Alors qu'un accord sur le budget européen a finalement été trouvé vendredi après de longues séances de négociations, le Parlement a immédiatement répliqué en annonçant qu'il bloquerait le projet présenté.
Un accord sur le budget européen a été trouvé vendredi après de longues séances de négociations infructueuses marquées par les tensions entre les Etats. Mais le Parlement a immédiatement répliqué en annonçant qu'il bloquerait le projet présenté. L'Europe a la réputation de s'être construite à travers les crises. Aujourd'hui, les bouleversements que traverse l'UE constituent-ils une étape obligatoire vers plus d'intégration ou est-ce une épreuve qui remet en cause tout ce qui a été construit jusqu'à présent ?
Sylvie Goulard : Il n'y a jamais de chemin obligé, c'est difficile de prédire l'avenir. Ce qui est certain, c'est qu'au-delà de la crise, cette dernière révèle une évolution du monde, une perte d'influence relative de l'Europe, des bouleversements démographiques (vieillissement des populations..), une perte de compétitivité : c'est tout ce phénomène-là qui à mon avis est la véritable raison pour laquelle les choses vont évoluer.
C'est la crise la plus profonde que l'Europe ait connue depuis la Seconde Guerre Mondiale pour ses aspects financiers et économiques, et encore plus profonde pour ce qui est de la place des Européens dans le monde. C'est une crise grave, mais on ne peut pas prévoir quelles formes elle prendra.
Georges Ugeux : L'Europe, en tant que projet global, n’est pas remise en cause. C’est une crise de croissance comme la plupart des pays qui se sont intégrés en ont connu. Les Etats-Unis se plaignent de ce genre de difficultés, et vivent les problèmes de communication entre les Etats et l’Etat fédéral. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut poser la question de manière précise : qu’est-ce qui est remis en question ?
Je crois que le problème vient de la gouvernance de l’Europe en matière économique et financière. Ce qui est attribué à l’Europe en matière de finance et d’économie ne fonctionne pas. On n’a jamais senti qu’il y avait vraiment un accord sur ce qui pouvait être mis en commun en matière de gouvernance dans l’eurozone. On se rend compte que cette dernière a été lancée comme un facteur d’intégration, et elle ne pourra jouer ce rôle que s’il y a une gouvernance européenne. Il faut aller plus loin dans la définition des responsabilités.
Gérard Bossuat : Il n'est pas obligatoire de passer toujours par des épreuves, mais il faut constater que les avancées de la construction européenne se font souvent à la suite d'épreuves. Il faut accepter de penser qu'elle s'est faite par à-coups, et l'on ne sait pas très bien comment elle va se faire, on est dans l'indécision. Même dans un État-nation, on ne sait pas de quoi demain sera fait.
Cette crise est grave, en termes d'intensité ; nous sommes dans une situation où certains membres de l'UE refusent de considérer l'intérêt commun, et pensent à satisfaire leurs propres aspirations.
Quelle part de responsabilité la conjoncture porte-t-elle dans la panne de l'Europe ?
Gérard Bossuat : L'ambiance générale porte les États, les gouvernements, à faire des économies. De ce point de vue-là, on ne voit pas pourquoi l'UE n'en ferait pas elle aussi. Un des aspects important que la France, l'Espagne, l'Italie ou la Grèce voulaient voir afficher ne l'est pas. Il n'y a pas d'offre d'accompagnement d'une relance ou d'une lutte contre le chômage. Il existe un fonds de lutte contre ce dernier, … mais ce n'est rien par rapport à l'ampleur des difficultés. On garde les aides telles que la PAC, bonnes pour les agriculteurs hollandais, espagnols, français, mais il n'y a pas d'ambition dans ce budget, on a l'impression qu'on cherche à conserver quelque chose.
Si nous ne sommes capables de faire avancer l'Europe que lorsque la croissance économique est là, nous ne sommes pas très sérieux. On sait très bien que la croissance ne peut pas être continuelle. Les États n'ont pas pris la mesure du défi auquel nous sommes confrontés.
