La crise économique qui étouffe la croissance européenne a un nom : c’est une crise de la dette souveraine. Afin de stimuler ou relancer l’économie, les États européens ont mis en œuvre les politiques keynésiennes et dépensé de l’argent public pour aider les secteurs économiques en difficulté. N’ayant pas retenu la leçon tirée de la faillite des économies socialistes à l’Est, les États ont oublié que leur rôle n’était pas d’intervenir dans l’économie mais d’assurer le cadre légal et institutionnel pour faciliter les échanges économiques entre les acteurs privés.
Depuis quelque temps, un certain nombre d’ouvrages consacrés à la dette publique a été publié par nos intellectuels et nous avons jugé nécessaire de clarifier certains points pour exposer quelques idées reçues. Prenons l’exemple de l’ouvrage Dette indigne ! de Gérard Filoche et Jean-Jacques Chavigné [], qui propose des solutions fantaisistes pour régler le problème.
Pour commencer, les auteurs estiment que la dette publique est essentiellement le résultat de la spéculation financière. Mais quelle est la définition de la spéculation ? C’est tout simplement la prévision de l’évolution des marchés afin d’effectuer les transactions en fonction de ces prévisions. Elle n’est pas différente des prévisions des actuaires sur la durée de vie moyenne des assurés, ou des prévisions météorologiques pour sécuriser le transport aérien, ou encore des prévisions de croissance utilisées par nos politiques pour justifier les dépenses de notre argent.
Cette « spéculation financière » a des origines très anciennes. Aristote raconte, dans sa Politique I, que le philosophe Thalès de Milet aimait observer les astres et qu’il a pu prévoir les conditions météorologiques favorables à une abondante récolte des olives. Ainsi, il est allé visiter les presseurs d’olives de sa région pour acheter à moindres frais une garantie d’utilisation prioritaire de leurs pressoirs. À l’automne, lorsque la récolte s’est effectivement avérée abondante, il a revendu ses droits d’utilisation à des prix beaucoup plus élevés, juste pour montrer à ses détracteurs que même les philosophes pouvaient devenir riches []. Thalès a simplement utilisé ses savoirs pour négocier un contrat librement consenti par les commerçants des pressoirs ; aujourd’hui, tout le monde peut bénéficier de ces savoirs puisque toutes les fiches techniques des produits financiers complexes sont disponibles sur les sites internet des autorités des marchés financiers de chaque pays.
Lorsque les responsables politiques dépensent davantage que le montant des recettes fiscales et empruntent sur les marchés financiers pour faire fonctionner l’État, en prévoyant qu’une croissance future permettra le remboursement de cette dette, c’est de la spéculation – il n’existe aucun autre terme pour qualifier le phénomène.
La première solution qui est proposée par les auteurs de la Dette indigne ! est la dévaluation monétaire. Rappelons que l’argent a été inventé comme moyen d’échange permettant d’éviter le troc des biens et des services. Sa valeur est déterminée par la confiance que ses utilisateurs lui accordent ; si un État fait de l’émission monétaire, cette confiance sera écornée. Si un magasin installé dans un petit village propose un trop grand nombre de produits, il sera obligé de baisser les prix si ses produits ne trouvent pas preneur ; de même, une trop grande quantité d’argent en circulation crée de l’inflation, un phénomène purement monétaire. Certains économistes préfèrent la démagogie et disent que l’inflation est en réalité l’augmentation générale des prix, mais cette augmentation n’est que le résultat de la dévaluation monétaire, comme l’a si bien démontré le prix Nobel de l’économie et l’auteur de la théorie monétariste, Milton Friedman.
Lorsqu’un gouvernement décide de faire de l’émission monétaire, ce qui entraîne nécessairement l’inflation, les perdants seront toujours les couches sociales modestes. L’augmentation de la masse monétaire de 20% entraîne une inflation d’un même montant et signifie que votre salaire de 1000€ ne vaudra plus que 800€. Les contribuables aisés, qui possèdent des biens immobiliers, des comptes titres, des bijoux précieux, des objets d’art ou des chevaux de course, seront à l’abri car ils peuvent revendre ces actifs à leur prix du marché, pendant que les contribuables modestes qui ne possèdent rien d’autre à part leur salaire ou quelques maigres économies, seront durement pénalisés par cette dévaluation monétaire. La dévaluation monétaire, c’est la taxe sur les pauvres.
Pour le professeur d’économie Augustino Ballvé, la dévaluation monétaire est un impôt déguisé. « L’ensemble du processus est très semblable à la dilution du vin avec de l’eau. Le gouvernement verse de l’eau dans le vin de ses citoyens et s’approprie alors une part du vin dilué. Avec cela, il paie ses dépenses : les salaires des fonctionnaires plus ou moins inutiles, le coût des machines et du matériel pour les travaux publics plus ou moins inutiles, et souvent le coût des guerres qu’il n’a pas réussi à éviter. Tous ces paiements sont effectués en réalité avec la part du bon vin que le gouvernement a pris de son citoyen par le processus de dilution, en laissant à chaque citoyen la même quantité de ‘vin’, mais de moindre consistance, tout en gardant l’excédent pour lui-même ». []
Récemment, lorsque l’Islande s’est retrouvée dans une situation de quasi faillite, ses banques ont été nationalisées et sa monnaie nationale, la couronne, dévaluée. Le résultat a été le retour de la croissance, mais tous les prix ont augmenté et le niveau de vie des Islandais a baissé de manière effroyable. Désormais, ses citoyens réclament une adhésion à l’UE et à la zone euro pour se protéger de la crise.
