jeudi 22 janvier 2015
La violence des mots
Hier, Manuel Valls a sifflé une forme de fin d'angélisme. En nous invitant à ouvrir les yeux. En dénonçant « l'apartheid territorial, social, ethnique » en France le Premier ministre a employé des mots terribles. Des mots d'une rare violence pour ouvrir le chapitre des questions sociales inhérentes à la réalité des quartiers populaires aujourd'hui. En posant une question fondamentale occultée plusieurs jours durant après le 11 janvier : pourquoi les rassemblements n'étaient-ils pas blacks, blancs, beurs ?
La réalité abordée par Manuel Valls est celle de la société française multiculturelle et multiconfessionnelle. Constat : ce n'est pas le crime des terroristes qui renvoie cette réalité des quartiers marqués par de profondes inégalités, c'est le refus d'adhérer au slogan Je suis Charlie et c'est un comportement de séparatisme identitaire avec par exemple le boycott de la minute de silence à l'école. Au-delà d'un refus de participer à ce rassemblement, il y a l'émergence d'un profond ressentiment qui vient de loin, des émeutes de 2005, de l'héritage du mille-feuille des fractures sociales, des impossibles défis des politiques de la ville, de cette citoyenneté manquée.
Insidieusement, progressivement, comme une maladie dans l'ombre, « la relégation périurbaine, les ghettos » se sont installés et imposés. La fracture du chômage de masse, de la misère, de l'illettrisme, de l'acculturation, des économies souterraines, des zones de non droit, a fait le reste.
La fragilité sociale des habitants des quartiers populaires, y compris des nouveaux arrivants, est la réalité de ces territoires de la société française. Alors que faire ? Si la première réponse, immédiate, urgente, massive, est une réponse sécuritaire, il doit y avoir une deuxième réponse à long terme. Elle doit être républicaine. C'est ce que le Premier ministre a nommé hier la refondation « de la citoyenneté ». Cela veut dire notamment repositionner l'école, les médiateurs sociaux, se préserver de la victimisation, redonner de l'espoir. Chantier immense, chantier de reconquête, qui est à lui seul une sorte de nouvelle frontière.
Réarmement
Manuel Valls se savait attendu, hier, à l'occasion de la présentation des mesures « exceptionnelles » de lutte contre le terrorisme. Trop de paroles fortes avaient été prononcées en amont par le Premier ministre pour qu'il ne s'expose pas à un sentiment de frustration. Trop d'attentes immédiates en matière de sécurité avaient été entretenues par des propos martiaux pour ne pas engendrer de l'impatience. Des discours aux actes, il ne pouvait qu'y avoir un déphasage tant le combat contre le terrorisme, au-delà des effets de tribune, va devoir s'inscrire dans le temps long avec des mesures progressivement mises en 'uvre en fonction de l'évolution des moyens.
Car tel est bien le défi majeur auquel la France est confrontée. Faire davantage contre une menace qui reste « très élevée » et cela, dans une situation budgétaire particulièrement contrainte. On ne dira jamais assez quelle a été l'imprévoyance des gouvernements successifs à tailler dans les effectifs et les équipements de l'armée et de la police. Voici l'État condamné à se « réarmer » à travers des recrutements, ou des pauses dans les départs, au financement particulièrement flou.
C'est dans ce contexte que Manuel Valls a présenté une panoplie de mesures qui, toutes, vont dans le bon sens mais ne combleront pas facilement nos retards. Même si elles marquent définitivement une inflexion sécuritaire à laquelle la gauche aura eu bien du mal à se convertir. En tout cas, on reconnaîtra à Manuel Valls la volonté d'avoir déployé son large dispositif sous l'estampille de « l'esprit du 11 janvier ».
Le Premier ministre s'est attaché à « désarmer » les plus virulents de ses adversaires prêts, sous divers prétextes, à faire feu, sur « l'union nationale ». À l'opposition, il a concédé une « réflexion transpartisane » sur la peine d'indignité nationale. Auprès de la gauche hostile à tout projet liberticide, il a pu se prévaloir de la caution remarquée de Christiane Taubira pour qui « toutes les mesures sont prises dans le respect de l'État de droit ». Dans ces conditions, qui se risquerait à critiquer un plan nécessaire, sinon suffisant ?
