L’Union européenne est confrontée à une multitude de problèmes. Mais ce n'est pas dans un partage des responsabilités qu'elle trouvera son salut. Les élites doivent au contraire étendre leur pouvoir, écrit le politologue Herfried Münkler. Extraits.
Entre leurs réactions contradictoires face aux révoltes du monde arabe et leurs hésitations devant la crise de l’euro, les élites politiques européennes offrent en ce moment un bien triste spectacle. Cédant tour à tour à l’indécision, à la paralysie et à la fuite en avant, les responsables européens accumulent erreur sur erreur dans l’espoir de reprendre le contrôle des marchés.
Depuis qu’elles doivent apporter la preuve de ce qu’elles avancent depuis si longtemps – à savoir que l’Europe est une grande puissance mondiale aux plans politique et économique -, les élites européennes ne cessent de trébucher. Toutefois incapables de reconnaître leurs erreurs, elles célèbrent en chacun de ces faux pas le salut de l’Europe et de la monnaie unique. La déplorable image de l’Europe aujourd’hui est en bonne partie due à l’impuissance de ses élites.
Améliorons les compétences légales des élites
Devant une telle faillite des élites, il n’est guère surprenant d’entendre des appels renouvelés à une démocratisation de l’Europe. Comme si le peuple devait réussir là où les élites ont échoué. Puisqu’il doit de toutes façons payer pour les erreurs de ces dernières, pourquoi ne pas réclamer un pouvoir accru sur le gouvernement de l’Europe ?
Si à première vue ce raisonnement paraît logique, il est pourtant loin d’être avisé. Les élites de Bruxelles et de Strasbourg garderont en effet toujours la haute main sur l’Europe, même après sa démocratisation. Le seul pouvoir du peuple européen – si tant est que celui-ci existe – consisterait à réagir devant les échecs manifestes des responsables et à les remplacer par des élites de l’opposition. Il n’est pas certain que cela change fondamentalement quelque chose.
L’Europe était à l’origine un projet porté par les élites et dont il était prévu que la démocratisation serait réalisée lorsque l’occasion se présenterait. Les rares tentatives de démocratisation de l’Europe ont donc été menées sans grande conviction.
A cela s’ajoutait une certaine méfiance vis-à-vis des électeurs ; un sentiment que les élections des députés européens – élus au suffrage direct depuis la fin des années 70 – n’ont guère contribué à faire évoluer : aucun suffrage n’enregistre de taux de participation plus bas que ces élections qui offrent aussi souvent leurs meilleures chances aux partis populistes. Les populations européennes n’ont jamais formé un peuple européen. Seule la démocratisation pourra les aider à le devenir, répliquent aujourd’hui les démocrates.
Si cela n’est pas faux sur le principe, il faudrait toutefois que l’Europe réunisse des caractéristiques sociaux-économiques et politico-culturelles dont elle est encore très loin. En témoigne le sentiment croissant de méfiance alimenté en Europe par la crise de l’euro. Actuellement, les partisans de la démocratisation confortent les forces centrifuges sur le continent. En dépit de toutes leurs erreurs et maladresses, ce sont pourtant les élites qui maintiennent l’Europe unie. Dès lors, au lieu de démocratisation, ne devrait-on pas plutôt réfléchir aux moyens d’améliorer les compétences légales des élites ?
Le fait qu’un pays comme la Grèce, dont l’économie représente entre 2 % et 2,5 % de la zone euro, puisse mettre l’existence de la monnaie unique en péril, nous montre clairement que cette construction politique souffre de sérieux défauts de conception. Toutes les récriminations possibles à propos des fraudes perpétrées par la Grèce lors de sa demande d’adhésion à l’euro, sur les manquements administratifs du gouvernement (qui ne possède même pas de registre national du cadastre) ou sur le manque de volonté et de discipline de certaines catégories de la population, ne sont qu’accessoires. Le véritable problème est que tous ces errements étaient connus depuis dix ans et que personne n’en a tiré aucune conséquence.
On croyait le projet européen capable de voler de ses propres ailes, et de soutenir la Grèce. Négligeant les facteurs vraiment importants, l’Europe s’est lancée dans un débat identitaire, culturo-religieux lui permettant d’accueillir la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie tout en fermant la porte à la Turquie. Les élites se caractérisent par leur capacité à poser les bonnes questions. En l’occurrence, les élites européennes n’ont pas su se montrer à la hauteur.
