Le fait que les personnes censées réformer la fonction publique sont souvent issues de celle-ci ne constitue-t-il pas un frein à toute réforme ? Peut-on parler de conflit d'intérêts ?
Eric Verhaeghe : Ce débat n'est pas nouveau, et vaut inversement si j'ose dire. Quand le gouvernement est fait de fonctionnaires, on le juge incapable de réformer efficacement le secteur privé, et on aime penser que seuls des acteurs du secteur privé sont capables d'agir dans ce domaine. On ne peut véritablement réfléchir autrement pour le secteur public. Il est assez normal que les dossiers soient traités par des gens qui les connaissent. En revanche, on peut regretter que seules ces personnes soient habilitées à le faire. C'est le cas fréquent à l'Education nationale : seuls les enseignants sont jugés dignes de diriger l'éducation, ce qui laisse perplexe quand on voit les résultats concrets. Le mieux est d'assurer une sorte de métissage de la décision publique : que celle-ci soit prise selon un processus qui permet à l'ensemble du peuple souverain de donner son avis.
S'agissant de la fonction publique, il faut quand même dire qu'elle ne souffre pas vraiment d'un manque de réforme. La RGPP (la révision générale des politiques publiques, ndlr) l'a beaucoup ébranlée, avec des résultats contrastés. En revanche, personne ne s'est véritablement attaqué au management lui-même. Or les hauts fonctionnaires français ont trop peu assimilé les principes du New Public Management qui, dans les années 1980, a préconisé le développement d'une culture du service et de la performance dans les services publics. Majoritairement, en France, les décisions sont aujourd'hui prises en préservant les intérêts des administrations centrales et en pénalisant les intérêts des services proches du public. Cette logique très versaillaise, très courtisane, est une source de démotivation, car les fonctionnaires n'ont aucun avantage de carrière à bien faire leur métier et à satisfaire leurs administrés. S'ils veulent progresser dans la hiérarchie, ils ont beaucoup plus intérêt à flagorner, à se syndiquer, à devenir francs-maçons ou à prendre une carte de parti politique. Le blocage des réformes vraiment utiles se situe plutôt là.
François Dupuy : Non, le fait que les personnes censées réformer la fonction publique en soient eux-même issues n'est pas le problème. La différence ne réside pas tant dans le profil des dirigeants mais plutôt dans la pression que le "marché" exerce sur les organisations. Qu'elles soient publiques ou privées, celles-ci ne changent que par la pression.
Lorsque les entreprises privées ne parviennent pas à se réformer malgré la pression du marché, elles disparaissent. Mais ce n'est pas le cas dans le secteur public dont l'existence se poursuit même en cas de manque d'adaptations ou de réformes. Il y a une mortalité des entreprises alors mais pas des organisations publiques. Pour qu'elles changent, il faut que la pression qui s'exerce sur ces dernières atteigne un niveau encore jamais atteint. Peu importe le parcours public ou non public de ses dirigeants.
Est-ce que la réforme pâtit d'un manque de courage politique ?
Eric Verhaeghe : Je ne dirais pas d'un manque de courage, car cela supposerait que les hauts fonctionnaires sachent quoi faire, mais n'osent pas le faire. En fait, le management public ne s'occupe tout simplement pas de motivation des équipes, ni de ressources humaines. Il est préoccupé par l'application des règles et ne cherche nullement à faire émerger la performance. C'est probablement l'un des grands échecs de l'ENA. Celle-ci avait été créée pour enrayer l'endogamie dans les grands corps, pour fabriquer de la diversité dans le recrutement et dans le parcours de carrière, en partant du principe que le profond déclin français des années 1930 était dû à son manque de métissage social. L'objectif était de faire du service public un laboratoire des idées et de l'innovation. Résultat, soixante ans après sa création, l'ENA a profondément échoué. Les grands corps recrutent plus que jamais dans les beaux quartiers et dans les rangs clairsemés de quelques sections de Sciences Po où les esprits sont formatés pour répéter inlassablement la parole officielle. Ils évitent soigneusement de s'entourer de compétences nouvelles ou originales. Comme la noblesse d'Ancien Régime, le respect d'une étiquette et d'une norme sociale tiennent lieu de compétence et de sauf-conduit. Cette réaction nobiliaire que nous vivons procède de la consanguinité familiale qui a provoqué la disparition de toutes les aristocraties à travers les siècles. La forme et l'entre-soi y comptent infiniment plus que le résultat. Il est urgent de refonder une éthique de la décision publique qui casse cette logique d'apartheid social.
Le poids que représente la fonction publique en France lui confère-t-il un pouvoir particulier ?
Eric Verhaeghe : Paradoxalement, je dirais que c'est plutôt l'inverse qui se produit. Plus les fonctionnaires sont nombreux, moins ils forment un corps homogène, et plus il est facile de les diviser. En revanche, le grand nombre de fonctionnaires que compte la France a un effet plus néfaste : il constitue une ponction lourde sur le secteur privé, qui a des répercussions fortes sur les mentalités. Souvenons-nous que chaque année environ 700.000 jeunes sortent du système scolaire. C'est le nombre d'enfants que les Français font bon an mal an. Parmi ces 700.000 jeunes, 100.000 environ atteignent le bac +4 et au-delà. Sur ces 100.000 sorties de diplômés destinés à former l'encadrement supérieur, la fonction publique en absorbe chaque année 50%. Autrement dit, le système scolaire supérieur français est nourri à l'idéal de la fonction publique et de la garantie de l'emploi.