Liberté d’expression : la contre-attaque des Bisounours
Le 11 janvier dernier, le monde entier, France en tête, communiait dans le recueillement et une ferveur inouïe jusqu’alors pour la liberté d’expression, la liberté de la presse et parce qu’en se rassemblant tous, pacifiquement, pouf, le terrorisme disparaîtra. Dès lors, plus rien ne serait comme avant.
Avant, on tergiversait au sujet des unes de Charlie Hebdo, comme le firent beaucoup trop d’individus tièdes qui s’empressaient de les dénoncer sans comprendre l’importance d’une liberté d’expression pleine et entière. Avant, on découpait cette liberté en petits morceaux faciles à appréhender, faciles à avaler, à mâchouiller et à recracher dans différents contextes. Mais ça, c’était avant.
Après les attentats, les cartes devaient être rebattues, les différences et les clivages oubliés, l’unité devait prendre le pas. Quant à la liberté de la presse et celle, concomitante, d’expression, elle devaient être à nouveau indiscutables. Le monde entier, à nouveau éclairé par le phare bien français de la Liberté, allait voir ce qu’il allait voir, scrogneugneu.
Et en quelques jours, il a vu. Après un véritable feu d’artifice communicationnel axé sur un renouveau de la politique antiterroriste à pas cadencé, quelques mises au point furent rapidement faites, sur le mode « La liberté de la presse ne se négocie pas », suivi d’un « mais » bien gras et appuyé, parce qu’il ne faut pas oublier qu’on est en France, hein, tout de même.
Il faut dire que, l’espace d’une semaine, l’unanimité fut totale. Pendant sept jours, les censeurs ne pouvaient plus rien dire. Pendant cette semaine tragique et exceptionnelle, la liberté de la presse fut rappelée, louangée, défendue corps et âme puis érigée en rempart infranchissable dressé par la démocratie, la République et la civilisation, contre la barbarie, l’obscurantisme et aussi les méchantes idées qui piquent, parce qu’il ne faut pas oublier qu’on est en France, hein, tout de même.
Seulement, une semaine, c’est long quand on est un compulsif du petit cri strident à chaque bobo imprévu. C’est tellement long qu’une fois ce laps de temps écoulé, les bonnes habitudes sont revenues aussi sec, notamment celles qui consistent à bien mesurer les expressions, les opinions et les avis à l’aune du politiquement correct et des lois qu’on aura préalablement fait voter dans un temps où l’outrance était plus simple, parce qu’il ne faut pas oublier qu’on est en France, hein, tout de même.
Bilan des courses : si Charlie Hebdo a bien le droit de montrer un prophète tout nu avec une étoile coincée dans l’anus, le tout, tiré à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, et disponible sur la place publique, il en va tout autrement avec les fresques murales d’une salle de garde, lieu à la fois privé et notoirement connu pour, justement, abriter des grivoiseries au son de chansons paillardes. Dans le cas d’espèce, c’est la salle de garde du CHU de Clermont-Ferrand qui a déclenché une vague de protestations : selon le collectif « Osons le féminisme » dont l’objectivité, le calme et la pondération ne sont plus à démontrer, la fresque qu’on y trouve représente Marisol Touraine subissant un viol en groupe. C’est abominable, il faut absolument la faire effacer !
En pratique, la scène salace, peinte là il y a plus d’une dizaine d’années, représente un quintuplet de super-héros (trois hommes et deux femmes) en pleine orgie. Sur celle-ci ont été apposées il y a quelques jours trois bulles dans le style d’une bande-dessinée faisant directement référence à la loi Santé de Marisol Touraine. La ministre n’est pas citée, son nom n’apparaît pas et tout porte à croire que c’est plutôt les internes auxquels la fresque fait référence plutôt qu’à la ministre. L’horreur étant totale et le collectif « Osons Le Féminisme » particulièrement bien introduit auprès des médias, la presse s’est emparée de l’affaire pour la faire mousser. Libération, oubliant un de leurs précédents articles sur les salles de garde documentant clairement la paillardise des lieux, reporte l’affreuse affaire sans distance ni analyse. C’est sûr, c’est un viol collectif (obligé !) …
Vite, il faut censurer et châtier les auteurs, parce qu’en France, on a le droit d’insulter publiquement la foi de millions de personnes et ce, de façon aussi graveleuse que possible, mais il est tout de suite plus délicat d’exprimer son mépris pour une loi depuis un lieu privé.
