Le premier pilier de l’État, c’est la
constitution. Le principal mérite d’une constitution est l’ancienneté,
la patine qui en fait un texte sacré que personne ne doit être tenté de
plier à sa guise. Aucune constitution n’est parfaite mais une constitution ancienne a plus de chances d’être respectée qu’une nouvelle.
Longtemps le vice de la France avait été son instabilité
constitutionnelle : quinze régimes, seize constitutions en un siècle et
demi ! En instaurant la Ve République, le général de Gaulle
pensait mettre fin à cette instabilité. Il y réussit d’autant mieux que
le régime, après avoir franchi le cap de la mort de son fondateur,
réussit le virage du passage à gauche en 1981. Mitterrand qui avait
pourtant dénoncé avec véhémence « Le coup d’État permanent » que
représentaient ces institutions eut la sagesse de ne pas les remettre en
cause.
On peut seulement se demander si,
toutefois, bien que fidèle à la lettre des institutions, la cohabitation
de 1986-1988 ne fut pas une grave entorse à leur esprit. C’est ce que
pensèrent Marie-France Garaud et Raymond Barre. Michel Debré, rédacteur
de la constitution, ne le pensa pas.
La vraie rupture fut l’instauration du quinquennat en 1999, à l’initiative conjointe de Chirac et de Jospin.
Si la gauche n’avait pas été au pouvoir, il n’est pas sûr que le
président de la République aurait trouvé pour ce faire une majorité.
Comme il arrive presque toujours quand l'idéologie s’en mêle, les
effets furent à l’inverse du but recherché. La principale victime de ce
changement fut le Parlement, singulièrement l’Assemblée nationale qui,
désormais élue dans la foulée de la présidentielle, y a perdu ce qu'elle
avait encore d’autonomie. La fonction présidentielle s’est apparemment
renforcée au détriment du premier ministre comme l’a montré l’attelage
Sarkozy-Fillon, mais le président, devenant un peu son propre premier
ministre, a perdu une partie de la hauteur de vue qui devait être la
sienne dans le dessein primitif.
On ne saurait cependant reprocher à la seule
gauche l’altération des institutions, tant il est vrai que l’ampleur de
la réforme Sarkozy du 21 juillet 2008, dont on cherche en vain la
cohérence puisque elle affaiblit le pouvoir du gouvernement, constitue
une quasi-mutation. Il reste que c’est aujourd’hui la gauche, toute à
son irresponsabilité en matière d’institutions qui parle de passer à la
VIe République. Mélenchon et Montebourg l’ont dit très fort
(sans jamais en préciser le contenu) ; les autres socialistes y pensent.
Faire replonger la France dans le cycle d’instabilité d’où elle était
sortie en 1958, sans savoir exactement quelles institutions on veut, ni
en quoi elles résoudraient les problèmes qui se posent aujourd’hui, est
gravement irresponsable.
Si on peut mettre au
crédit de Mitterrand d’avoir ménagé le cadre institutionnel, on ne
saurait en dire autant de Rocard et de ses émules qui sont les
initiateurs de réformes de l’appareil d’État d’autant plus
destructrices que, au-delà l’équilibre des pouvoirs, elles touchent la
machine exécutive dans ses profondeurs.
Quand un
élève de l’ENA sort à l’inspection des finances, on imagine qu’il sera
d’abord attiré par le pouvoir et par l’argent et c’est ce qui arrive
ordinairement. Mais se présenter en même temps comme un homme de gauche
ne nuira nullement à sa carte de visite, au contraire.
En
se ralliant à la gauche, hier au Club Jean Moulin ou au PSU,
aujourd’hui aux « Gracques », les brillants technocrates qui ont cette
chance semblaient y apporter une rigueur gestionnaire qui, à une
certaine époque, lui faisait défaut. Se réclamer de Pierre
Mendès-France, de Michel Rocard ou de Jacques Delors était alors bien
porté.