Georges Ugeux : Il est certain qu’il y a une combinaison de facteurs. Le premier est effectivement la gestion de l’endettement qui est la responsabilité du gouvernement et du secteur bancaire dans une certaine mesure et pour certains pays c’est très clair. Le second est le fait que nous sommes dans une période où la conjoncture économique est faible. Est-ce que l’on peut se permettre de faire l’un sans l’autre ? La question est là finalement. Dans ce débat budgétaire, on voudrait faire accoucher à l’Europe, quelque chose qu'elle ne peut pas faire. Elle ne va pas relancer son économie car elle n’en a ni les moyens, ni les compétences, ni les personnes capables de l’entreprendre puisqu’il n’y a pas de gouvernement économique.
Les budgets du secteur public à l’intérieur de l’Europe sont multiples et en plus ce budget européen utilise un tiers de ses moyens pour 3% de l’économie. Lesdéclarations qui se font à Bruxelles pour le moment n’ont finalement que très peu à voir avec la réalité économique et les dirigeants essaient de nous faire croire, avec du placebo, qu’ils trouveront un remède aux problèmes économiques de l’UE. C’est une facilité notamment de la part de la France de se débarrasser de ses responsabilités au niveau européen.
Sylvie Goulard : Cette crise n'est pas conjoncturelle, mais plutôt structurelle. Elle renvoie à l'organisation de notre mode de travail, au mode de croissance, et pas seulement à celui de l'Europe, mais aussi de l'Occident. Ce n'est pas du tout une question de conjoncture. Et nous ne sommes pas dans un bon cycle, ce qui n'arrange rien. Ce n'est pas de petites mesures de conjoncture de relance qui vont pouvoir nous sortir de cette situation. Avec les nouvelles technologies, la mondialisation, les emplois ne sont pas les mêmes qu'il y a dix ou vingt ans.
Les blocages actuels sont-ils "dépassables" ?
Gérard Bossuat : Tout est dépassable. Mais la question est : "à quelles conditions ?" Le Parlement européen va peut-être voter contre ce budget, les États vont être mis devant leurs responsabilités, il faudra bien qu'ils trouvent une solution. Le problème conjoncturel n'est pas le plus important : le plus important est de constater que l'espoir de l'unité européenne n'est pas suffisamment pris en compte par le budget. Tout budget d'une association, organisation ou institution traduit l'espérance, la stratégie de cette entité.Quelle est la stratégie de l'Europe, que veut-elle faire. Il y a bien le programme "Horizon 2020" qui définit des objectifs qui me rend enthousiaste, mais on attend les financements derrière. Encore une fois, François Hollande a demandé des relances pour lutter contre le chômage, l'innovation…mais en quoi ce budget répond-il à ces attentes ?
Il faudrait que les députés européens soient élus par listes de partis et par pays, cela changerait beaucoup de choses. Ce n'est pas la peine de raconter des histoires en disant il nous faut plus d'abandon de souveraineté. Qui parle d'Europe fédérale comme Monnet et Schuman ? Au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, on osait parler de fédération. Maintenant, la situation s'est dégradée de ce point de vue-là, avec des replis des pays sur eux-mêmes de la part des pays depuis environ 30 ans.
Georges Ugeux : Tant que la France ne sera pas prête à donner l'indication de sa volonté de mettre en place la gouvernance nécessaire au niveau européen, elle tient un double langage. Tous les autres pays sont prêts à se mettre en route, à réfléchir à la question de l’euro zone. La position de l’Angleterre, qui ne fait pas partie de ce groupement, est par définition différente. L’Allemagne veut avancer. Angela Merkel est plus en avance que François Hollande sur le plan institutionnel. Elle accepterait de transférer plus de pouvoirs à la commission qu’à la France.
On ne peut certainement pas rejeter toutes les responsabilités sur notre pays, car il y a beaucoup d’autres domaines dans lesquels les autres États ont des difficultés. Cependant, pour des raisons politiques internes, la France hésite à choisir l’Europe.
Le débat politique avancera lorsque l'on reconnaitra cette hésitation et que l’on essaiera de la gérer. La France est le pays qui a refusé le référendum, le problème du fonctionnement de l’Europe divise la droite dans un domaine et divise la gauche dans un autre. Il n’y a pas aujourd’hui, en dehors des déclarations, un mouvement permettant les abandons de souveraineté qui seront nécessaires dans les prochaines années pour faire avancer l’Europe. La France doit choisir son camp. Occulter le débat, ouvert et adulte, est une erreur.