Dans le même temps et avec une synchronicité qui montre une délectation assez géniale pour la polémique facile, c’est la Une deFluide Glacial qui occupe à son tour les petits censeurs à la gueule de bois d’une semaine passée sans pouvoir l’ouvrir. Et cette fois-ci, les irritations bruyantes et médiatisée proviennent de Chine, où l’on goûte peu que ce mensuel sur la bande-dessinée se laisse aller à des titrailles racoleuses sur « le Péril Jaune ». Au passage, on pouffera en constatant le rapprochement du comportement en République française de celui en Démocratie populaire chinoise (ami lecteur, tente de repérer la dictature). On attend avec impatience les déclarations gênées de nos diplomates qui devront faire comprendre que si l’on peut se foutre grassement de la bobine d’un prophète, il va falloir procéder avec plus de tact et de doigté avec nos amis Chinois qui, au passage, ont la bombe atomique et un fichu pouvoir d’achat.
Et pour parfaire une situation devenue bien glauque en la poussant carrément dans l’ornière du grotesque le plus abouti, on apprend, même plus consterné tant tout ceci semble maintenant aussi normal qu’un Président, qu’un juge d’instruction a décidé de poursuivre Arno Klarsfeld pour avoir osé affirmer qu’avec l’extrême-droite, une partie de l’ultra-gauche mais surtout une partie des jeunes de banlieues pourraient être carrément antisémites, ce qui porterait un grave préjudice à ces derniers (aux jeunes de banlieue, hein, pas aux antisémites, ni, bien sûr, à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche – suivez, quoi).
…
Décidément, la France « après Charlie » est particulièrement cocasse. Magma gluant d’émotions à fleur de peau, elle prétend n’avoir pas du tout eu peur des méchants terroristes mais regroupe ses membres transis d’effroi dans de grandes processions collectives médiatisées. Elle ne cédera rien à la liberté d’expression mais, une fois la stupeur retombée, laisse s’exprimer tous les groupuscules en mal d’exposition médiatique qui demanderont que cette liberté soit sérieusement encadrée, avec barreaux, pain sec et eau croupie. Cette France de l’après-Charlie se découvre remplie de petits êtres faibles et chétifs, choqués à la moindre atteinte au politiquement correct, à leur définition du bon goût, du bon humour ou de la bonne opinion. Le 11 janvier, tout le monde était transi d’amour pour cette liberté de pensée et d’expression. Et alors que tous les censeurs auraient dû disparaître, le 12 a accouché, discrètement, de la plus puissante armée de Bisounours choqués qu’aucun Cerfa ne pourra jamais consoler.
À défaut d’avoir été tirée, la chasse est donc ouverte : le Bisounours Censeur s’en donne maintenant à cœur joie. C’est, bien évidemment, parfaitement contradictoire avec la liberté d’expression, mais à présent, tout le monde s’en fiche. C’est, aussi évidemment, parfaitement contre-productif : par Effet Streisand, cela amplifie l’audience et la visibilité de ce qui peut choquer nos moelleux dictateurs. C’est enfin parfaitement con et d’autant plus contre-productif que ça clive les gens entre ceux qui aiment la provocation, ceux qui aiment la liberté d’expression, et les quelques-uns qui sont directement choqués. Pire, cela renforce par opposition frontale et grossière les convictions des uns à provoquer, des autres à défendre la liberté d’expression tant elle est attaquée, et excite les derniers à vouloir fermer le caquet de tous les déviants, par la force s’il le faut (et bien sûr, il le faut !). Le problème, c’est qu’être choqué est facile. Il suffit de vivre. Il y aura donc toujours plus de raisons de museler celui qui choque que de raison de le laisser parler.
En tout cas, l’attaque de Charlie aura été un magnifique révélateur d’imbéciles.
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