Pour peu qu’ils conservent un peu de leur
éducation catholique et les voilà promis à une carrière brillante : de
gauche, mais bien-pensants dira la droite, catholiques mais des nôtres,
dira la gauche.
Cette posture fut longtemps, est
même encore, une des plus profitables de la haute fonction publique :
elle ouvre les portes des cabinets ministériels, des directions de
ministère et, aujourd’hui des grandes banques.
Éloignée
de la gauche sociologique, cette deuxième gauche prétendit y apporter
des idées modernes qui, encore imprégnées, au début, d’un parfum social,
se résumèrent bientôt au libéralisme pur et dur.
Ces
milieux furent le principal pivot qui fit passer la gauche du temps
héroïque de la "sociale" à l’ultralibéralisme des années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix.
Beaucoup pensent, notamment à
droite, que cette gauche moderne est en définitive moins dangereuse que
la vielle gauche laïque et étatiste. En recrutant des gens comme Jouyet
ou Hirsch dans son premier gouvernement, Sarkozy montra qu’il partageait
ce préjugé.
Nous pensons qu’elle le fut en
définitive davantage. C’est elle que l’on trouve aux origines de l’euro
et de la politique du franc fort (ces gens-là se piquant de vertu,
voulurent imposer à tout prix la vertu monétaire aux Français), avec les
conséquences que nous avons déjà vues, notamment en termes de chômage.
Cet esprit de corps, sur lequel a longtemps
reposé l’efficacité de l’État français et qui suscitait une émulation
telle que l’ingénieur des ponts voulait construire de beaux ponts, le
gendarme être un bon gendarme, l’instituteur un bon instituteur, se
trouve disqualifié comme un "corporatisme" dépassé, aux yeux de la
droite libérale mais encore plus d’une certaine gauche faisant
profession de modernisme.
Lié à la
dévalorisation de l’esprit de corps, l’attrition de ces corps eux-mêmes
que l’on se propose d’affaiblir ou de fusionner (ponts et chaussées et
génie rural, impôts et trésor, police et gendarmerie) au mépris de
traditions séculaires et sans aucun gain pour l’État, au contraire,
puisqu’il est établi que la notion d’économies d’échelle n’a aucune
pertinence en matière de fonction publique
[1].
La
généralisation de ces méthodes à la fin des années 2000 par une droite
totalement suiviste a entraîné une profonde démoralisation des services
de l’État et de la plupart des établissements publics.
Est-ce
la gauche qui s’est ralliée à la droite ou le contraire ? En tous les
cas, si l’on considère que le libéralisme est une valeur de droite, il
faut bien dire que la gauche n’a pas été la dernière à s’y engager.
Libéralisation rime avec dérégulation, privatisation, ouverture au marché, rentabilité.
La
gauche classique, appuyée sur les puissants syndicats d’EDF, de la
SNCF, des PTT s’était longtemps posée en défenseur du service public.
L’idée d’une remise en cause de cette notion est venue de la gauche prétendue moderne, rocardienne ou pas.
D’abord
parce que le libéralisme devenant à la mode au plan international à
partir de 1985, beaucoup de socialistes qui n’avaient pas d’autres
motifs d’adhérer à la gauche que sa supposée modernité, penchèrent
spontanément de ce côté, laissant aux archéo-gaullistes ou
archéo-communistes le souci de maintenir l’esprit de service public.
La
libéralisation des services publics procédait en même temps de la foi
européenne qui animait le parti socialiste en général (hors les
archéo-chevènementistes !) et la deuxième gauche PSU-rocardienne en
particulier. L’instauration de la concurrence dans les services publics
découlait du marché unique. Que le principal initiateur de ce marché ait
été le socialiste Delors montre l’ambiguïté de cette deuxième gauche –
tout comme la promotion de son meilleur disciple Pascal Lamy à la tête
de l’OMC.
La loi Quilès de 1990, séparant la Poste
de France Télécom, en vue de préparer la privatisation de celle-ci,
opérée par le gouvernement Rocard, s’inscrit dans ce mouvement.