Autre exemple de la faillite des élites européennes, il avait été proclamé qu’avec l’introduction de l’euro sur le vieux continent, non seulement on assisterait à l’avènement d’un marché qui serait plus grand que son équivalent américain, mais qu’en outre, l’euro aurait ce qu’il faudrait pour devenir, aux côtés du dollar, la deuxième devise de référence de l’économie mondiale.
A l’époque, on avait fait fi de l’idée que pour garantir la consolidation stratégique d’un tel projet, il faudrait au moins se doter d’une agence de notation européenne capable de damer le pion à ses homologues new-yorkais. Espérant remettre en cause la domination du dollar et du même coup tous les avantages dont bénéficiaient les Etats-Unis, on a positionné la monnaie unique dans un environnement sans protection : elle était susceptible d’être attaquée à tout moment, car les agences de notation américaines pouvaient s’en prendre à ses membres les plus faibles et faire pression sur eux.
C’est seulement maintenant que l’on commence sérieusement à réfléchir à une agence de notation de ce type, dont le but et la fonction sont transparents. Cette erreur ne s’explique peut-être que par la fixation des élites sur la prospérité, plutôt que de penser à la lutte stratégique pour la puissance et l’influence. On peut même dire que les élites européennes ont été victimes des explications qu’elles ont fournies pour légitimer le projet aux yeux de leur propre population. Elles se considéraient elles-mêmes comme des bons géants plutôt que comme un acteur de la politique du pouvoir qui, à l’extérieur, se bat pour ses intérêts, et s’impose à l’intérieur. Confondre légitimation et stratégie : en politique, c’est un pêché impardonnable.
Le besoin d'une nouvelle constitution politique
Les exemples de cette grave faillite des élites au niveau européen ne manquent sans doute pas. Mais ce qui importe, c’est que cette démission ne peut être rectifiée par les élites elles-mêmes, et que la tentative de contrebalancer ce manquement par une démocratisation forcée ne peut qu’aboutir à une désintégration désordonnée de l’Europe. Dans la situation actuelle, une démocratisation ne ferait qu’accroître la latitude d’action des acteurs antieuropéens tout en augmentant le nombre de ceux qui jouent de leur droit de veto à Bruxelles.
L’Europe ne verra pas d’élites plus capables arriver au pouvoir, et celles qui s’y trouvent aujourd’hui ne commettront pas moins d’erreurs, elles n’agiront pas avec plus de détermination, elles ne défendront pas avec plus de volonté les intérêts européens, tant que le cadre sanctionnant le comportement desdites élites, à savoir la Constitution européenne, n’aura pas été fondamentalement repensé.
La crise actuelle n’est peut-être pas une condition idéale pour une démocratisation, mais elle offre assurément l’occasion de réviser le traité de Lisbonne. Par le passé, on parlait volontiers de l’axe Paris-Bonn, voire Paris-Berlin, lequel devait rester intact si l’on voulait que l’Europe puisse avancer.
Entre-temps, la charge qui pèse sur cet axe est devenue trop lourde. On attend des Allemands qu’ils prennent davantage la direction des opérations, mais dès qu’ils le font effectivement, ils suscitent la contestation, pour ne pas dire le rejet. En Europe, la périphérie a trop de pouvoir et le centre n’en a pas assez. Tant que cela ne changera pas, l’UE et l’euro ne sortiront pas de la crise. Il est peut-être difficile de procéder à une nouvelle répartition du poids politique en Europe, mais il n’empêche que cela est plus que nécessaire.
Avant un élargissement à l’Est, il faut débattre du futur développement de l’Union. Mais ce débat est masqué par un choix fallacieux entre "intégration et élargissement”. Il aurait fallu se poser la question de savoir à quel point le centre devait être fort afin de pouvoir absorber une plus grande périphérie.
Désormais, c’est la périphérie qui domine le centre, qui lui dicte ses priorités politiques ainsi que le rythme de ses processus de décision. Même si l’on parvient à se sortir de la crise de l’euro et de la banqueroute grecque, le problème subsistera, et c’est pour cela que de telles crises risquent de se reproduire n’importe quand. Une faillite plus ou moins ordonnée de la Grèce ne constituerait qu’un tout petit pas sur la voie du sauvetage de la monnaie unique. Une nouvelle constitution politique de l’Europe, voilà ce qui représenterait une étape décisive — une nouvelle constitution où, d’ailleurs, la démocratisation serait une véritable option, et non un synonyme de déchéance et de désintégration.