L’affaire Renault, qui occupe une place prioritaire dans les journaux et l’information télévisée de ces derniers jours, est particulièrement intéressante.
Elle découvre, dans sa réalité objective, un univers qu’on ne connaissait qu’à travers les films et les romans et qui alimentait le fantasme et l’imaginaire de tout un chacun. En dépit des messages d’alerte, des conférences de sensibilisation, d’autres affaires récentes, la société française s’obstine à pratiquer une sorte d’autisme pour éviter la confrontation avec la dure réalité d’un marché mondial dans lequel de plus en plus d’acteurs pensent que tous les coups sont permis.
Entre les pays émergents et ceux qui contrôlaient jusqu’ici le marché mondial, entre les entreprises en forte croissance à la recherche de développement et les grands groupes multinationaux qui verrouillent les marchés à coup de standards et de brevets, il est temps de comprendre que la concurrence fait rage et qu’elle est en train d’atteindre des sommets inégalés.
Les grandes puissances se révélant incapables de gagner une guerre sur le terrain, la guerre économique prend le relais pour assurer des débouchés extérieurs à la production, avec pour finalité une croissance de l’emploi, un enrichissement des actionnaires et un rééquilibrage positif des échanges.
Dans cette soif de compétitivité aux enjeux parfois planétaires comme dans l’automobile, l’aéronautique ou les produits pharmaceutiques, il ne suffit pas d’avoir d’excellents chercheurs, des industriels de génie ou des commerciaux sachant s’adapter à toutes les cultures.
Il faut avant tout avoir les bonnes informations. Celles qui vont vous permettre de faire la différence, de vous donner une capacité d’anticipation, de vous construire un avantage concurrentiel réel.
Dans un monde où l’information circule de plus en plus vite grâce aux nouvelles technologies, il est facile pour l’expert d’aller chercher et recueillir dans le monde entier les données utiles avant de les analyser et de les exploiter à son profit.
Les seules limites résident dans le respect de la légalité lors de l’acquisition ou de la récupération de l’information et lors de la confrontation avec les barrières de protection mises en place par la cible. Cette recherche et ce traitement structuré de l’information avec en contrepartie l’exigence de protéger la sienne contre les agresseurs de toutes origines forme la base de l’intelligence économique moderne.
Dans un monde idyllique, les accords de l’OMC, la convention OCDE, les actions des ONG moralisatrices, les vertueuses indignations médiatisées des gourous de tous poils devraient permettre que tout cela fonctionne sans heurts ou dérapages. Malheureusement nous en sommes loin.
L’OMC conçue pour assurer la suprématie des occidentaux dans les échanges se heurte à la volonté réformatrice des BRICS. La convention OCDE, signée après dix ans d’efforts par seulement 39 pays, a créé un monde à deux vitesses entre ceux qui peuvent corrompre et ceux qui ne le peuvent ou ne le veulent pas.
Les ONG moralisatrices, comme l’a montré le rapport de la fondation Prométhéus, se révèlent les unes après les autres contrôlées par des groupes de pressions ou des pays aux intérêts très éloignés de l’intérêt général.
Certains, dans une vision manichéenne, cherchent à opposer les gentils industriels des bons pays occidentaux aux méchants venus de par delà les mers ou de pays dont on commence à découvrir la localisation. Il n’en est rien car le problème est général et concerne aussi bien les entreprises françaises entre elles que celles de nos pays alliés et amis.
Cessons d’être naïfs : dans cette lutte pour la compétitivité et la survie économique, il n’y a pas d’amis ; il n’y a que des ennemis car chacun voit midi à sa porte.
En laissant croire dans nos pays que l’argent était le seul critère de reconnaissance, nous avons appris à nos étudiants et à nos cadres qu’il fallait monter très haut et très vite pour gagner beaucoup plus afin d’acquérir le statut social désiré. La fin justifiant les moyens, ceci a débouché sur une diminution généralisée de l’éthique qui avait même disparue des programmes de nos écoles d’ingénieur ou de commerce.
Aujourd’hui, des étudiants trouvent normal de vendre sur internet leurs rapports de stages en entreprise ou de copier ce qu’ils y voient comme la jeune chinoise de Valeo. Des cadres n’hésitent pas, sur la place de Paris, à proposer au plus offrant les budgets, les plans marketing, les lancements de produits de leurs entreprises comme on l’a vu avec l’affaire Michelin.
