Alors que la sénatrice UMP Chantal Jouanno remettait ce lundi 5 mars un rapport sur l'hypersexualisation des jeunes filles, deux sociologues livrent au Monde.fr leurs analyses sur la question. Richard Poulin revient sur l'influence de la pornographie, la cause du phénomène selon lui. Frédéric Monneyron analyse, lui, les conséquences de l'hypersexualisation dans l'univers de la mode. Ils donnent également leur avis sur les préconisations avancées par le rapport Jouanno : l'adoption d'une charte de l'enfant, l'interdiction de la promotion d'images sexualisées d'enfants et la suppression des concours de mini-miss, noté uniquement sur le physique.
Richard Poulin, professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa, et l'auteur de Sexualisation précoce et pornographie (2009).
L'hypersexualisation, c'est nouveau ou bien cela à toujours existé ?
C'est un phénomène plutôt récent. Alors que dans les années 1970, il soufflait un vent nouveau sur l'égalité sexuelle, avec la montée en puissance des mouvements féministes et le développement de la mode unisexe, nous sommes maintenant en période de régression, puisque la femme et les jeunes filles ressentent l'obligation d'
être sexualisées pour
plaire. Ces nouvelles normes corporelles apparues des années 1990 nous viennent directement de l'industrie pornographique. C'est pourquoi je suis aujourd'hui très inquiet pour la jeune génération, née dans le porno, dont c'est le lieu principal d'éducation sexuelle. Les études au Canada montrent que la consommation de porno commence aujourd'hui dès 13 ans. Les conséquences seront grandes dans les années à
venir.
Pourquoi lier pornographie et hypersexualisation ?
La pornographie, en nous bombardant d'images de jeunes filles hypersexualisées, a affecté la culture en profondeur. Son influence domine les désirs, les fantasmes, mais également les pratiques sexuelles et corporelles. Désormais, on sexualise les jeunes filles en même temps qu'on infantilise les femmes. Dans l'imaginaire collectif, il faut que la femme soit toujours plus jeune pour
être belle. Preuve de l'intériorisation de ces nouveaux codes : l'universalisation de l'épilation totale chez les jeunes femmes. A Ottawa, 87 % des étudiantes en sont adeptes. Mais cela n'est pas phénomène proprement canadien. Je me souviens
avoir été choqué en tombant sur un exemplaire du magazine
20 ans, qui, dès 1994, recommandait l'épilation totale. Plus choquant encore, la recrudescence des opérations de nymphoplastie, opération des lèvres qui visent à "rajeunir" le sexe féminin. Cela représente aujourd'hui près de 10 % des opérations de chirurgie esthétique au Canada.
Que pensez vous des préconisations du rapport Jouanno ?
C'est une bonne chose de
vouloir légiférer, mais les propositions ne traitent que les conséquences de l'hypersexualisation et non la cause. Je suis bien évidemment d'accord avec l'ensemble des mesures proposées, tout comme avec l'idée d'
améliorer l'éducation sexuelle, comme le propose
de nombreux rapports au Canada, mais pour moi, le plus important est de s'
attaquer au porno. Or, on n'y touche jamais. On s'empêche d'y
toucher, car pour beaucoup, le porno est assimilé à la liberté d'expression. Son explosion dans les années 1990 s'est fait en parallèle du triomphe de la valeur néolibérale. Pas question, depuis, de le
réglementer.
Frédéric Monneyron, spécialiste des questions de mode et de sexualité, est professeur de sociologie à l'école Mod'Art International de Paris.
L'hypersexualisation, c'est un phénomène de mode ?
Dans l'univers de la haute couture et de la mode, ce n'est pas vraiment nouveau. Il y a dix ans déjà que les lolitas sont apparues. C'est d'ailleurs assez flagrant quand on regarde l'âge des mannequins. Il y a dix ans, un top model de la génération de
Carla Bruni faisait carrière entre 20 et 30 ans. Aujourd'hui, on voit sur les podiums des filles de 14-15 ans. C'est d'ailleurs assez marrant de
voir qu'il faut
attendre une décennie avant que les politiques se réveillent.
Que pensez-vous des préconisations du rapport Jouanno ?
Je pense que, dans une certaine mesure, l'interdiction de la promotion des images d'enfants sexualisés peut
être efficace. Quand on connaît l'influence des médias et de la publicité sur nos cerveaux, c'est une bonne chose d'
éviter de
relayer des images portant atteinte à la représentation des enfants. Je suis par contre plus sceptique sur l'interdiction des concours de mini-miss. Cela représente très peu d'enfants, c'est de l'ordre de l'anecdotique.
Pensez-vous que cette tendance va se poursuivre ?
Le pli est pris, c'est désormais ancré dans l'univers de la mode. Cependant, le milieu est fait de dérives et de fuites en avant perpétuelles. La mode est toujours à la recherche de nouveaux canons de beauté, parfois loin des standards classiques. Il y a dix ans par exemple, le magazine de mode
The Face, avait fait scandale en faisant
poser des handicapés. Les créateurs aiment
aller toujours plus loin,
provoquer,
choquer, mais ce n'est pas parce que certaines images sont hypersexualisées, que la société l'est tout autant.