Que la création de la monnaie ex nihilo soit faite par les gouvernements des États membres ou par la Banque centrale européenne, les résultats seront les mêmes. Pour toutes ces raisons, l’introduction de la monnaie unique n’a jamais fait baisser le pouvoir d’achat des Européens. Au contraire, en empêchant les États membres de dévaluer la monnaie, la BCE a réussi à maîtriser l’inflation et maintenir les taux d’intérêt à un niveau très bas, permettant aux classes modestes d’emprunter pour acheter leur logement.
La deuxième solution proposée par les auteurs de la Dette indigne ! est la mutualisation de la dette entre les États européens, pour que tous puissent bénéficier des taux accordés aux Allemands. Mais un taux d’intérêt est déterminé en fonction de la capacité de remboursement de l’emprunteur. Quelqu’un qui épargne chaque mois, qui n’a jamais été à découvert et qui a déjà un appartement comme garantie de remboursement obtiendra un meilleur taux d’emprunt que celui qui est trop dépensier et qui a déjà été en situation d’interdit bancaire. Si je prête à l’Allemagne, c’est parce que je lui fais confiance en termes de sa capacité de remboursement, ce qui n’est pas le cas de la Grèce.
Si les dettes des pays européens sont mutualisées, les pays qui épargnent pour investir paieront les dettes générées par ceux qui n’épargnent pas et préfèrent consommer, ou les dettes des aveugles grecs de l’île de Zakynthos qui ne sont pas réellement aveugles mais pratiquent la fraude aux allocations [].
Dans la zone euro, seulement quatre pays sont notés AAA par les agences de notation, ce qui leur permet d’emprunter sur les marchés financiers à un taux très avantageux : l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande et le Luxembourg. Mais le Fonds européen de stabilité financière (FESF) – créé pour secourir les pays en difficulté – a été dégradé par l’agence Standard & Poor’s en janvier 2012, suite à la dégradation de la note de la France et de l’Autriche []. La création des eurobonds n’apportera pas nécessairement les taux d’intérêt allemands car les marchés financiers fonctionnent selon la vérité biblique la plus évidente : « ce qu’un homme aura semé, il le moissonnera aussi ».
La suppression pure et simple de la dette a été proposée comme troisième solution. Les auteurs de la Dette indigne ! écrivent cette phrase invraisemblable : « Il ne faut pas croire le vieux dicton : ‘Qui paie ses dettes s’enrichit.’ En réalité, qui honore ses dettes enrichit surtout le rentier qui lui a prêté. Il faut avant de rembourser analyser la légitimité de la dette » (p. 159).
Pourquoi la France cherche-t-elle à emprunter sur les marchés financiers ? Personne ne lui force la main ; elle peut aussi vivre sans ces moyens. Mais après avoir emprunté de l’argent appartenant à autrui, il convient de rembourser son créancier. Les marchés financiers, c’est nous – les simples citoyens – qui épargnons de l’argent par le biais de notre assurance-vie ou de notre livret A. Les marchés financiers, ce sont les retraités du monde entier qui ne bénéficient pas de la retraite par répartition mais investissent une partie de leur salaire dans des fonds de pension. Ce sont les autres États ou leurs fonds souverains, les collectivités locales, les universités, les institutions, les particuliers fortunés ou modestes. Lorsqu’une partie la dette grecque a été restructurée début 2012, la Société Générale a été contrainte de supprimer 880 emplois. En termes de dette, il y a toujours quelqu’un qui paie l’addition.
Mais il y a un autre principe qu’il faut retenir, cette fois-ci consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 17) : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. » On ne peut donc pas refuser de rembourser la dette à un créancier et le spolier de son droit ; si nous ne respectons pas les contrats, nous ne vivrons plus dans un État de droit. Refuser de rembourser la dette – on pourra le faire une seule fois, avant d’être mis au ban du monde développé.
À la fin du premier trimestre 2013, la dette publique française a atteint 1.870,3 milliards d’euros []
Un gouvernement a trois moyens de se financer : par les recettes fiscales, par les emprunts sur les marchés financiers et par la dévaluation de sa monnaie. La France cherche à utiliser ces trois options, toutes calamiteuses : elle veut augmenter les impôts, déjà confiscatoires et nuisibles pour la croissance ; elle veut continuer à vivre à crédit encore un peu de temps, jusqu’à ce que les marchés se rendent compte de son insolvabilité ; elle réclame la création des eurobonds pour pouvoir dévaluer la monnaie unique, puisqu’elle ne peut pas sortir de la zone euro pour revenir au franc qu’elle pourra dévaluer. Le projet des partis de gauche en France fait penser aux versets d’Ecclesiaste : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » (Esaïe 22:13) Toutes ces options ne sont qu’une tentative désespérée à éloigner l’inévitable : la réduction des dépenses publiques, au plus vite, avant la faillite annoncée et la mise à mort de l’État providence.
La croissance ne s’achète pas à crédit et elle ne se décrète pas ; elle est le résultat d’une activité entrepreneuriale intense facilitée par le laissez-faire. Puissent nos dirigeants en avoir la conscience.
Notes :