De
pair avec la libéralisation de services publics, va le délaissement par
ces mêmes services du monde rural, récusé pour son supposé pétainisme,
déjà évoqué, et l’abandon de la politique d’aménagement du territoire
que l’on voit aussi apparaître à l’orée des années quatre-vingt-dix. La
réforme de la politique agricole commune, concomitante, a la même
inspiration et les mêmes initiateurs.
Nommé
ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, Charles
Pasqua tenta une réaction de façade contre ces tendances, réaction qui
apparait avec le recul comme un baroud d’honneur. Le moratoire sur le
démantèlement des services en milieu rural qu’il annonça, comme son nom
l’indique, ne devait être qu’une mise en sursis. Il fut oublié après
lui.
Le gouvernement Jospin qui se voulait exemplaire en
matière européenne souscrivit à la directive de 1997 prévoyant la fin du
monopole d’EDF et la libéralisation du marché de l’électricité en
Europe. Une libéralisation qui devait faire baisser les prix : on en
connaît le résultat ! Le même gouvernement devait privatiser davantage
d’entreprises que ne l’avaient fait ensemble Balladur et Juppé. Parmi
ces privatisations à l’accéléré, celle de France-Télécom qui aboutit
très vite à une quasi-faillite.
N’est-il
pas extraordinaire, quand on connaît un tel contexte, de trouver encore
de vieux syndicalistes, d’EDF, de La Poste ou de France-Télécom qui,
par une sorte de réflexe conditionné, votent encore à gauche ?
Parmi
les grands services public, celui de la justice et de la sécurité. Ils
n’ont pas connu de réforme en profondeur qui fasse date, si l’on
considère que l’abrogation de la peine de mort en 1981, d’une haute
portée symbolique, n’eut qu’un impact marginal sur l’institution
judiciaire. La loi Guigou du 15 juin 2000, au motif de protéger la
présomption d’innocence, aura surtout compliqué encore les procédures.
La création d’une cour d’assises d’appel a certes évité certaines
erreurs judicaires, mais un aménagement de la cassation en matière
criminelle aurait sans doute été une solution plus simple.
L’instauration du juge des libertés et de la détention constitue une
sorte de dédoublement du juge d’instruction. Par une singulière ironie
de l’histoire, c’est peu de temps après son instauration que s’est
développée l’affaire d’Outreau, preuve qu’il ne suffit pas de compliquer
les procédures pour protéger les innocents.
Même
si la gauche n’a effectué aucune grande réforme de la police, elle
alimente par son idéologie et ses réseaux un climat de suspicion à son
égard qui ne lui facilite pas le travail. Le développement de
la police de proximité par Lionel Jospin a été un échec : jamais la
délinquance n’a cru autant que sous son gouvernement. Le mépris
persistant du gouvernement de gauche à l’égard des forces de l’ordre
a conduit la gendarmerie à sortir de sa réserve traditionnelle pour
manifester en uniforme sur les Champs Élysées en décembre 2001 : une
première !
Peu crédible sur la sécurité, la gauche
socialiste l’est encore moins sur l’impartialité de l’État. Malgré sa
propension à crier à la captation de l’État dès qu’elle se trouve dans
l’opposition, ceux qui peuvent prétendre aux grands emplois savent bien
que, la gauche socialiste réserve la quasi-totalité des postes à ceux de
son bord, ce que, quoi qu’on dise, la droite ne fait pas. En nommant
plusieurs hommes de gauche à des postes importants – et non des
moindres : le premier président de la Cour des Comptes, le directeur de
France-Inter, le haut-commissaire aux solidarités, au risque de
mécontenter son propre camp, Nicolas Sarkozy s’est inscrit dans une
vieille tradition d’ouverture qui n’a jamais eu son pendant à gauche.
[1]
On peut le démontrer facilement en considérant les expériences du Pôle
emploi, de la fusion Impôts-Trésor, DDA-DDE, du rapprochement
Police-gendarmerie etc. Toutes se traduisent par des coûts
supplémentaires.