le meilleur des cas, représenterait des intérêts nationaux éclairés, l’UE a trouvé une troisième voie. Son rôle premier est celui de chef d’orchestre. Elle facilite les interconnexions entre des engagements et des entités qui incluent des Etats, mais aussi des organisations transnationales et des collectivités municipales et régionales, ainsi que des structures de la société civile.
Angela Merkel et l'euro-nationalisme allemand
Le fonds de sauvetage destiné aux pays du Sud a fait naître une logique de conflit entre les pays prêteurs et les pays emprunteurs. Les pays donateurs sont contraints d’imposer chez eux des programmes d’austérité qui les poussent à exercer des pressions politiques insoutenables sur les pays débiteurs. Résultat, ces derniers ont ainsi l’impression d’être soumis à un diktat de l’UE qui bafoue leur autonomie nationale et leur dignité. Ces deux phénomènes attisent la haine de l’Europe au sein même de l’Europe, car celle-ci apparaît à tous comme un carcan.
Dans cette Europe en crise perpétuelle, le conflit sur les modèles d’avenir pose les questions suivantes : dans quelle mesure le mouvement d’indignation des jeunes dépasse-t-il les frontières nationales et promeut-il la solidarité ? Dans quelle mesure le sentiment d’être laissé-pour-compte conduit-il à une expérience générationnelle et à de nouvelles initiatives politiques ? Quelle attitude les employés, les syndicats, le cœur de la société européenne, adoptent-ils ? Quels grands partis, par exemple en Allemagne, trouveront le courage d’expliquer aux citoyens à quel point l’Europe leur est nécessaire ?
Angela Merkel préfère suivre Hegel et les détours de la raison. Pour prendre la métaphore de la danse, elle fait deux pas en arrière, un pas sur le côté, avant le numéro farcesque de la volte-face éclair, tempéré par un petit pas en avant. Au son d’une musique que ni les Allemands ni les autres Européens ne peuvent ni entendre, ni comprendre. Car là où Helmut Kohl mettait en garde contre une Europe allemande, à laquelle il préférait une Allemagne européenne, Angela Merkel défend un "euro-nationalisme" allemand : l’Europe est censée se relever au contact de la gouvernance à l’allemande et de la politique économique de Berlin.
Repenser l'avenir de l'Europe
Dans un contexte de crise financière, la politique européenne devrait jouer le même rôle que l’Ostpolitik dans l’Allemagne divisée des années 1970 : une politique de rapprochement par-delà les frontières. Pourquoi l’intégration économique des pays débiteurs comme la Grèce et le Portugal fait-elle autant de vagues alors que les milliards injectés dans la réunification sont passés comme une lettre à la poste ? Il ne s’agit pas seulement de payer les pots cassés. Il s’agit de repenser l’avenir de l’Europe et sa place dans le monde.
La création d’euro-obligations ne trahirait pas les intérêts de l’Allemagne. Pourquoi l’Europe ne devrait-elle pas introduire une taxe sur les transactions financières qui ne ferait vraiment de mal à personne, pas même aux banques, mais qui bénéficierait à tous les pays membres en donnant une marge de manœuvre financière à l’Europe sociale et écologique, en garantissant aux travailleurs la sécurité dans toute l’Europe – et répondrait ce faisant aux grandes attentes des jeunes Européens ?
Dans le même temps, le menuet d’Angela Merkel pourrait également créer les conditions d’un futur projet politique associant les sociaux-démocrates et les Verts. Dès que le SPD et les Verts auront fait passer l’idée qu’une Europe sociale ne se résume pas à un esprit mercantile introverti, mais relève plutôt – selon l’argument de Hegel – d’une nécessité historique, le SPD lui-même reprendra du poil de la bête et renouera avec les succès électoraux. A condition cependant qu’il ait le courage de faire de l’Europe sa priorité, comme l’Ostpolitik voilà une bonne quarantaine d’années.