On peut se demander si le moment ne vient pas d'interdire l'accès aux emplois supérieurs de l'Etat aux moins de 30 ans. Il serait bon que tous les diplômés qui forment les couches de décision de la fonction publique connaissent, entre leur sortie de l'école et leur entrée dans la fonction publique, une expérience significative en entreprise. Cela changerait probablement la mentalité et l'esprit dans lequel la haute fonction publique décide.
François Dupuy : La principale caractéristique du secteur public est qu'il n'est pas dans le secteur concurrentiel à quelques exceptions près. D'autres parts, la détention de secteurs clés de l'économie lui confère un pouvoir très important. En 1995 par exemple, la SNCF a fait grève suite aux réformes impulsées par Alain Juppé. Son pouvoir de paralysie de la société est absolument énorme. Le pouvoir de nuisance dans l'Education nationale est lui aussi extrême.
De par le rôle joué par l'administration publique dans la tradition française de centralisation qui consiste à tout remettre à l'Etat, le service public jouit d'un très fort pouvoir. Pour cette raison, l'administration publique fait peur à tous les gouvernants, qu'ils soient de droite ou de gauche.
La fonction publique a-t-elle encore à cœur le service public ou, comme certains l'en accuse, ne défend-elle plus que ses intérêts propres ?
Eric Verhaeghe : Comme partout, la fonction publique est mélangée. Certains, qui sont majoritaires, y croient. D'autres non. De ce point de vue, c'est un leurre d'imaginer que la nature du fonctionnaire n'est pas la même que la nature du salarié dans le privé. Il n'y a qu'une seule nature humaine. En revanche, il est très probable que beaucoup de fonctionnaires soient à la recherche d'un travail qui a un sens, et que cette attente soit insuffisamment satisfaite... Quand vous êtes enseignant et qu'il vous est simplement demandé d'occuper les élèves, comme c'est le cas dans beaucoup d'établissements scolaires, vous pouvez imaginer que cette situation produise des frustrations. J'imagine que les infirmières de la maternité de Port-Royal, confrontées au manque de moyens dont elles font état, doivent subir un véritable stress et ressentir une vraie démotivation, une vraie désillusion vis-à-vis des raisons pour lesquelles elles ont choisi ce métier. De même,beaucoup de policiers doivent être régulièrement désabusés face à leur impuissance lorsqu'ils sont confrontés à une délinquance galopante.
Sur tous ces points, la fonction publique brille dans son absence de gestion des risques sociaux internes. Le service public ne mesure pas le climat social dans ses rangs, ni les risques auxquels son management l'expose. C'est probablement le sujet de demain.
Jusqu'où la société pourra-t-elle l'accepter ? Comment réformer le modèle ?
Eric Verhaeghe : Beaucoup de Français attendent légitimement que la fonction publique démontre sa capacité à dégager des gains de productivité qui permettent d'améliorer la qualité de service en diminuant les moyens. Certains services publics sont au cœur de cette demande : la santé, la police, l'enseignement. Je pense que c'est un crève-cœur pour beaucoup de Français de voir la débauche de moyens consacrés à l'éducation de leurs enfants, avec d'aussi mauvais résultats. Je ne suis pas sûr que ce genre de gaspillage débouche sur une contestation globale. En revanche, je suis assez convaincu que des demandes catégorielles ne tarderont pas à apparaître, surtout avec la montée de la pression fiscale, qui nourrit déjà un important exil, et pas seulement dans les catégories les plus privilégiées. Dans le cas de l'enseignement, il me semble que la revendication d'un chèque scolaire, c'est-à-dire un versement direct aux familles des subventions accordées par élève, ne peut que prospérer. Peu de Français continueront à accepter de payer 7.000 euros par an et par enfant pour une école qui déstructure l'intelligence des enfants et constitue un passif irrécupérable dans l'éducation.
François Dupuy : A une époque, on nous expliquait que si le Super (le carburant) atteignait les 5 francs, ce serait la révolution dans notre pays puisqu'il s'agissait du seuil de supportabilité des Français. Pourtant, aujourd'hui il atteint en euros l'équivalent de 10 francs si ce n'est plus. N'oublions pas que les Français sont généralement favorables aux fonctionnaires auxquels ils ont affaire. Le taux de satisfaction des citoyens vis-à-vis de l'administration est très élevé. Il atteint presque les 80% avec les centres des impôts. Il n'y a pas une seule entreprise privée qui dispose d'un tel taux de satisfaction de ses clients.
Dans le même temps, près de 70% des Français souhaiteraient être fonctionnaire du fait de la sécurité de l'emploi. De même, il n'y a pas une seule famille française qui, de près ou de loin, n'ait pas un membre fonctionnaire. L'opinion qui consiste à s'attaquer à la fonction publique frontalement est par conséquent globalement impopulaire. Les Français sont "drogués" à la fonction publique puisque, dès que cela ne va pas, ils s'en retourne à l'Etat.
Les gouvernements, de droite ou de gauche, s'attaquent à la fonction publique sans avoir de véritables projets. Ils jouent au coup par coup pour retirer tels ou tels avantages, ce qui se termine par une défiance des fonctionnaires. En retour, ils scanderont que la fonction publique est "irréformable". Il faut casser ce cercle vicieux si nous souhaitons réformer réellement la fonction publique par un véritable projet.