Sylvie Goulard : Les méthodes de travail autour du budget sont hallucinantes. Nous n'avons pas les bonnes procédures. Les discussions de la nuit dernière tournaient autour de 10 à 20 milliards, pour 27 pays sur 7 ans, ce qui n'est rien, même en période d'austérité. On ne peut pas faire perdre leur temps à des chefs d'Etat et de gouvernement pour arriver à ce type de décisions. Cela tourne au théâtre, et à la dramatisation. Il faut changer les méthodes pour accéder à un jeu démocratique beaucoup plus compréhensible.
On ne pourra pas rester au statu quo. Si ces forces gagnaient, on aurait un recul, une désintégration et une confrontation entre pays européens : ce n'est pas une option.Les Français disent qu'ils sont pour plus d'intégration, mais ils ne sont pas prêts à céder de la souveraineté.
Les Allemands sont prêts à aller vers un schéma fédéral, peut-être parce qu'il leur est familier, mais là ils ont tout fait pour réduire le budget, les Britanniques prétendent qu'ils vont sortir, mais font finalement un chantage pour rester : chacun joue une partition, la sienne, liée à sa tradition, mais c'est un immense jeu de poker menteur, à court terme, puéril.
Pour la première fois, avec le Traité de Lisbonne, le Parlement peut approuver le budget, même s'il ne peut pas rentrer dans la négociation. C'est un enjeu démocratique considérable. Le Parlement veut mettre fin à ces méthodes archaïques, il demande la transparence, notamment sur la différence entre crédits d'engagement et crédits de paiement. De plus, c'est un budget prévu pour 7 ans : même la planification soviétique n'était pas faite pour 7 ans : s'engager pour 7 ans est quelque chose d'inouï. J'espère que le Parlement va bloquer le budget, et qu'on aura des budgets annuels, discutés en public par un Parlement.
Les Etats sont en rivalité les uns avec les autres, mais chacun défend ses intérêts. Les chefs de gouvernement sont responsables devant lzue pays, et non devant l'Europe. Ils ne sont pas élus par les Européens, et il faut satisfaire les attentes des populations locales.
Au final, à quoi pourra ressembler l'Europe demain ?
Georges Ugeux : L’Europe de demain doit permettre une véritable cohérence des Etats membres et sanctionner les tentatives de ne pas respecter les engagements pris. L’eurozone est occupée à créer une union bancaire européenne, le Parlement français discute dans le même temps d’un système de régulation bancaire qui n’est pas totalement en ligne avec ce qui est actuellement discuté au niveau européen. Cela devrait ne plus être possible.
Il y a un déficit d’ouverture de la France au reste du monde dont la première victime est... la France elle-même. Le jour où les Français seront convaincus que ce type de comportement les pénalise, la situation changera. Dans le débat politique aujourd’hui, il existe une sorte de consensus sur le fait que la France est différente et que le reste du monde n’a qu’à s’y adapter.
Sylvie Goulard : En regardant l'avenir, la politique intérieure et les divergences qui existent, on peut craindre une dislocation, un délitement. De Shanghai, Brasilia ou Washington, on voit l'Europe comme un continent vieillissant, qui perd sa place démographique et historique. Nous devons rester positifs : nous avons des moyens, des traditions, des gens bien formés, un marché de 500 millions d'habitants, c'est un choix séculaire.
Gérard Bossuat : Cette question fait rêver, d'une certaine façon. C'est une Europe comme une entité, un espace, qui va compter dans les relations internationales et qui va participer à l'élaboration de la paix. Les exemples de l'intervention au Mali et de la lutte contre le terrorisme sont fondamentaux, mais au final le message n'est toujours pas passé puisque les Français font le sale boulot seuls. L'Europe peut être un espace inventif de nouveaux modes de production, un vecteur de transformation du monde. Les Chinois ne vont pas transformer le monde pour l'instant : ils augmentent la production, et le changent de manière traditionnelle.