Focalisés sur leur intérêt personnel, ils ont à peine conscience qu’ils mettent en danger la société qui les accueillent et l’emploi des salariés qui s’y trouvent. Pire encore, quand ils se font prendre, de beaux esprits pétris d’idéologies diverses leurs trouvent des excuses, rejoignant ainsi les collègues des coupables qui ne veulent pas y croire et les défendent sans avoir conscience qu’ils contribuent à scier la branche sur laquelle nous sommes tous assis.
Dans cet environnement, malheureusement planétaire, il n’est pas étonnant que l’espionnage industriel fleurisse au profit de ceux qui ont le moins de scrupules.
Comme le savent tous les bridgeurs et les joueurs de poker, un bon coup d’œil vaut mieux qu’une mauvaise impasse. Plutôt que d’investir dans la recherche il vaut mieux contourner les brevets déposés par d’autres ou aller chercher ceux qu’ils ne publient pas. On gagne du temps, on économise des moyens financiers et on réduit les risques d’erreurs en faisant voler l’ordinateur portable d’un ingénieur ou d’un négociateur contenant des données sensibles, ou en faisant copier un disque dur par la femme de ménage.
Dans l’industrie pharmaceutique où la période préalable à la mise en marché dure souvent dix ans, la connaissance du futur produit du concurrent peut avoir un impact considérable.
Dans l’automobile, quand vous êtes en Chine, sur le premier marché en développement du monde, avec une quantité de concurrents locaux ou étrangers, la moindre information sur ce que ces derniers préparent vaut de l’or.
Dans l’aéronautique, la connaissance des savoir-faire et des techniques d’assemblage des meilleurs fait gagner des années. Il faut admettre qu’aujourd’hui l’espionnage industriel est pratiqué partout avec plus ou moins de succès en fonction de l’état d’esprit et de la sensibilisation du personnel et des mesures de sécurité appliquées dans l’entreprise visée.
Dans l’affaire Renault, certains s’étonnent du niveau des personnes mises en cause mais il faut être conscient que la valeur des informations récupérées est directement fonction de la qualité de celui qui les fournit et renforcée si c’est le fruit d’un travail en réseau.
Dans l’hypothèse où les personnes impliquées seraient reconnues coupables, il va être très intéressant de savoir quelles ont été leur motivation car l’expérience montre que l’homme est fragile et cède généralement face à un ou plusieurs moyens de pression : l’argent, l’idéologie, le sexe ou l’égo.
La trahison, car c’en est une, repose souvent sur des motifs futiles ou dérisoires par rapport à la gravité des conséquences. Il va être également intéressant de voir les montages financiers imaginés pour les paiements s’il y a eu paiement.
Comme il ne s’agira pas d’enveloppes passées de la main à la main dans une rencontre furtive, ceci va mettre en œuvre des sociétés écran, des paradis fiscaux, des comptes plus ou moins anonymes ou démarqués qui seront riches d’enseignements pour les spécialistes sur les techniques utilisées et les délais de mise en œuvre.
Ceci permettra également de remonter sur les intermédiaires et cartographier le réseau car si ce que l’on dit est confirmé les enquêteurs ne se trouveront pas face à un officier traitant ou une petite officine isolée.
Il faut saluer dans cette affaire l’efficacité et le sang froid de la direction sécurité de Renault qui semble avoir eu des doutes assez tôt et a pris le temps, dans un secret absolu, de mener l’enquête en interne.
Ils ont patiemment et méthodiquement accumulé des quantités d’informations que la saisie des ordinateurs des personnes incriminées va permettre de densifier et de compléter.
Il est réconfortant de constater, comme on l’avait déjà vu dans l’affaire Michelin, qu’un certain nombre de groupes français, ayant compris les enjeux et les origines planétaires des menaces, ont mis en place des systèmes de contrôle et de sécurité qui s’avèrent efficaces en dépit d’une législation pas toujours adaptée à ce type de problématique.
Mais leur travail n’est pas fini car il va maintenant falloir porter plainte et que les services de polices puissent agir. Ils vont devoir le faire en l’absence de législation française sur le secret des affaires, qui fait actuellement l’objet d’une proposition de loi du Délégué interministériel à l’IE Olivier Buquen et d’un projet de loi du député Bernard Carayon.
Renault va devoir trouver une solution pour que les pièces concernant la partie secrète cette affaire ne puissent pas être mises entre les mains des avocats des parties adverses au nom du droit de l’instruction sous peine de voir l’échec de cette opération d’espionnage risquer d’être transformée en succès par une autre voie.